La récompense de Masinissa

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Quod ubi nuntiatum est Scipioni, ne quid aeger animi ferox juuenis gravius consuleret accitum eum extemplo nunc solatur, nunc quod temeritatem temeritate alia luerit tristioremque rem quam necesse fuerit fecerit leniter castigat. Postero die ut a praesenti motu averteret animum ejus, in tribunal escendit et contionem advocari jussit. Ibi Masinissam, primum regem appellatum eximiisque ornatum laudibus, aurea corona aurea patera sella curuli et scipione eburneo toga picta et palmata tunica donat. Addit verbis honorem: neque magnificentius quicquam triumpho apud Romanos neque triumphantibus ampliorem eo ornatum esse quo unum omnium externorum dignum Masinissam populus Romanus ducat. Laelium deinde et ipsum conlaudatum aurea corona donat; et alii militares viri, prout a quoque navata opera erat, donati. His honoribus mollitus regis animus erectusque in spem propinquam sublato Syphace omnis Numidiae potiundae

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Quand Scipion l'apprit, il craignit que le jeune et fier Masinissa, égaré par son désespoir, ne se portât à quelque résolution violente; il le fit venir sur-le-champ et le consola; mais en même temps il lui reprocha avec douceur d'avoir réparé une imprudence par une autre imprudence et donné à cette affaire un dénouement tragique que rien ne nécessitait. Le lendemain, pour distraire l'âme du prince des émotions qui la préoccupaient, il monta sur son tribunal et fit convoquer l'assemblée. Là il donna pour la première fois à Masinissa le nom de roi, le combla d'éloges, et lui fit présent d'une couronne et d'une coupe d'or, d'une chaise curule, d'un bâton d'ivoire, d'une toge brodée et d'une tunique à palmes. Pour rehausser l'éclat de ces dons, il ajouta : "que les Romains n'avaient point d'honneur plus grand que le triomphe, ni les triomphateurs d'ornements plus beaux que ceux dont Masinissa seul parmi tous les étrangers avait été jugé digne, par le peuple romain. II paya ensuite un tribut d'éloges à Lélius et lui donna aussi une couronne d'or; il récompensa enfin d'autres officiers, chacun selon son mérite. Ces honneurs calmèrent l'irritation du roi et firent naître dans son coeur l'espoir prochain de s'élever sur les ruines de Syphax et de commander à toute la Numidie.

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XV [9] [QUOD = ET ID] ET CUM ID NUNTIATUM ESSET SCIPIONI Et comme ceci avait été annoncé à Scipion, NE JUVENIS FEROX AEGER ANIMI CONSULERET QUID GRAVIUS de peur que (ce) jeune homme fier, touché au coeur (« malade en son coeur » [locatif]) ne prenne quelque mesure trop lourde (de conséquence – allusion à un suicide) (GRAVIUS de GRAVIS, comparatif Acc. neutre sg. détermine QUID [= ALIQUID « quelque chose »] NUNC SOLATUR EUM EXTEMPLO ACCITUM tantôt console celui-ci après l'avoir aussitôt fait venir (« ayant été aussitôt mandé », Acc. masc. sg. du participe passé passif de ACCIO détermine EUM), [10] NUNC CASTIGAT LENITER tantôt le réprimande (« châtie ») doucement, QUOD LUERIT parce qu'il avait racheté (LUERIT subjonctif parfait après QUOD représentant la pensée d'un tiers « parce que, disait Scipion,... » ; l'emploi du parfait montre qu'ici, le présent historique CASTIGAT a été considéré comme un vrai présent ; plus haut, l'emploi du subjonctif plus-que-parfait NUNTIATUM ESSET après CUM montrait qu'à ce moment le CASTIGAT avait été considéré comme un passé : variation normale, même à l'intérieur d'une même phrase) TEMERITATEM ALIA TEMERITATE une inconséquence par une autre inconséquence –QUE FECERIT REM et parce qu'il avait fait une chose TRISTIOREM QUAM FUERIT NECESSE plus tragique (« funeste ») qu'il n'avait été nécessaire. [11] POSTERO DIE Le lendemain, UT AVERTERET ANIMUM EJUS pour détourner (« pour qu'il détourne ») l'esprit de celui-ci (=Masinissa) A MOTU PRAESENTI de (son) trouble (« agitation ») présent (=du trouble qui l'étreignait alors), ESCENDIT IN TRIBUNAL (Scipion) monta à (sa) tribune (=une estrade dressée dans le camp du haut de laquelle le général pouvait haranguer ses troupes) ET JUSSIT CONTIONEM ADVOCARI et ordonna que l'on convoque une assemblée (« qu'une assemblée soit convoquée » ; ADVOCARI : infinitif présent passif). IBI DONAT MASINISSAM Là il gratifie Masinissa, APPELLATUM REGEM PRIMUM après l'avoir appelé (« ayant été appelé » participe passé passif Acc. masc. sg. détermine MASINISSAM) roi (attribut de MASINISSAM) pour la première fois (PRIMUM adverbe ; première récompense pour Masinissa : c'est Scipion qui, le tout premier, le salue officiellement du titre de « roi », quoique le jeune homme n'ait encore vraiment pris possession d'aucun « royaume » ; Scipion marque ainsi son soutien à son allié) –QUE ORNATUM LAUDIBUS EXIMIIS et après l'avoir couvert (« ayant été paré ») d'éloges éminents (ablatif), AUREA CORONA d'une couronne d'or (ablatif après DONO « gratifier de », comme PATERA, SELLA, SCIPIONE, TOGA et TUNICA – N.B. pour la signification de tous ces cadeaux, voir commentaire), AUREA PATERA d'une patère d'or, SELLA CURULI d'une chaise curule (siège de magistrat romain, primitivement réservée au roi de Rome) ET SCIPIONE EBURNEO et d'un bâton d'ivoire, TOGA PICTA d'une toge brodée ET TUNICA PALMATA et d'une tunique ornée de palmes (brodées elles aussi).

