La mort de
Sophonisbe
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Masinissae haec audienti non rubor solum suffusus sed lacrimae etiam obortae; et cum se quidem in potestate futurum imperatoris dixisset orassetque eum ut quantum res sineret fidei suae temere obstrictae consuleret--promisisse enim se in nullius potestatem eam traditurum -- ex praetorio in tabernaculum suum confusus concessit. Ibi arbitris remotis cum crebro suspiritu et gemitu, quod facile ab circumstantibus tabernaculum exaudiri posset, aliquantum temporis consumpsisset, ingenti ad postremum edito gemitu fidum e servis unum vocat, sub cujus custodia regio more ad incerta fortunae venenum erat, et mixtum in poculo ferre ad Sophonibam jubet ac simul nuntiare Masinissam libenter primam ei fidem praestaturum fuisse quam vir uxori debuerit: quoniam ejus arbitrium qui possint adimant, secundam fidem praestare ne viva in potestatem Romanorum veniat. Memor patris imperatoris patriaeque et duorum regum quibus nupta fuisset, sibi ipsa consuleret. Hunc nuntium ac simul venenum ferens minister cum ad Sophonibam venisset, 'accipio' inquit 'nuptiale munus, neque ingratum, si nihil majus vir uxori praestare potuit. Hoc tamen nuntia, melius me morituram fuisse si non in funere meo nupsissem.' non locuta est ferocius quam acceptum poculum nullo trepidationis signo dato impavide hausit.
(Sphnisbe!)
Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes s'échapper de ses yeux : "il se mettait, dit-il, à la discrétion du général ; il le priait d'avoir égard, autant que le permettait la circonstance, à l'engagement téméraire qu'il avait contracté, lui, Masinissa, en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût;" et, sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. La, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu'il était facile d'entendre en dehors de sa tente; enfin un dernier sanglot lui échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont l'usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d'en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe et de lui dire: "que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme une femme a droit de l'attendre d'un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu'elle avait épousés, prendre une noble résolution." Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l'esclave: "J'accepte, dit-elle, ce présent de noces; et je l'accepte avec reconnaissance, si c'est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m'eût été plus douce, si le jour de mon hymen n'avait pas été le jour de mes funérailles." La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d'effroi.
XV [1] NON SOLUM RUBOR Non seulement le rouge (de la honte) SUFFUSUS (EST) se répandit (« fut répandu » ; le préverbe SUF- [<SUB-], ici, ne signifie pas « sous » mais « en partant du dessous », « de bas en haut » : la rougeur semble « monter » au visage depuis
l'intérieur du corps) MASINISSAE sur (le visage de) Masinissa (Datif de désavantage indiquant ce qui arrive « à Masinissa » ; intraduisible tel quel) AUDIENTI HAEC entendant (part. prés. actif datif masc. sg. dét. MASINISSAE) HAEC ces choses, SED ETIAM
LACRIMAE OBORTAE (SUNT) mais encore des larmes apparurent (dans [OB- = « devant »] ses yeux : autrement dit « A ces mots Masinissa rougit et se mit à pleurer de honte .») ; ET CUM DIXISSET Et comme il avait dit SE QUIDEM que lui du moins
(QUIDEM « certes » annonce en principe une opposition ou une restriction dans la suite : « lui, Masinissa » restera sous les ordres de Scipion... « mais », comme on va le voir, ce ne sera pas le cas de Sophonisbe) FUTURUM (ESSE) serait (infinitif futur de ESSE marquant la postériorité par rapport à DIXISSET) IN POTESTATE IMPERATORIS au pouvoir du général en chef ORASSETQUE EUM et comme il avait demandé à celui-ci (« prié celu-ci ») UT CONSULERET à (pouvoir) s'employer à régler la question (CONSULERE suivi du datif : « prendre des mesures pour ») FIDEI SUAE de sa parole (datif après
CONSULERET) OBSTRICTAE, (cette parole qu'il avait) engagée (de OBSTRINGO, part. passé passif Datif fém.
sg. dét. FIDEI) TEMERE à la légère, QUANTUM RES SINERET dans la mesure où la situation (« la chose ») le permettait (subjonctif de style indirect ; imparfait indiquant une simultanéité par rapport à CONSULERET ; SINERET est subjonctif de style indirect qui représente un indicatif présent du style direct),
Remarque : Nous avons de bonnes raisons de penser que le sujet de CONSULERET est Masinissa, et non Scipion comme pourrait le suggérer la lecture de la traduction de Pierre du Ryer (« mais qu'il le suppliait, autant que la chose le pouvait permettre, d'avoir égard à sa parole, bien qu'il l'eût donné légèrement »). Selon nous, avant de rendre Sophonisbe, le Masinissa Tite-Live voudrait gagner du temps : il voudrait que Scipion lui laisse les mains libres pour un moment encore... le temps de trouver par lui-même le moyen d'éviter de se parjurer. Voir le commentaire.
