traduction et commentaire: Chantal Osorio
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At scelerata jacet sedes in nocte profunda
abdita, quam circum flumina nigra sonant:
Tisiphoneque impexa feros pro crinibus angues
saevit, et huc illuc impia turba fugit;
70
tum niger in porta serpentum Cerberus ore
stridet et aeratas excubat ante fores.
Illic Junonem temptare Ixionis ausi
versantur celeri noxia membra rota;
porrectusque novem Tityos per jugera terrae
75
adsiduas atro viscere pascit aves;
Tantalus est illic, et circum stagna, sed acrem
jam jam poturi deserit unda sitim,
et Danai proles, Veneris quod numina laesit,
in cava Lethaeas dolia portat aquas.
80
Illic sit, quicumque meos violavit amores,
optavit lentas et mihi militias.
At tu casta precor maneas, sanctique pudoris
adsideat custos sedula semper anus.
Haec tibi fabellas referat positaque lucerna
85
deducat plena stamina longa colu;
at circa gravibus pensis adfixa puella
paulatim somno fessa remittat opus.
(texte contrôlé sur Hatier/les Belles Lettres)
Mais dans le sein de la nuit profonde est caché le séjour maudit, autour duquel des flots noirs résonnent. Tisiphone, qui a pour cheveux des serpents sauvages enlacés, y sévit, et la foule impie fuit çà et là. Puis, tout noir, à la porte, par la gueule de ses serpents, Cerbère siffle et veille devant les portes d'airain. Là les membres coupables d'Ixion, qui osa outrager Junon, tournent sur une roue rapide, et Tityus étendu sur neuf arpents de terre repaît de ses entrailles noires les oiseaux éternels. Tantale est là aussi, et des étangs l'entourent; mais, quand il est près de boire, l'onde se dérobe à son âcre soif; et les filles de Danaüs, qui offensèrent la puissance de Vénus, y portent les eaux du Léthé dans des tonneaux percés. Que ce soit là la demeure de quiconque a trahi mes amours et a souhaité de me voir retenu au service. Mais toi, je t'en prie, reste chaste; et que, gardienne de la sainte pudeur, t'assiste toujours une vieille attentive! Qu'elle te raconte des histoires en tirant, près de la lampe, les longs fils de lin dont sa quenouille est pleine, tandis qu'à côté d'elle, attachée à sa lourde tâche, la jeune fille peu à peu vaincue par le sommeil, fatiguée, laisse tomber l'ouvrage.
Tibulle 3° élégieVers 67 à 88 |
|
At scelerata sedes |
Mais (il y a) le séjour maudit |
jacet |
(qui) s’étend |
in nocte profunda Abdita |
caché dans la nuit profonde, |
quam circum |
(séjour) autour duquel |
flumina nigra sonant: |
des fleuves noirs mugissent : |
Tisiphoneque |
Et Tisiphone |
impexa feros angues |
décoiffée ( hérissée) de cruels serpents |
pro crinibus |
à la place de cheveux |
saevit |
y sévit |
et huc illuc impia turba fugit. |
Et la foule impie s’enfuit ici et là (de
tous côtés) |
Tum
in porta |
Puis devant la porte |
niger Cerberus |
le noir Cerbère |
Stridet |
siffle |
serpentum ore |
par la gueule de ses serpents |
et excubat |
et monte la garde |
aeratas ante fores. |
devant les portes d’airain. |
Illic noxia membra |
Là –bas les membres nuisibles (le corps
coupable) |
Ixionis
ausi Junonem temptare |
d’Ixion ayant osé outrager Junon |
Versantur celeri rota |
sont (tournent) sur une roue rapide |
Porrectusque Tityos |
Et Tityos allongé |
novem per jugera
terrae |
Sur neuf arpents de terre |
Adsiduas pascit aves |
nourrit des oiseaux persévérants (nourrit continuellement des oiseaux) |
atro viscere. |
de ses noires entrailles . |
Tantalus est illic |
Tantale est là |
et circum stagna |
et autour de lui un étang, |
sed
jam jam deserit unda |
mais l’eau se dérobe sur le champ à |
acrem sitim |
l’âpre soif son âpre soif |
poturi, |
de lui sur le point de boire , quand il veut boire, |
Et Danai proles |
et la descendance de Danaos (les filles de Danaos) |
Veneris
quod numina laesit |
parce qu’elle a offensé la puissance de
Vénus (qui ont…) |
Lethaeas portat aquas |
porte(nt) les eaux du Léthé |
in
cava dolia. |
dans des tonneaux sans fond. |
illic sit |
Que soit là |
Quicumque meos violavit amores |
quiconque a trahi mes amours |
