traduction et commentaires: Chantal Osorio

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15] Masinissae haec audienti non rubor solum suffusus sed lacrimae etiam obortae; et cum se quidem in potestate futurum imperatoris dixisset orassetque eum ut quantum res sineret fidei suae temere obstrictae consuleret [2]  promisisse enim se in nullius potestatem eam traditurum, ex praetorio in tabernaculum suum confusus concessit. [3] Ibi arbitris remotis cum crebro suspiritu et gemitu, quod facile ab circumtantibus tabernaculum exaudiri posset, aliquantum temporis consumpsisset, [4] ingenti ad postremum edito gemitu fidum e servis unum vocat, sub cujus custodia regio more ad incerta fortunae venenum erat, et mixtum in poculo ferre ad Sophonibam jubet [5] ac simul nuntiare Masinissam libenter primam ei fidem praestaturum fuisse quam vir uxori debuerit: quoniam ejus arbitrium qui possint adimant, secundam fidem praestare ne viva in potestatem Romanorum veniat. [6] Memor patris imperatoris patriaeque et duorum regum quibus nupta fuisset, sibi ipsa consuleret. Hunc nuntium ac simul venenum ferens minister cum ad Sophonibam venisset, [7] 'Accipio' inquit 'nuptiale munus, neque ingratum, si nihil majus vir uxori praestare potuit. Hoc tamen nuntia, melius me morituram fuisse si non in funere meo nupsissem.' [8] Non locuta est ferocius quam acceptum poculum nullo trepidationis signo dato impavide hausit

traduction universitaire

Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes s'échapper de ses yeux : "il se mettait, dit-il, à la discrétion du général ; il le priait d'avoir égard, autant que le permettait la circonstance, à l'engagement téméraire qu'il avait contracté, lui, Masinissa, en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût;" et, sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. La, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu'il était facile d'entendre en dehors de sa tente; enfin un dernier sanglot lui échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont l'usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d'en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe et de lui dire: "que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme une femme a droit de l'attendre d'un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu'elle avait épousés, prendre une noble résolution." Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l'esclave: "J'accepte, dit-elle, ce présent de noces; et je l'accepte avec reconnaissance, si c'est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m'eût été plus douce, si le jour de mon hymen n'avait pas été le jour de mes funérailles." La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d'effroi.

traduction par groupe de mots

Scipion vient de parler à Massinissa ; en gros, il lui a reproché son incapacité à maîtriser ses passions ; il lui a rappelé qu’il l’appréciait pour son courage ; puis il a rappelé le contexte : « Tout ce qui appartenait à Syphax est tombé aux mains des Romains … il faudrait laisser le Sénat et le peuple Romain fixer le sort d’une femme accusée d’avoir détourné le roi de notre alliance… Modère ta passion ; ne gâte pas tes nombreuses qualités (…) et ne compromets pas la reconnaissance que nous te devons (…) en te rendant coupable d’une faute plus grave que la raison qui l’inspire ». .............. (3-6)

Tite Live XXX, Chapitre 15,§ 1-8

 

Masinissae haec audienti

Pour Massinissa entendant ces paroles

non rubor solum suffusus

non seulement la rougeur (de la honte) se répandit

sed lacrimae etiam obortae;

mais encore les larmes apparurent ;

et cum dixisset

et comme il avait dit (après avoir dit)

se quidem futurum

qu’il serait certes (qu’il se soumettrait certes à)

in potestate imperatoris

sous l’autorité du général

orassetque eum ut

et qu’il l’avait prié que, (et l’avoir prié de)

quantum res sineret

autant que la situation le permettait,

consuleret fidei suae

il veille sur sa promesse

(il puisse tenir sa promesse) (pouvoir tenir sa promesse)

temere obstrictae

engagée à la légère

- promisisse enim se

-il avait promis en effet

(se) in nullius potestatem eam traditurum-

qu’il ne la livrerait au pouvoir de personne-

ex praetorio confusus concessit

il se retira, troublé, du prétoire

in tabernaculum suum.

dans sa tente.

