traduction et commentaire: Chantal Osorio

texte traduction par groupe de mots commentaire

texte

Adde merum vinoque novos compesce dolores, 
    occupet ut fessi lumina victa sopor, 
Neu quisquam multo percussum tempora baccho 
    excitet, infelix dum requiescit amor. 
Nam posita est nostrae custodia saeva puellae,                       5
    clauditur et dura janua firma sera. 
Janua difficilis domini, te verberet imber, 
    te Jovis imperio fulmina missa petant. 
Janua, jam pateas uni mihi, victa querellis, 
    neu furtim verso cardine aperta sones.                                   10
Et mala si qua tibi dixit dementia nostra, 
    ignoscas: capiti sint precor illa meo. 
Te meminisse decet quae plurima voce peregi 
    supplice, cum posti florida serta darem. 
Tu quoque ne timide custodes, Delia, falle;                              15
    audendum est: fortes adjuvat ipsa Venus; 
illa favet, seu quis juvenis nova limina temptat, 
    seu reserat fixo dente puella fores; 
illa docet molli furtim derepere lecto, 
    illa pedem nullo ponere posse sono,                                          20      
illa viro coram nutus conferre loquaces 
    blandaque conpositis abdere verba notis; 
nec docet hoc omnes, sed quos nec inertia tardat 
    nec vetat obscura surgere nocte timor.
 

(texte contrôlé sur l'édition Hatier/les Belles Lettres)

traduction par groupe de mots

 

Adde merum

Ajoute du vin pur

vinoque novos compesce dolores

et apaise par le vin mes douleurs nouvelles

Occupet ut sopor

pour que le sommeil s’empare

fessi lumina victa

des yeux vaincus de moi fatigué (mes yeux vaincus de fatigue)

Neu quisquam excitet

et que personne ne réveille                   (ne me réveille…..

multo percussum tempora baccho

(moi) assommé quant aux tempes par beaucoup de vin,

         ….quand j’ai la tête prise  à cause de l’ivresse/ de Bacchus)

infelix dum requiescit amor

pendant que mon amour malheureux se repose.

Nam posita est custodia saeva

En effet une surveillance cruelle a été placée

nostrae puellae

autour de mon amie

Clauditur et/ janua firma /dura sera.

et sa porte robuste( intransigeante) est fermée par une barre solide (inflexible).

Janua difficilis domini

Porte d’un maître intraitable

te verberet imber

que la pluie te fouette,

Jovis imperio fulmina missa

que les foudres envoyées par ordre de Jupiter

Te petant.

te frappent.

Janua, jam pateas uni mihi

Porte, allons je veux que tu t’ouvres pour moi seul

victa querellis,

vaincue par mes plaintes, (lamentations)

Neu furtim aperta

et que, ouverte en cachette                en tournant discrètement

verso cardine

par les gonds ayant été tournés                      sur tes gonds

sones.               

tu ne fasses pas de bruit.

Et si dementia nostra

Et si ma folie

mala qua tibi dixit

t’a dit quelques méchancetés

Ignoscas:

pardonne-moi !

illa capiti meo sint precor.

Qu’elles retombent sur ma tête, je le demande.

Te meminisse decet

Il convient que tu te rappelles (rappelle-toi plutôt)

quae plurima

les nombreuses prières que

voce peregi supplice

j’ai exprimées d’une voix suppliante

cum darem

Tandis que je donnais

florida serta

des guirlandes de fleurs

posti.

à tes jambages.

Tu quoque ne timide falle

Toi aussi,ne trompe pas timidement (n’aie pas peur de tromper)

custodes, Delia,

tes gardiens, Délie,

Audendum est :

Il faut oser :

fortes adiuvat ipsa Venus

Vénus elle-même sourit aux audacieux.

Illa favet

C’est elle qui seconde

seu quis iuvenis temptat

soit le jeune homme qui essaye (se risque sur)

nova limina

un seuil nouveau

Seu reserat puella fores

soit la jeune fille qui ouvre la porte

fixo dente ;

la clé ayant été enfoncée (alors que le loquet avait été enfoncé);

Illa docet

C’est elle qui enseigne

molli furtim derepere lecto

à glisser furtivement au bas d’un lit moelleux,

Illa

C’est elle qui enseigne

pedem nullo ponere posse sono

à pouvoir poser le pied sans nul bruit,

Illa

C’est elle qui enseigne

nutus conferre loquaces

à adresser des gestes éloquents (suggestifs)

viro coram

devant le mari

Blandaque abdere verba

et à dissimuler des mots doux

compositis notis.

derrière des signes convenus.