[2] – « ENIM SE PROMISISSE car il avait promis (prop. inf. dépendant d'un DICENS sous-entendu) (SE) TRADITURUM (ESSE) EAM qu'il ne la livrerait (le SE vaut pour les deux verbes – TRADITURUM ESSE de TRADO, infinitif futur actif marquant une postériorité après PROMISISSE) IN POTESTATEM NULLIUS au pouvoir de personne » – , EX PRAETORIO sortant du prétoire (quartier général) CONCESSIT IN TABERNACULUM il se retira dans sa tente CONFUSUS plein de confusion. IBI, ARBITRIS REMOTIS Là, après avoir écarté les témoins (abl. absolu, REMOTIS de REMOVEO), CUM CONSUMPISSET ALIQUANTUM TEMPORIS SUSPIRITU ET GEMITU comme il avait passé (« consumé ») un certain laps de temps dans (« au moyen de ») les soupirs et les gémissements (sing. en latin), (ID) QUOD POSSET FACILE EXAUDIRI (chose) qui pouvait (subj. imparfait marquant une nuance d'éventualité) facilement être entendue AB CIRCUMSTANTIBUS TABERNACULUM par ceux qui se tenaient autour de (de CIRCUMSTO, part. présent actif Abl. masc. pl. substantivé) la tente, [4] EDITO AD POSTREMUM INGENTI GEMITU après avoir finalement poussé un énorme gémissement (abl. absolu « un gémissement ayant été poussé » ; EDITO de EDO, EDIDI, EDITUM, EDERE) VOCAT FIDUM E SERVIS il appelle un fidèle d'entre (ses) esclaves, SUB CUSTODIA CUJUS sous la garde duquel, MORE
REGIO, selon la coutume (Abl. de manière) des rois (« royale ») ERAT VENENUM se trouvait (« était ») du poison AD INCERTA FORTUNAE pour (parer aux) incertitudes (« choses incertaines ») du sort (euphémisme : le roi est toujours prêt à se suicider si la situation venait à l'exiger), ET JUBET et il ordonne (à celui-ci) FERRE d'apporter (le poison) MIXTUM IN POCULO préparé (« mélangé » [à un liquide] : il s'agissait sans doute de poison en poudre) dans une coupe (« un gobelet ») AD SOPHONIBAM à (« auprès de ») Sophonisbe [5] ET NUNTIARE SEMEL et d'annoncer en même temps (à celle-ci) « MASINISSAM PRAESTATURUM FUISSE LIBENTER EI que Masinissa aurait volontiers tenu (PRAESTATURUM FUISSE : expression de l'irréel dans une infinitive : correspond à un PRAESTITISSET du style direct) à son égard (Datif sing. : « à l'avantage de celle-ci ») PRIMAM FIDEM (sa) première promesse, QUAM VIR DEBUERIT (PRAESTARE) UXORI (celle) qu'(en tant que) mari (attribut du sujet de DEBUERIT) il aurait dû (avec les verbes signifiant « devoir, pouvoir, convenir », le subjonctif parfait rend l'irréel du passé dans une subordonnée qui devait déjà être au subjonctif, v. E.-Th. § 388 – ici le subj. était déjà appelé par le style indirect) (tenir) à (sa) femme ; QUONIAM (EI) QUI POSSINT ADIMANT (deux subjonctifs de style indirect – présent pour des raisons de vivacité de style au lieu de l'imparfait attendu en vertu de la concordance des temps) (mais) puisque (ceux) qui (en) avaient le pouvoir (lui) enlevaient (à lui, Masinissa) ARBITRIUM EJUS le droit de disposer d'elle (Génitif objectif), PRAESTARE SECUNDAM FIDEM (il) tenait (sa) seconde promesse, NE VENIAT VIVA de peur