Ibi arbitris remotis

Là les témoins ayant été écartés

cum aliquantum temporis consumpsisset

après qu’il eut passé un certain temps

crebro suspiritu et gemitu,

dans les soupirs et les gémissements fréquents

quod facile exaudiri posset,

ce qui pouvait être facilement entendu

ab circumstantibus tabernaculum,

par ceux qui entouraient sa tente,

ingenti ad postremum edito gemitu

un profond gémissement ayant été poussé à la fin

fidum e servis unum vocat,

il appelle un fidèle parmi ses esclaves,

sub cujus custodia

sous la garde de qui

regio more

selon l’usage des rois

venenum erat,

était le poison

ad incerta fortunae

pour  les (réservé aux) incertitudes du sort

et jubet

et il ordonne que

mixtum in poculo

mélangé dans une coupe

ferre ad Sophonibam

il (le) porte à Sophonisbe

ac simul nuntiare

et qu’il annonce en même temps

Masinissam libenter praestaturum fuisse

que Massinissa aurait volontiers tenu

primam ei fidem

sa première promesse envers elle,

quam vir uxori debuerit :

(promesse) qu’un mari aurait dû (tenir) pour sa femme :

quoniam

(mais que) puisque

ejus arbitrium

son pouvoir de décision sur ce point,

qui possint

ceux qui avaient le pouvoir

adimant,

le lui enlevaient,

secundam fidem praestare

il tenait sa deuxième promesse

ne viva veniat

à savoir qu’elle ne tombe pas vivante

in potestatem Romanorum.

dans le pouvoir des Romains.

Memor patris imperatoris

En se souvenant de son père général

patriaeque

et de sa patrie

et duorum regum

et des deux rois

quibus nupta fuisset,

auxquels elle avait été mariée,

sibi ipsa consuleret.

qu’elle-même décide pour elle. (qu’elle décide de son sort)

Cum minister hunc nuntium ferens

Comme le serviteur apportant cette nouvelle

ac simul venenum

et en même temps le poison

ad Sophonibam venisset,

était arrivé auprès de Sophonisbe,

'Accipio' inquit 'nuptiale munus,

« j’accepte, dit-elle, ce présent nuptial,

neque ingratum,

et (il)  n (’est) pas  « dont on n’est pas reconnaissant »

= et non sans reconnaissance

si vir praestare potuit

si (puisque/ s’il est vrai que) mon mari n’a pu offrir

nihil majus uxori.

rien de plus grand (de mieux/ plus précieux) à sa femme.

Hoc tamen nuntia,

Cependant annonce-lui ceci,

melius me morituram fuisse

que je serais morte mieux

(que ma mort aurait été meilleure)

si non nupsissem

si je ne m’étais pas mariée

in funere meo.'

le jour de mes funérailles.

[8] Non locuta est ferocius

Elle ne parla pas avec plus de vaillance

quam impavide hausit

qu’elle n’en eut pour vider imperturbablement

acceptum poculum

la coupe reçue,

nullo trepidationis signo dato.

aucun signe de frayeur n’ayant été donné.

Commentaire de Tite Live 15, 1-8

1°) Encore un passage à trois scènes :

 

- la confrontation Scipion – Massinissa / - la réaction de Massinissa / - la décision de Sophonisbe.

 

Noter la solitude absolue de Sophonisbe ! la première scène réunit deux personnages essentiels du parti des Romains ; mais aucun des deux n’est ensuite en contact avec Sophonisbe, qui sera laissée seule devant un serviteur porteur d’une parole et d’une coupe, toutes deux donnant la mort.

 

1-1                Massinissa et Scipion

 

Après le discours prononcé par Scipion, le récepteur, Massinissa, est mis en valeur en tête de phrase :  « Masinissae haec audienti » ; c’est sur lui maintenant que l’attention se porte : comment va-t-il réagir aux reproches qu’il a entendus, devant celui qui les a dits ?