N.B. La coordination dans l'énoncé des cadeaux.
Rappel : dans les énumérations, le latin place un ET entre chaque élément ou bien il n'en place aucun. Ici, les deux ET créent deux sous-ensembles dans l'énumération qui mentionne donc : a) une couronne d'or, b) une patère d'or, c) une chaise curule et un bâton (sceptre) d'ivoire (objets honorifiques), d) une toge et une tunique (formant un seul costume). Voir le commentaire.

[12] ADDIT HONOREM VERBIS Il ajoute (à tout cela) une marque d'honneur par (ses) paroles (=aux cadeaux, Scipion ajoute un hommage verbal) : « NEQUE QUICQUAM [= ET NIHIL ; cette première coordination ne fait qu'annoncer le NEQUE suivant] APUD ROMANOS (et) rien, chez les Romains, ESSE MAGNIFICENTIUS n'était (ESSE – à reprendre après ORNATUM – est un infinitif de style indirect dépendant d'un DICENS sous-entendu) plus magnifique (de MAGNIFICUS, comparatif, Acc. neutre sg. dét. QUICQUAM ; N.B. les comp. des adj. en -DICUS, -FICUS, -VOLUS se font en -DICENTIOR, -FICENTIOR, -VOLENTIOR) TRIUMPHO que le triomphe (Abl. indiquant le second terme de la comparaison), [NEQUE = ET NON] ET TRIUMPHANTIBUS NON (ESSE) et que pour les triomphateurs (« pour ceux qui triomphent » participe présent actif de TRIUMPHO Dat. masc. pl. substantivé ; pour le « triomphe » à Rome, voir ch. 13 § 1) il n'y avait pas (= les triomphateurs n'avaient pas) ORNATUM d'appareil (=vêtement+parure+accessoires ; Acc. sujet de ESSE) AMPLIOREM EO plus somptueux (« large ») que celui (EO même fonction que TRIUMPHO ci-dessus) QUO POPULUS ROMANUS DUCAT MASINISSAM DIGNUM duquel (Abl. après DIGNUM « digne de ») le peuple romain jugeait (DUCO ici = « regarder comme, estimer, croire ; DUCAT subjonctif de style indirect ; présent au lieu de l'imparfait voulu par la concordance des temps pour des raisons de vivacité de style) Masinissa digne, UNUM OMNIUM EXTERNORUM seul parmi tous les étrangers (sens : Masinissa est le seul des princes étrangers que Rome juge digne de porter la somptueuse tenue des triomphateurs romains). [13] DONAT LAELIUM Il gratifie Laelius, ET IPSUM COLLAUDATUM après l'avoir lui aussi (ET adverbe) couvert d'éloges (« ayant été abondamment loué » le préverbe COL- est intensif) CORONA AUREA d'une couronne d'or (ablatif) ; ALII VIRI MILITARES d'autres militaires de valeur (l'expression désigne des « hommes de guerre » expérimentés, pas nécessairement des héros mais des experts dans l'art militaire) ET DONATI (SUNT) furent également récompensés (« gratifiés ») PROUT OPERA ERAT NAVATA dans la mesure où l'activité avait été assortie-de-zèle A QUOQUE par chacun (= en fonction du zèle que chacun avait déployé dans son action). [14] ANIMUS REGIS L'âme du roi (« l'état d'esprit ») MOLLITUS EST HIS HONORIBUS fut apaisée par ces marques d'honneur –QUE ERECTUS EST IN SPEM et fut entraînée (« élevée ») à l'espoir POTIUNDAE OMNIS NUMIDIAE de s'emparer de l'ensemble de la Numidie (POTIUNDAE forme archaïque de POTIENDAE, adj. verbal de POTIOR, au sens de « devant être conquis, à conquérir » [tous les adj. vb. ont le sens passif, même ceux des verbes déponents], Gén. fém. sg. épithète de NUMIDIAE), SUBLATO SYPHACE après l'élimination de Syphax (« Syphax ayant été supprimé », ablatif absolu).