qu'elle ne tombe (« vienne » - subj. présent au lieu de l'imparfait cf. POSSINT et ADIMANT) vivante IN POTESTATEM ROMANORUM au pouvoir des Romains. [6] CONSULERET IPSA SIBI Qu'elle prenne elle-même ses dispositions (« qu'elle prenne elle-même les mesures la concernant » euphémisme pour « Suicide-toi ! » - CONSULERET subjonctif jussif [exprimant un ordre] : c'est un où cas la concordance des temps est de stricte application, d'où le subj. imparfait malgré l'emploi antérieur du subj. présent) MEMOR en songeant (« se souvenant de » + Gén.) PATRIS IMPERATORIS PATRIAEQUE à (son) père - un général en chef - et à (sa) patrie ET DUORUM REGUM ainsi qu'aux deux rois QUIBUS NUPTA FUISSET auxquels elle avait été mariée. » CUM MINISTER Comme le serviteur
N.B. MINISTER et « ministre »MINISTER, MINISTRI désigne en latin un esclave chargé d'une tâche spécifique, un serviteur. Le mot est composé de MINUS « moins ». Un MINISTER est donc quelqu'un qui est « moins » qu'un autre, c'est un simple auxiliaire. Or c'est là l'origine du mot « ministre »... C'est que le mot a été un jour appliqué aux « simples serviteurs »... du roi ! Au fil du temps, le roi a confié une part de pouvoir à ses auxiliaires, ces « ministres » qui, à la disparition de la royauté, sont devenus les détenteurs du pouvoir exécutif. On notera que celui qui est « davantage » qu'un autre en latin est un MAGISTER (« maître » ; cf. aussi MAGISTRATUS « magistrature, magistrat »)
FERENS qui apportait (« apportant », N. masc. sg. dét. MINISTER) HUNC NUNTIUM ce message AC SIMUL VENENUM en même temps que le poison VENISSET AD SOPHONIBAM s'était présenté devant Sophonisbe (« était venu auprès de S. ») : « ACCIPIO, INQUIT J'accepte, dit (celle-ci), MUNUS NUPTIALE (ce) cadeau de noces, NEQUE INGRATUM et (ce cadeau) ne m'est pas odieux, SI VIR POTUIT NIHIL PRAESTARE MAJUS UXORI puisque (« si ») (mon) mari n'a rien pu offrir de plus important à (sa) femme. NUNTIA TAMEN HOC Va (lui) dire (« annonce ») cependant ceci, ME FUISSE MORITURAM MELIUS que ma mort aurait été meilleure (« que je serais mieux morte » - pour la forme cf. PRAESTATURUM FUISSE) SI NON IN FUNERE MEO si (ce n'était) pas au moment même de mes propres funérailles (sg. en latin) NUPSISSEM (que) je m'étais mariée. » (subj. marquant un irréel du passé) [8] NON LOCUTA EST FEROCIUS Elle ne parla pas moins fièrement QUAM HAUSIT IMPAVIDE qu'elle ne vida (de HAURIO) sans trembler (imperturbablement) POCULUM ACCEPTUM la coupe (qu'elle avait) reçue, NULLO SIGNO TREPIDATIONIS DATO sans donner aucun signe de trouble (ablatif absolu « aucun signe de trouble n'ayant été donné »).
commentaire: La réaction de Masinissa au discours de Scipion
Tite-Live l'expédie en une seule phrase où il dépeint une réaction purement émotionnelle, une manifestation de honte. Masinissa est donc immédiatement et intégralement convaincu par Scipion. Il ne réplique pas, n'essaie pas de trouver le moindre compromis pour garder
Sophonisbe malgré tout.