- Deux réactions d’abord, de nature plutôt involontaire :

a) il rougit (rubor)= honte devant les reproches de Scipion...mais honte pourquoi ? par rapport à l’alliance avec les Romains ? par rapport à sa trop grande rapidité à placer  l’amour avant le devoir ? honte de s’être mis dans une situation telle qu’il a encouru les reproches de Scipion ? rien ne le précise.

b) et il pleure (lacrimae) : encore une manifestation de la grande émotivité des Numides. Pleurs dues aussi à la honte ? attitude de petit garçon devant Scipion, dans le rôle du père ? tristesse née de la perte de son amour ? Là encore le doute est possible.

Mais ce doute ne dure guère puisque dès que les paroles de Ma. sont rapportées, la première chose qui est dite est l’allégeance de Ma. à Scipion : « se .. in potestate futurum imperatoris » ; noter l’emploi de in + abl indiquant que Ma. se trouve en fait déjà soumis à l’autorité de Sc. Seul le futur de l’infinitif futurum (esse) indique que cette soumission sera seconde .

- Ensuite la supplique, plus maîtrisée :

De dixisset – parole - on passe à orasset –prière /supplique.

Supplique prudente « quantum res sineret » : Ma. a entendu les reproches de Sc. et tient maintenant compte de la situation ; revient dans le « droit chemin » à la romaine, à savoir faire passer le devoir avant les sentiments.

Supplique habile : Massinissa met en valeur d’abord « fidei suae », la volonté d’être fidèle à sa parole, qui ne peut que convenir à un Romain respectueux du « mos majorum ». + Marque de soumission aux reproches de Scipion à travers l’ajout « temere obstrictae », évident acquiescement à l’analyse de Sc.

Le rappel de la promesse de Massinissa « se in nullius potestatem eam traditurum » peut surprendre, par sa formulation assez éloignée de ce qui s’est passé entre Sophonisbe et lui ;

(en 12,-14- Sophonisbe demandait de « ne pas tomber au pouvoir d’un Romain », puis, si cela s’avèrait impossible, «que la mort [la] libère de la tyrannie romaine » (12, -16–). Promesse faite par Massinissa en 12,-18-. Le mot fides  y était employé et nous disions alors : « force du mot Fides- parole donnée, promesse solennelle, engagement…on peut aller jusqu’à promesse d’impunité, donc de vie sauve »

Le mot « fides » utilisé en 12,-18- est repris ici, mais avec un sens beaucoup plus restrictif : engagement de ne pas livrer Sophonisbe ; « in nullius potestatem » sonne bizarrement après avoir entendu Ma. dire qu’il est « in potestate imperatoris » ; quelle liberté d’action a-t-il envers So., maintenant ? En outre la promesse était de ne la livrer à aucun romain – propos non rappelés à Scipion - . Enfin, S avait demandé de ne pas être livrée à l’ «arbitrium » des Romains, mot beaucoup plus critique que potestas.

Cette formulation tronquée nous donnerait-elle à entendre en fait ce que Massinissa a transmis à Scipion de sa promesse, en l’amputant de ce qu’elle avait de négatif pour les Romains, de façon à ce que Scipion lui laisse le temps nécessaire d’y être fidèle, sans poser d’autres questions ?

En tout cas, on peut constater que, devant Scipion, Massinissa n’est plus tourné que vers une préoccupation essentielle : sauvegarder son honneur. Il n’en va plus de même quand il est seul.