Optavit et mihi |
et a souhaité pour moi |
lentas militias. |
une longue campagne militaire. |
At tu |
Mais toi |
precor |
je prie |
casta maneas |
(pour) que tu restes fidèle |
-que anus |
et qu’une petite vieille (ta vieille mère) |
Adsideat
custos sedula semper |
soit toujours (demeure) la gardienne empressée |
sancti pudoris. |
de ta pudeur irréprochable. |
Haec tibi fabellas referat |
Que celle-ci te raconte ( elle te raconterait) des histoires |
positaque
lucerna |
et la lampe ayant été posée (sous la lampe) |
Deducat
stamina longa |
qu’ elle tire (elle tirerait) les longs fils |
plena colu |
de sa quenouille pleine (bien garnie) |
At circa |
et à côté d’elle |
gravibus pensis adfixa puella |
Qu’ une jeune fille fixée sur
ses lourdes tâches |
Paulatim somno fessa |
atteinte peu à peu par le sommeil |
remittat opus. |
laisse aller son travail (laisserait)
|
Situation : le poète malade et loin des siens évoque le culte
que rend Délie à Isis et lui demande la guérison ; il souhaite pouvoir de
nouveau honorer les Lares et les Pénates de ses ancêtres ; puis évocation
de l’âge d’or où nul n’avait besoin de travailler et de voyager (par opposition
à son malheureux sort) ; évocation de sa mort prochaine, et de Vénus qui
le conduit aux champs élyséens, récompense des amants fidèles saisis par la
mort.
Mais…pour
les infidèles il y a les enfers ….
1°) Evocation des enfers
-traditionnelle :
rappel de figures mythologiques connues de tous les lecteurs cultivés de ce temps
+ chacun fait l’objet d’un distique + mise en valeur de leurs attributs
particuliers.
-
Tisiphone
(crinibus angues : dactyle-spondée à la fin du vers/ + impia, mot
pied : caractéristique principale de ceux qu’elle poursuit) ; ,
-
Cerbère
(dactyle obligatoire et mot pied ; allitérations en S),
-
Ixion
(connu pour avoir attenté à Junon : coupe pent sépare Junonem de
Ixionis ; gravité de la faute mise en valeur par une succession de 4
spondées),
-
Tityos
( nommé avant la coupe hepht+coupe tri-trochaïque et pent mettent en valeur
‘novem’ = immensité de la taille de T ; coupe du pentamètre après
atro ; viscere : mot pied),
-
Tantale
(en tête du vers, dactyle initial ; coupe pent qui le met en valeur ;
abondance des longues pour évoquer son supplice)
-
les
Danaïdes.(coupe pent : sépare les filles de Danaos et Vénus qu’elles ont
offensée ; numina+laesit : mots pieds en fin de vers ;
Lethaeas : trois longues)
-habile :
tout se passe comme si on y entrait progressivement :
-
Annonce de l’existence
immuable de ce séjour : scelerata jacet sedes+rejet de abdita (mot pied)
(présent de permanence)
-
1° rencontre :
Tisiphone, l’une des furies, qui poursuit les criminels de la terre vers les
enfers ; comme une transition entre la terre et ce lieu d’horreurs. Ou
comme une menace permanente pesant sur les humains impies.
-
Arrivée à la porte( tum) : évocation de Cerbère (allitérations S –les serpents-sifflement
menaçant qui devrait inspirer la crainte)
-
Entrée (illic) :
Ixion (victime de Héra), -que Tityos (victime de Zeus), Tantale (illic) (victime de tous les dieux),
-
Vision finale : et
Danai proles, celles qui ont osé blesser Vénus (79)
-cette évocation est
surtout une menace :
-
« At » : opposition
avec les champs élyséens
-
+ menace contre tous ceux qui offenseront cette
déesse, « illic sit quicumque
violavit »
-
…ou
menace plus particulière contre Délie : ce sont « meos amores »
qu’il ne faut pas trahir (meos entre coupe pent-trochaïque et hepht)
-
menace
contre laquelle le poète essaye de lutter par cette sorte de prière finale
« at tu » spondée initial, par lequel le poète conjure le sort :
casta tout de suite après (coupe tri trochaique + ccoupe pent entre precor et
maneas, puis nouvelle coupe hepht après maneas)
2° En opposition, deux
mondes : l’extraordinaire des enfers et l’ordinaire des humains
-le
retour au monde des humains est assumé par la malédiction du poète, puis ses
souhaits :
-
le
distique vers 81-82, lui donne comme
une position « divine », un pouvoir de punir quiconque lui nuit.