Une étrange prière qui arrange... Tite-Live
Quand Masinissa cesse de pleurer, il prononce une phrase en deux volets : le premier est un acte d'allégeance à Scipion et le second une étrange prière à laquelle, tout aussi étrangement, Scipion ne répond pas : ORASSETQUE EUM UT CONSULERET FIDEI SUAE. FIDEI SUAE désigne incontestablement une promesse faite par Masinissa à Sophonisbe. Mais quel est celui qui doit « veiller aux intérêts » de cette promesse, qui doit s'employer à éviter un parjure ? Autrement dit, quel est le sujet du verbe CONSULERET ? Scipion ou Masinissa ? Une réponse de Scipion, un « Oui, fais-le » ou un « Oui, je vais le faire » aurait levé toute ambiguïté, mais Tite-Live nous l'a refusé. Le QUANTUM RES SINERET (« dans la mesure où la situation le permettait ») est sans doute là pour rendre la réponse de Scipion superflue. On ne fera que ce qui est « de toute façon permis ». Toutefois, la suite du récit nous montre que le sujet de CONSULERET ne pouvait être Scipion. En effet, celui-ci n'interviendra plus jusqu'après la mort de Sophonisbe, il restera complètement inactif, absent de la scène. Il est impossible de considérer que Masinissa demande à Scipion de « tenir compte » de la promesse du Numide, c'est-à-dire de « respecter » les ennuis de Masinissa, de ne pas intervenir trop vite, de garder une certaine discrétion. Dans ce cas, en effet, Scipion aurait dû répondre pour préciser sa position. De plus, « tenir compte de » dans ce sens se dit plutôt ALICUJUS REI RATIONEM DUCO (ou HABEO), ou encore RESPICIO. CONSULO implique une action, des mesures que l'on prend. Or Scipion n'agira plus jusqu'après la mort de Sophonisbe. Nous devons donc comprendre, comme la grammaire nous y autorise, que c'est Masinissa qui, par cette prière, demande à Scipion qui, implicitement, accepte, de lui laisser un peu de temps avant de livrer Sophonisbe aux Romains, et ce, afin de pouvoir régler le problème de sa promesse. Mais que faut-il entendre par là ? Et, si nous admettons que la scène s'est réellement déroulée ainsi (« pour de vrai »), un beau jour du printemps de l'an 203 av. J.-C., quel sens Scipion a-t-il bien pu donner à la requête de Masinissa ? Qu'a-t-il bien pu accepter en laissant Masinissa retourner sous sa tente en lui laissant un délai avant de livrer Sophonisbe ? Sans doute un délai est-il bienvenu psychologiquement pour que Masinissa puisse digérer sa déconvenue, faire un travail de deuil qui lui permettra d'accepter son échec. Mais par quel genre d'action réelle le CONSULERE pouvait-il se concrétiser ? En effet, la seule « action » permise à Masinissa est de trouver un moyen de se mettre en règle avec sa conscience en livrant Sophonisbe en dépit de sa promesse initiale. Bref, suivant la « psychologie de la domination », Scipion peut accepter de laisser du temps à Masinissa pour que celui-ci trouve les idées qui justifieront à ses propres yeux la nouvelle situation contre laquelle il ne peut rien (Quand les gens ne peuvent modifier une situation qui ne leur plaît pas, ils ont tendance à modifier leurs idées pour les mettre en conformité avec la situation). Mais rien de cela ne ressort clairement du texte. Il est dès lors plus vraisemblable d'imaginer que la prière ne correspond à aucune réalité historique et que le délai n'est pas voulu par Masinissa, mais bien par Tite-Live lui-même, dans la perspective de la mort de Sophonisbe. En effet, si la femme passe immédiatement sous le contrôle des Romains, ceux-ci doivent également en assurer la protection – car c'est une prise de choix qu'il convient de garder en vue du triomphe –, et Masinissa ne peut plus l'empoisonner sans attenter directement à l'autorité de Scipion qui serait dès lors tenu de réagir et de punir sévèrement cette faute, sous peine de paraître faible. Il est donc nécessaire, pour que l'image de Scipion ne souffre pas, que Sophonisbe reste encore un peu au pouvoir de Masinissa pour que sa mort se passe – officiellement – en-dehors de la sphère de l'autorité directe des Romains. Ainsi, on ne s'étonnera pas de la brièveté sibylline de ce morceau de phrase qui escamote pour tout dire la question de la responsabilité de Scipion dans la mort de la prisonnière et empêche le lecteur de conclure que la situation a, en l'occurrence, quelque peu échappé au héros romain.