 

1-2               Massinissa seul

 

Ibi marque la rupture avec la scène précédente. Massinissa est seul (arbitris remotis) ;

- Il peut donc être lui-même, sans témoins ;

résultat : expression immédiate d’affliction et de chagrin : « crebro spiritu et gemitu consumpsisset » d’une façon plutôt durable « aliquantum temporis » et audible « facile ab circumstantibus tabernaculum exaudiri posset » ; la reprise de gemitu « ingenti gemitu » + l’adjectif ingenti confirme l’expression peu discrète de son affliction ;

Cependant, la rapidité avec laquelle on passe du gemitu à l’appel du serviteur fidèle, justement à celui qui garde le poison (sub cujus custodia ...venenum erat), montre le sens de ces plaintes ; pas de débat en réalité (de nouveau ! cf scène avec Sophonisbe). Expression de la douleur certes, mais nulle velléité de résister aux Romains. L’amour est balayé par le devoir, même si la chose est difficile à faire. Peut-être est-ce la raison pour laquelle M confie à un serviteur le soin de porter le poison et de transmettre ses paroles ? La meilleure façon de ne pas s’émouvoir devant Sophonisbe est encore de ne pas la voir.

- Maintenant qu’il est seul, Massinissa peut être plus respectueux de la promesse donnée ;

En tout cas, les propos dont il charge son serviteur pour Sophonisbe sont, cette fois, tout à fait conformes à la scène à laquelle nous avons assisté. Il y a bien deux parties dans la promesse (primam, secundam), la première est bien une promesse de vie : « ejus arbitrium » (+ ajout de leur situation présente : vir/uxori) ; la seconde est bien de l’aider à échapper au pouvoir des Romains (potestatem Romanorum) au prix de la vie (ne viva ...veniat).

Insistance du passage sur tous les termes qui montrent la volonté de Ma. de tenir sa parole (primam fidem libenter prasestaturum fuisse / secundam fidem praestare –reprise du verbe praestare_)

... mais aussi son refus d’assumer la responsabilité de cette situation (quoniam arbitrium qui possint adimant –avec emploi absolu de possint)... on voit ainsi que....

- Massinissa a bien du mal à affronter stoïquement ses responsabilités...et la réalité

 Noter ici que Massinissa ne nomme pas les Romains tant qu’il parle de lui -refus d’insister sur sa position d’infériorité ?- ; ne les nomme que par rapport au souhait de Sophonisbe ; noter aussi l’absence du  mot « mort », exprimée uniquement par la litote « ne viva veniat ».

Impression confirmée par « sibi ipsa consuleret » : semble relativement hypocrite –ou irréaliste-, puisqu’en réalité il ne laisse aucun choix à Sophonisbe ; et le « memor patris imperatoris patriaeque et duorum regum... » n’est-il pas superflu ? (So a elle-même rappelé à M sa filiation à Hasdrubal et son mariage avec Syphax ; elle ne peut pas avoir oublié le second !). A moins que Ma. ne mette en doute tout à coup la détermination de Sophonisbe à mourir plutôt qu’à devenir captive des Romains.

Noter le soin avec lequel M rappelle son titre « regum », comme pour obliger Sophonisbe à ne pas agir n’importe comment... Elle se doit de ne pas porter atteinte à la dignité du dernier homme avec lequel elle est liée, le seul encore « vulnérable » (Hasdrubal est mort et Syphax est prisonnier ; mais Massinissa peut encore sauver son alliance et son retour éventuel sur un trône). L’enjeu est plus important et plus noble que de sauver un amour fugace. Mais que le ressort semble égoïste !

(là encore on pourrait montrer l’opposition de point de vue avec Tibulle ! lui dit « mieux vaut l’amour que la guerre et le pouvoir » ; TL nous dit l’inverse).

 

1-3               Sophonisbe

 

En opposition, l’attitude de Sophonisbe est d’une fermeté et d’une sobriété étonnantes et admirables. Plus aucune trace de la femme séductrice, telle qu’on l’a vue devant Massinissa, ou telle que Syphax l’a dépeinte, certes avec l’exagération du mari jaloux. Aucun gémissement, aucunes larmes, contrairement à Massinissa.