Nec docet hoc omnes

Et elle n’enseigne pas cela à tous

sed quos nec inertia tardat

mais à ceux que la paresse ne retient pas

nec vetat surgere timor

et que la peur n’empêche pas de se lever

nocte obscura.

dans la nuit obscure.                  (l’obscurité de la nuit)

Proposition de commentaire pour Tibulle, élégie 2, vers 1-24

 

Un texte assez convenu sur le thème habituel de la porte (+ lois de Vénus)

Début « in medias res » apparemment ; en fait installe sans en avoir l’air le thème de l’amour malheureux, celui de la porte (métonymie pour évoquer le mari jaloux, ou la jeune femme infidèle…car en fait, on ne sait pas vraiment qui a fermé la porte !), et l’hymne à la gloire de Vénus.

 

1.Le système d'énonciation : 3 apostrophes pour 3 destinataires différents

 

-        Apostrophe à l’esclave ; « je » et « tu » du monde quotidien : l'esclave et son maître (début de l'extrait) ; + les impératifs « adde ; compesce » qui confirment les relations entre le poète et celui à qui il parle; le poète blessé (novos dolores)  s'isole du reste des humains : Insensibilité au monde extérieur (neu quisquam excitet) -+ coupe trihémimère qui isole « neu quisquam » du groupe désignant le poète (+ abondance de longues pour évoquer son triste sort) : seuls comptent les tourments de son cœur (infelix amor/ noter trois longues pour infelix).

 

-        Apostrophe à la porte. « janua » deux fois en début d’hexamètre+ abondance de 2° pers. (te, te, tibi, te) en relation avec le « je »  du poète : d’abord présent dans les souhaits violents –malédictions- contre la porte (verberet ; petant / noter l’usage du subjonctif, plus fort que l’impératif dans l’expression d’un effort pour convaincre) puis dans les souhaits personnels de bienveillance (pateas uni mihi –neu sones); enfin se nomme personnellement dans les excuses/prières et les offrandes « nostra dementia, meo , peregi, darem » ; glissement savant de l’invective à la complicité (te meminisse decet) : cf la « captatio benevolentiae »

 

-        Apostrophe à Délie : « tu quoque, Delia- ne falle »:. Une manière d'espérer : tout se passe comme si la porte était fermée par un autre qu’elle ; d’où cette incitation à l’audace, avec l’aide de Vénus : illa favet, illa docet (= même rythme dactyle-spondée), illa…nec docet omnes sed quas nec intertia tardat, nec vetat … timor. (+ impératif pour Délie / indicatif pour la déesse= ‘réalité’ des bienfaits de Vénus)

(multiplicité des procédés : anaphore ; allitérations ;  reprise « docet /nec docet (groupe dactyle initial) » ; chiasme –inertia tardat / vetat …surgere… timor – + tardat et surgere, mots pieds… noter qu’entre le vers 17 et le vers 24, les mots pieds sont tout un programme pour l’amateur de liaison amoureuse : limina/temptat ; lecto ; ponere ; abdere ; surgere.+ furtim bien isolé entre deux coupes –pent et hepht- De quoi donner des idées à Délie…si elle en manquait !

 

2. Le symbolisme de la porte

 

- frontière entre intérieur et extérieur.

-        puisque le poète est l’exclu, son point de vue, est privilégié : pas d’ allusion à l'intérieur d'une demeure à laquelle le poète n'a pas accès/ est exclu…sauf l’évocation de la barre qui ferme la porte de l’intérieur (fixo dente)….et celle du lit (lecto molli), objet de convoitise,  dont il faut savoir s’échapper sans bruit (furtim derepere/nullo sono).

-        Description d'un monde uniquement extérieur et plutôt hostile (hiver, pluie, orage…/ verberet imber, fulmina : mots pieds), en plus d’une porte close (clauditur janua) dont les jambages font l’objet d’offrandes propitiatoires (cum posti florida serta darem) ;

-        En ce sens la porte est la figure du malheur du poète.