Mais où est passé « l'amour » ? Masinissa ne se préoccupe que de sa promesse et aucun mot du chapitre n'évoque plus la passion amoureuse qui, selon l'auteur, est une caractéristique typique des Numides. Il faut remarquer que le souci d'une promesse est bien plus noble que les tourments passionnels. D'autre part, Tite-Live traite seulement « de l' extérieur » la réaction de Masinissa sous sa tente, quoique, le cas échéant, il ne se prive pas de jouer à l'auteur omniscient (voir par exemple la réflexion de Masinissa en 12, 18). Il place son lecteur à l'extérieur de la tente, avec les gardes qui entendent les gémissements, mais ne nous informe pas des raisons précises de la peine du jeune homme en sondant le coeur du personnage. Trop évident, sans doute, ou trop difficile à traiter... ou simplement trop long. Nous ne sommes pas là pour nous apitoyer, mais simplement pour nous rendre compte qu'il en coûte à Masinissa de prendre une décision. On pourrait toujours avancer que Tite-Live jette un voile pudique sur les peines de coeur que Masinissa éprouve « en réalité », mais ceci serait une autre histoire... D'ailleurs on verra qu'après la mort de sa femme, il ne pleure plus du tout.
Une promesse en deux volets qui sauve les apparences
On se souvient qu'en 12, 18 Masinissa avait d'abord promis « ce que Sophonisbe demandait », à savoir de ne pas tomber au pouvoir des Romains, au besoin « par la mort » (12, 16 – promesse qualifiée de « seconde », SECUNDAM FIDEM, par ce que c'est son rang dans l'ordre de préférence, c'est le « second choix ») . Cette promesse avait été doublée plus tard de l'engagement matrimonial. L'existence providentielle de la seconde promesse fait que Masinissa n'aura pas à renier sa parole, du moins pas complètement. Il y a ici comme un relent de casuistique destinée à préserver l'image de Masinissa.
Une tension « gommée »
Dans ce passage, la tension dramatique atteint en principe son paroxysme. Toutes les oppositions entre les volontés divergentes des personnages pourraient s'exprimer dans des confrontations ouvertes : Masinissa pourrait conclure : « Eh bien, zut pour Scipion », tandis
que celui-ci pourrait mettre la captive en sûreté et que Sophonisbe, de son côté, pourrait faire valoir que, finalement, elle est trop jeune pour mourir. Mais les Romains sont absents, Sophonisbe attend patiemment la fin et il ne reste que les gémissements inarticulés de Masinissa pour meubler le silence. L'histoire se dénouera donc sans heurt et sans trop d'éclats.
La mort de Sophonisbe : meurtre ou suicide ?
Certes, le discours de Sophonisbe (chapitre 12) montrait que celle-ci préférait la mort à l'esclavage, mais le message de Masinissa est une claire invitation à en finir avec l'existence. Nous sommes devant un suicide téléguidé par un homme qui avait lui aussi quelque intérêt à la mort de sa femme : il se vengeait des Romains ; s'il ne gardait pas Sophonisbe, personne d'autre ne l'aurait. Réaction banale. Les Romains pour leur part brillent par leur absence (cf. supra).
Comment juger le fait que Masinissa délègue l'un de ses fidèles au lieu de se charger lui-même de la commission ? Nous ne connaîtrons bien sûr jamais la réalité. Ce que nous pouvons dire, c'est qu'il n'y avait plus rien à discuter entre les époux et que Tite-Live évite une scène sentimentale et larmoyante en gardant à son récit sa dignité habituelle. Le message de Masinissa est également empreint de hauteur.
La réponse de Sophonisbe, à laquelle le style direct donne un relief certain (surtout après la relation en style indirect du message de Masinissa), souligne par sa hautaine amertume le tragique de cette histoire de mort plus que d'amour, tout en empêchant le lecteur d'être pris de pitié pour la jeune femme. Si Sophonisbe s'était tout à coup effondrée en pleurs, le récit aurait perdu en dignité, mais la fière – quoique très jeune – Carthaginoise assume son personnage jusqu'au bout pour le plus grand équilibre de l'Histoire de Tite-Live.