Au contraire une attitude digne (ferocius / nullo trepidationis signo / impavide) ; quelques paroles d’autant plus admirables qu’elles sont l’expression de la reconnaissance (neque ingratum) ; elle se contente simplement d’insister sur l’aspect extraordinaire de la situation (la mort lui est donnée par son mari le jour de son mariage) : « nuptiale munus » / « vir-uxori » (mêmes mots que dans le message de Massinissa) / nupsissem .

Mais aussi un reproche implicite à Massinissa qui « nihil majus parestare potuit » et qui est responsable de la coïncidence entre le jour du mariage et celui de la mort « si non in funere meo nupsissem » : ce n’est pas Sophonisbe qui a demandé le mariage –c’est Massinissa qui n’a trouvé que cette solution, qui s’avère une impasse, pour la soustraire aux Romains.

Sophonisbe, elle, va au bout de sa vie comme elle a vidé (hausit) la coupe : complètement (sens de hausit : vider totalement) et « impavide ». Cette scène finale est une sorte d’apothéose pour elle, qui se conduit « à la romaine ».

 

Pourquoi ? Ne serait-ce pas la conséquence à la fois de la sagacité de Scipion qui a laissé les choses se faire, et de l’absence de Massinissa qui lui évite de tomber dans le sentimentalisme ou la vile séduction ?

Ne devrait-on pas lire cette mort comme un hommage implicite à Scipion ? Cette question nous amène à poser un regard particulier sur l’écriture de ce texte, extrêmement elliptique.

 

2°) Une écriture volontairement elliptique / concise

qui finalement nous donne une haute idée de Scipion alors qu’on l’entend à peine.

 

1° scène :

 

Tite live laisse le lecteur dans l’incertitude sur les raisons réelles des réactions de Massinissa. Et certes le « non solum - sed etiam » qui encadre « rubor » et « lacrimae », montrant une sorte de gradation dans l’émotion ressentie par Massinissa, peut laisser planer un instant le doute sur la source de cette émotion. Même si le doute ne dure pas, il est intéressant de voir comment Tite-Live « met en scène » le trouble de Massinissa, en face d’un Scipion tellement impassible que c’est à peine si on en entend parler ; mais la rapide allégeance de Massinissa à Scipion suffit à nous rappeler le poids d’autorité de ce personnage.

 

Le doute sur le sujet de consuleret, [-qui n’affecte pas considérablement le sens du texte- (soit c’est Scipion et Massinissa lui demande de « veiller » à lui donner le temps de tenir sa promesse ; soit c’est Massinissa et il demande de pouvoir tenir la promesse donnée ; dans les deux cas, la supplique est la même)] participe encore de cet éloge. Tite-Live ne prend pas la peine d’indiquer la réponse de Scipion. Ce qui compte pour ce dernier c’est surtout, semble-t-il, de s’être assuré habilement de la fidélité de Massinissa. Qu’ensuite cette fidélité attende un peu, le temps que l’émotivité du Numide trouve un exutoire, ne va pas contre ses projets ! au contraire. Massinissa aura mis sa conscience en repos et n’en sera que plus fidèle allié, par reconnaissance. Encore un trait par lequel discrètement mais efficacement, Tite-Live suggère la grandeur de Scipion, aussi bon meneur d’homme que bon général.. qui sait doser ses interventions et les adapter à chaque « cas ».

 

Enfin Tite-Live met en valeur le changement de statut de Massinissa [entre l’entrevue Massinissa - Sophonisbe et Massinissa – Scipion]  de façon à la fois discrète et efficace : dans la scène avec So. , Ma après avoir promis de ne pas la livrer,  « in regiam concedit » ; dignité de la démarche et du lieu dans lequel il se retire et qui lui confère une sorte d’apparence de pouvoir. Ici, après avoir exprimé sa supplique, Ma. « ex praetorio in tabernaculum suum confusus concessit » ; le verbe est exactement le même ; mais dans le premier cas, seul le lieu dans lequel il se retire est précisé ; dans le deuxième cas, précision d’abord du lieu d’où il sort «  praetorio » avant celui où il entre « tabernaculum » : gradation dévalorisante ;  Ma. a retrouvé son statut de subordonné de Scipion.