commentaire:

Scipion désavoue le meurtre
Tite-Live prend soin de souligner que pour Scipion, le meurtre est une inconséquence (TEMERITAS), une tragédie inutile (TRISTIOREM QUAM NECESSE FUERIT). C'est que Tite-Live et son Scipion sont des gens civilisés, alors que l'histoire de Sophonisbe se joue dans un registre un peu plus « barbare », dont il est bon que Scipion se démarque. Ainsi, son image n'en souffrira pas.

Une détente aussi rapide que complète : pourquoi ?
Bien que Masinissa ait privé Scipion et l'Etat romain d'une prise de guerre importante, l'épilogue de l'histoire de Sophonisbe est entièrement placé sous le signe de la détente. Tite-Live donne cette impression en focalisant l'attention du lecteur sur l'attitude débordante de prévenance d'un Scipion tout préoccupé d'éviter un éventuel suicide de son jeune allié. Il le fait venir auprès de lui (ACCITUM) sans attendre (EXTEMPLO) et le console (SOLATUR) ; s'il le réprimande, c'est avec douceur (LENITER) et le reproche n'est pas d'avoir fait subir un préjudice aux Romains, mais de s'être précipité dans une tragédie inutile, - d'en avoir trop fait, en quelque sorte. Sans attendre (POSTERO DIE), il le comble d'honneurs et de cadeaux officiels, et fait miroiter à ses yeux la perspective de devenir le roi de tous les Numides. Bref, Scipion « met le paquet ». L'attitude initiale de Masinissa n'est pas décrite et elle n'est perceptible qu'en creux, en négatif, à la fin du passage (MOLLITUS REGIS ANIMUS).Cependant, la crainte d'un suicide de Masinissa est un peu étonnante, car rien ne la laissait présager. Tite-Live ne nous suggère nulle part que la mort de la captive pourrait provoquer une pulsion suicidaire chez le jeune homme. Les cadeaux et les marques d'honneur dont Masinissa est comblé s'expliquent mieux par la victoire qu'il vient de remporter sur Syphax et par son statut d'allié privilégié. Dès lors, on peut croire que la fonction de cette crainte d'un suicide est de présenter les récompenses de Masinissa comme une conséquence du drame, comme le prix à payer pour que la tragédie ne soit pas complète. Ainsi, l'histoire de Sophonisbe n'apparaîtra pas comme une simple parenthèse complètement refermée dès la mort de l'héroïne, mais comme un événement qui a sa conséquence : obliger Scipion à être aux petits soins pour Masinissa. Il serait en effet un peu écoeurant de nous montrer un Masinissa tout à la joie de recevoir des cadeaux quelques heures après avoir exécuté sa femme. Pourrait-on oublier si vite que l'on vient de faire mourir quelqu'un ? La prévention d'un éventuel suicide permet donc de conserver l'épisode de Sophonisbe dans le droit fil du récit sans en faire un incident inutile, un non-événement après lequel tout recommencerait comme si rien ne s'était passé. Mais on peut trouver un sens plus général à la détente qui s'exprime dans l'attitude chaleureuse de Scipion : c'est que, par la mort de Sophonisbe, le spectre de l'instabilité des Numides est exorcisé.