L'histoire de Sophonisbe : réalité historique, connaissance historique et scénario traditionnel
Quelle connaissance pouvons-nous avoir de la réalité de cette histoire ? Si nous supprimons ce qui risque trop de relever du romanesque, du pittoresque, de l'interprétation abusive ou de l'arrière-pensée, il nous reste ceci : Masinissa capture la reine ennemie, d'origine carthaginoise : il voudrait garder sa prise pour lui mais les Romains s'y opposent. La reine en meurt. Les relations entre les Romains et Masinissa ne sont pas affectées. Nous ne pouvons raisonnablement être sûrs de rien d'autre. Cependant, ce triste mais intéressant épisode a donné naissance à un scénario qui, outre Tite-Live, a été repris par divers historiens écrivant en grec : Diodore de Sicile (Ier siècle av. J.-C .), Appien (v. 150 ap. J.-C.), Dion Cassius (154-229). Les fragments conservés de l'historien Polybe, qui est notre témoin le plus ancien
(IIe siècle av. J.-C.) mentionnent Sophonisbe sans la nommer autrement que « la gamine » et sans faire allusion à sa mort. Il est vrai que le passage où Polybe racontait le laps de temps où se situe la mort de Sophonisbe est perdu. Le scénario qui a été forgé – par on ne sait qui – entre Polybe et nos autres historiens contient au maximum les 8 points suivants :
1) Sophonisbe est promise à Masinissa [point absent chez Tite-Live] 2) Sophonisbe est néanmoins mariée à Syphax et défend auprès de son mari les intérêts de Carthage [point présent même chez Polybe] 3) Syphax est capturé 4) Masinissa capture Sophonisbe 5) Masinissa épouse Sophonisbe [point absent chez Appien] 6) Scipion a une entrevue avec Syphax qui éveille son inquiétude 7) Scipion somme Masinissa de livrer Sophonisbe [Chez Appien, Masinissa renâcle un peu] 8) Masinissa provoque le suicide de Sophonisbe [Chez Diodore, il la « contraint » à boire le poison]. Un auteur moderne (J. Moscovitch, University of Western Ontario – voir article en ligne) a même conjecturé que le personnage de Sophonisbe avait été remodelé sur celui de Cléopâtre par l'historien romain Juba (par ailleurs roi de Mauritanie sous le nom de Juba II) qui avait épousé Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre et de Marc-Antoine. Mais ceci n'est qu'une conjecture, car l'oeuvre de Juba est perdue.
Quel traitement Tite-Live a-t-il réservé à ce scénario ?
1. La composition
Le scénario a été lissé et condensé. Tite-Live a écarté l'épisode initial des fiançailles de Sophonisbe et Masinissa (trop romanesque ?) et a enchaîné les différentes péripéties – dont chacune prépare la suite de l'histoire – en donnant l'impression que celles-ci se succédaient sans interruption. Il a resserré dans le temps et dans l'espace le déroulement d'une action unifiée (Notons que la « Sophonisbe » de Mairet est la première tragédie française qui a respecté la règle des trois unités). Le rythme du récit est toujours très soutenu, la progression ne s'interrompt jamais : pas de longueurs, aucun contretemps fortuit, pas de digressions, pas d'ornement superflu, peu d'éléments descriptifs. Les protagonistes sont parfaitement instruits de la situation, ils hésitent très peu, leurs réactions sont parfaitement adaptées au mouvement
du récit. La composition livienne donne ainsi un impact considérable au propos de son auteur. L'attention du lecteur est concentrée de bout en bout sur l'épisode lui-même.
2. Bienséance et dignité
Chez Masinissa : rougeur et larmes de honte, souci de la parole donnée, douleur (pudiquement
présentée) devant l'issue fatale, euphémismes (les CONSULERET), exhortation à la dignité adressée à Sophonisbe. Chez cette dernière : fierté, calme intrépide, amertume discrète. Chez Scipion : discrétion assurée, il regarde ailleurs. On évite les récriminations, la colère, la peur et la passion amoureuse. Voir aussi les autres traits relevés ailleurs dans ce commentaire.
Conclusion
L'histoire de Sophonisbe flatte avant tout l'image d'un Scipion maître de lui et déterminé, mais humain et diplomate, capable de régler en douceur une situation délicate. L'auteur s'arrange pour éviter tout ce qui pourrait nuire à cette image, au prix de l'une ou l'autre invraisemblance légère. L'image de Masinissa est également préservée de toute flétrissure définitive. Pour sa part, l'image de Sophonisbe contribue avant tout à entretenir l'atmosphère de dignité qui baigne l'ensemble. Personne donc, parmi les personnages, n'est présenté comme mauvais.
Tite-Live a traité l'épisode sous le signe de l'équilibre.