+ Notation supplémentaire d’un état d’esprit troublé « confusus » ; comment « tenir sa promesse » ? Peut-il encore rêver de tenir So. écartée des Romains ? N’est-il pas obligé en fait de ne respecter que la deuxième demande de So ; qu’est-ce qui rend Ma. confusus, en réalité ? trouver une solution pour So ? devoir admettre qu’il a agi comme un sot, et qu’il est obligé de livrer So à la mort ? l’idée de se séparer de So ? d’être obligé de révéler à cette femme le peu de réel pouvoir qu’il possède ?

L’économie de langage de Tite-Live permet-elle d’envisager toutes ces propositions comme possibles ? Certainement, mais aux yeux d’un Romain, certaines sont très dévalorisantes pour Massinissa, et donc valorisantes pour Scipion, lui qui a rappelé que jamais il n’a cédé à la passion !

 

2° scène :

 

- La précision sur le poison, présenté comme spécifique aux rois Numides, est encore une intervention de Tite-Live, marquant bien la distance qui existe entre les Numides et les Romains, devant les coups du sort ; les Numides n’ont pas le stoïcisme romain qui consiste à rester un « vir » devant la souffrance. Ils ont donc plus facilement recours à des moyens extérieurs pour sauvegarder leur honneur en péril ; d’où le poison qui, « regio more », doit permettre de répondre « ad incerta fortunae »

 

- Mais ce poison n’est pas apporté à Sophonisbe par Massinissa lui-même, comme on s’y attendrait.

Encore une volonté de Tite-Live, certainement, plus qu’un fidèle reflet de ce qui s’est passé (si toutefois cette scène s’est passée !) Toute confrontation entre Ma. et So. risquerait de verser dans un pathétique excessif. La volonté de l’éviter vient –elle de Ma. qui veut rester digne ?

N’est-ce pas plutôt la volonté de Tite-Live qui veut conserver de la grandeur à ce récit ? de Tite-Live qui veut garder de la dignité à un allié des Romains ? Le récit n’est pas assez explicite pour que l’on puisse trancher.

Mais c’est bien la particularité de l’écriture de TL : une concision telle que de multiples interprétations sont possibles ; gardons celle qui va le plus dans le sens d’une peinture admirable des Romains, et tenons-nous prudemment éloignés de ce qui serait trop « psychologique » !

 

3° scène

 

  Dans la scène finale, et dans les « ultima verba » de Sophonisbe, noter qu’à aucun moment Tite-Live ne lui fait prononcer le nom de Ma. C’est une façon « économique » et noble de montrer qu’elle assume sa mort seule. De plus les verbes essentiels sont à la première personne : accipio / me morituram fuisse / nupsissem (recevoir le poison / mourir /se marier) ;  avantage du style direct choisi ici par Tite-Live : Sophonisbe, elle, n’élude rien, ne rejette pas la responsabilité sur d’autres –contrairement à Massinissa -, va jusqu’au bout, sans autre aide que le poison qui vient de lui être apporté.

 

 

 

Ainsi, l'histoire de Sophonisbe est conçue de façon à flatter avant tout les Romains en général et l'image de Scipion en particulier, maître de lui et déterminé, mais humain et diplomate, capable de régler en douceur une situation délicate. L'auteur s'arrange pour éviter tout ce qui pourrait nuire à cette image. Il évite en particulier de peindre la passion amoureuse, les plaintes, la colère, la peur....

Si, chez Masinissa, il subsiste des traces d’émotivité (rougeur, larmes, gémissements) Tite-live met également en valeur un louable souci de la parole donnée, celui aussi de sa dignité. Chez Sophonisbe enfin, l’amertume discrète est moins importante que la fierté, et le calme intrépide dont elle fait preuve. L'image de Sophonisbe, un temps dégradée, contribue en finale à entretenir l'atmosphère de dignité qui domine l'ensemble du récit.