 

- recours poétique à la personnification.

-        Utilisation de l'hypallage : reporte sur la porte des traits de caractère du mari de Délie (ou de Délie elle-même, si cette claustration est de son fait) : custodia saeva ; dura janua firma sera. + janua difficilis domini :

->un gardien farouche : à la fois la porte et le mari (difficilis dominus) ; il faut amadouer ce gardien (allusion aux guirlandes de fleurs : florida serta). Noter : plurima  –dactyle + mot pied ; supplice –dactyle+mot pied ; florida- dactyle + mot pied : justement les mots qui peuvent attendrir un cœur inflexible !

-        La porte comme figure des obstacles à vaincre

 

- incitation à l'audace :

-        La porte comme figure de l’audace à metttre en œuvre de la part des deux amants.

-        audace de Délie « audendum est » (6 premiers pieds longs sur les douze de ce vers) ; si elle fait partie des « fortes » (mot placé juste avant la coupe) il lui suffit d’écouter les conseils de Vénus sur trois points : comment ouvrir la porte en cachette, comment sortir du lit sans bruit, comment se faire comprendre de l’amant au nez et à la barbe du mari (viro coram, nutus loquaces / blanda verba) ; mais pour cela elle ne doit pas être « inertia »

-        audace du poète, qui lui aussi doit appartenir à la classe des « fortes » pour avoir l’appui de Vénus, et savoir ne pas avoir peur d’affronter la nuit. En particulier, oser affronter le seuil de sa belle (limina : dactyle obligatoire+ mot pied)

 

-        audace de la porte priée de se souvenir des suppliques du poète, et donc de s’ouvrir, émue par ses plaintes (victa querellis / coupes qui isolent « uni ») ;

-        ainsi, la porte symbolise aussi vénus, favorable aux amoureux audacieux

 

3- L’amour élégiaque, comme transgression de la sagesse/morale antique :

 

-        la passion ne peut coexister avec la juste mesure ; car, dans sa douleur, le poète s’adonne à l’ivresse(sopor/ multo percussum tempora baccho) / lumina et tempora, dactyles+mots pieds : ses yeux et sa tête mis en évidence comme vaincus par le désespoir et le vin ; en outre il se permet du vin pur (merum) –coupe tri + pent = mise en valeur de ‘merum’ et vinoque’, alors que l’hygiène romaine voudrait qu’on coupe le vin d’eau ; boire du « merum » est un signe d’ivrognerie . Ainsi l’amour conduit le poète loin du comportement mesuré qui convient au citoyen romain.

 

-        Une relation amoureuse hors des normes sociales :

l’amante est une femme mariée, ou une courtisane (doute, à cause de « viro », ici, et non ‘conjux’) ; en tout cas, pas une femme avec qui le poète puisse se lier par un pacte officiel.

     Donc poème à la gloire de l’adultère ; même Vénus se trouve au service des « combines » des amants et inspire les tromperies les plus viles (sortir du lit conjugal, flatter son amant sous les yeux du mari…cf coupe pent après ‘viro coram’.) ; or le Prince (Auguste) est en passe d’édicter les lois punissant l’adultère…

Le poète est contraint, lui, de se soumettre aux lois de sa maîtresse ; perd toute dignité en faisant le planton devant la porte de sa belle ( 8 vers pour la porte); ce n’est plus lui, le mâle, qui domine ! renversement des rôles sociaux, d’autant plus que l’amant est soumis aux seules lois de Vénus ; ce n’est plus pour sa patrie que le poète doit se montrer « fortis » mais pour recevoir la protection de Vénus dans sa guerre amoureuse, dont le maître mot semble bien être « falle » (mot pied final) ; « A la morale civique s’oppose une autre morale qui reçoit la caution des dieux » (Frédéric Le Blay) …mais pas de la société romaine.

 

Ainsi l’amour élégiaque est en marge des conventions sociales. De là à penser que cet amour est surtout prétexte à des jeux poétiques, il n’y a qu’un pas, aisé à franchir.

 

Une page assez conventionnelle, dans l’inspiration ;

Une belle illustration de l’amour selon les élégiaques

Mais un art consommé de l’écriture poétique.