Comme Héra, Zeus, Vénus, le poète peut se venger de qui « violavit »
ou « optavit » contre son bien. (meos à la coupe, et noter les
longues du pentamètre). Mieux vaut donc lui être fidèle !
-
ainsi,
à Illic (81) s’oppose « At tu » spondée initial du vers 83 : aux
enfers et à leurs monstres s’oppose la vie simple que le poète rêve pour Délie
(noter , de même que at tu, le haec tibi, dactyle initial du vers 85 :
mise en valeur de Délie) ; vision de la jeune femme, dans un univers de
femmes, comme maintenue dans l’innocence de l’enfance : gardée par sa
vieille mère (custos … anus), et par une petite servante (puella) ;
charmée ( ?) par des historiettes (fabellas –coupe pent juste après-) qui,
la gardant à la maison, vont lui permettre de rester « casta » et d’une
« sancti pudoris (ces mots sont dans le même vers, de chaque côté de la
coupe hepht)
-Tout dans cette vie s’oppose aux enfers ;
ainsi Délie devrait trouver du charme à cette simplicité:
-
simplicité
et petit nombre des humains par rapport à l’impressionnante énumération des
grands réprouvés des enfers et des dieux qu’ils ont osé défier ; ici,
juste une mère, sa fille, leur servante et l’ombre du poète amoureux ;
-
activités
familières : raconter des histoires ; manier la quenouille ;
vaquer aux travaux du ménage (vers 85-88) dsddds/sdssdt / : légèreté de
l’hexamètre consacré aux récits / lenteur de celui consacré à évoquer la
fatigue de la petite servante ; ss /ss pour les deux
pentamètres : tranquillité des travaux de la mère, du sommeil de la
servante ;
-
Rien
à voir avec les tâches des réprouvés (supplices, actes vains) ou les activités
des divinités infernales ( poursuivre, punir) ; d’autant plus
insupportable que c’est sans fin (noter les présents de l’indicatif). Ainsi les
Danaïdes, par exemple, n’ont pas le droit de se reposer (portat) et leur
travail est inutile (cava dolia)!
Au contraire, le travail de la vieille mère est
valorisé (plena colu) ; et la servante peut se laisser aller au sommeil (somno fessa) et interrompre
(remittat) sa tâche sans réprimandes.
-
mouvement
et bruit dans les enfers (fugit,
pascit, portat / sonant, stridet, ) ; calme et douces paroles ou silence chez les humains (
adsideat, referat, deducat, remittat).
Mais Délie est-elle vraiment capable de se contenter
de cette petite vie étriquée ? Tous les verbes à partir du vers 83 sont au
subjonctif (maneas, adsideat, referat, deducat, remittat) ; ce sont les
souhaits du poète, qui se raconte à lui –même une belle histoire, comme le font
les enfants. Certes s’il en était ainsi, alors il pourrait sans risque arriver
à l’improviste comme il en rêve ensuite (tunc veniam –vers 89) . On n’a
jamais peur de « déranger » une jeune femme ‘casta’ !
Mais… c’est une prière… ce n’est qu’une
prière ! Les enfers ont finalement plus de réalité que la chaste pudeur de
Délie !
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Ronsard, en écrivant « Quand vous serez bien vieille… », n’avait-il pas en tête cette élégie ? Que de points communs : la veille femme « assise au coin du feu dévidant et filant », la « servante … déjà sous le labeur à demi-sommeillant » ; le poète, récompensé par delà la mort d’avoir été un grand amoureux, se reposant « par les ombres myrteux » ; quant à Hélène, ayant perdu sa jeunesse et sa beauté, et devenue « au foyer une vieille accroupie » pour avoir refusé l’amour, n’a-t-elle pas à subir un châtiment bien pire que les supplices infernaux ?!