L'histoire de Sophonisbe est l'histoire d'un exorcisme
Tite-Live a souvent eu l'occasion de signaler que les Numides étaient des alliés instables. Chacun des deux chefs a changé de camp, chacun des deux a usé de tromperie envers ceux qui se croyaient ses alliés. Or, le personnage de Sophonisbe met un visage sur les causes de cette instabilité, du moins sur les raisons que les Numides ont pu avoir de se détacher des Romains pour rejoindre le camp des Carthaginois. Dans le récit de Tite-Live, Sophonisbe incarne le risque pour les Romains de voir les précieuses forces numides leur échapper et se retourner contre eux. Sophonisbe morte, le risque a disparu. Et de fait, Masinissa sera tout au long de son règne le fidèle représentant des intérêts de Rome dans la région. L'attitude que Tite-Live prête à Scipion après la mort de la Carthaginoise traduit le soulagement des Romains à l'avantage desquels la question numide est définitivement réglée.
N.B. Des cadeaux chargés de sens
Il ne faudrait pas croire que Scipion a choisi arbitrairement et de sa propre initiative les cadeaux qu'il fait à Masinissa. Par ailleurs, on peut accorder un certain crédit à la réalité de ces cadeaux car, en tant que dépenses, ils devaient figurer dans les archives de l'administration romaine. Mais ces cadeaux n'ont peut-être pas été offerts à Masinissa dès 203 juste après la mort de Sophonisbe (voir remarque)
a) une couronne d'or
La couronne d'or n'a pas de rapport avec la dignité royale que Scipion reconnaît à Masinissa : en effet, pour les Romains, qui suivent en cela la coutume hellénistique, l'insigne royal est un bandeau de tissu blanc appelé « diadème », voir Suétone, Vie de César, 79. La couronne d'or est plutôt l'équivalent d'une très haute décoration conférée en signe de reconnaissance pour d'importants services rendus. Laelius reçoit d'ailleurs la même décoration.
b) une patère d'or
Une patère est un bol peu profond, une coupe à usage éventuellement religieux (libations), mais la patère d'or est ici un cadeau de valeur, sans plus. Le Sénat de Rome avait fait offrir à Syphax, au temps de sa splendeur, une patère de cinq livres d'or : cela revenait à offrir au roi un lingot de 2,5 kg (Tite-Live, 27, 4, 8 ). L'anaphore de AUREA souligne le caractère précieux de ces cadeaux.
c) une chaise curule (SELLA CURULIS)
Ce siège, caractéristique des magistrats romains, était à l'origine le « trône » des antiques rois de Rome. Les Romains en offraient régulièrement aux potentats étrangers en tant que marque de respect et de confiance… qui « romanisaient » déjà un peu le bénéficiaire. Lesdits potentats appréciaient : certains ont fait représenter leur chaise curule sur leurs monnaies.
d) un bâton d'ivoire (SCIPIO EBURNEUS)
Comme la chaise curule, à laquelle il s'ajoutait parfois (Tite-Live, 42, 14, fin), un bâton d'ivoire était un autre présent traditionnel de l'Etat romain. Un bâton ou sceptre (SCIPIO est un synonyme plus rare de SCEPTRUM) était depuis la nuit des temps un signe de puissance, de haute position sociale (pas nécessairement royale). Un bâton d'ivoire avait également été un insigne des rois de Rome puis, par la suite, des grands Romains (sénateurs…). Mais il faut signaler que le SCIPIO EBURNEUS était un ornement régulier du triomphateur (v. ci-dessous). Enfin, faut-il préciser que, dans notre cas, ce cadeau doit rappeler au bénéficiaire le nom, ou plutôt le COGNOMEN héréditaire, du donateur (Scipion était une sorte de « Monsieur Bâton ») ?
e) TOGA PICTA, TUNICA PALMATA (SCIPIO EBURNEUS) :Il arrivait à l'Etat romain d'offrir également des toges et des tuniques. Syphax en avait également reçu, mais le don fait à Masinissa est exceptionnel. En effet, la toge brodée et la tunique ornée de palmes portée par-dessous constituaient le costume du triomphateur. Comme celui-ci portait également un bâton d'ivoire dans la main gauche, on peut dire que Scipion offre à Masinissa la tenue complète du triomphateur romain, ce qui est un très grand honneur quand on pense à l'importance des honneurs du triomphe à Rome. Le discours dont Scipion accompagne la remise des cadeaux (§ 12) est d'ailleurs explicite à cet égard. Encore une fois, notons que cet ensemble « romanise » le Numide.

Remarque
En XXXI, 11 (événements de 200 av. J.-C.) Tite-Live signale l'envoi à Masinissa d'une ambassade chargée de remettre au roi des cadeaux comprenant également une chaise curule, un bâton d'ivoire, une toge pourpre et une tunique ornée de palmes brodées, ce qui correspond aux cadeaux c), d) et e) de la présente liste. On pourrait penser que, dans la réalité, ces cadeaux n'ont pas été offerts deux fois. Ils n'auraient pas été offerts dès 203, comme l'auteur l'indique ici, mais seulement en 200, ce qui serait plus vraisemblable car ce genre de cadeaux est normalement décidé par le Sénat et non par un simple général. On peut concevoir que Tite-Live ou l'une de ses sources ait déjà mentionné ces cadeaux ici par anticipation (il arrive que des événements soient ainsi redoublés dans les récits historiques), pour rehausser 
l'éclat de la scène.