Traduction et commentaire : Marie-Catherine Rolland
texte |
(sur ce livre I) |
biographie | scansion | traduction universitaire | traduction par groupe de mots | commentaire |
Divitias alius fulvo sibi congerat auro
et teneat culti jugera multa soli,
quem labor adsiduus vicino terreat hoste,
Martia cui somnos classica pulsa fugent:
me mea paupertas vita traducat inerti,
5
dum meus adsiduo luceat igne focus.
Ipse seram teneras maturo tempore vites
rusticus et facili grandia poma manu,
nec Spes destituat, sed frugum semper acervos
praebeat et pleno pinguia musta lacu.
10
Nam veneror seu stipes habet desertus in agris
seu vetus in trivio florida serta lapis,
et quodcumque mihi pomum novus educat annus,
libatum agricolae ponitur ante deo.
Flava Ceres, tibi sit nostro de rure corona
15
spicea, quae templi pendeat ante fores;
pomosisque ruber custos ponatur in hortis,
terreat ut saeva falce Priapus aves.
Vos quoque, felicis quondam, nunc pauperis agri
custodes, fertis munera vestra, Lares;
20
tunc vitula innumeros lustrabat caesa juvencos,
nunc agna exigui est hostia parva soli.
Agna cadet vobis, quam circum rustica pubes
clamet «io! messes et bona vina date».
Jam modo jam possim contentus vivere parvo
25
nec semper longae deditus esse viae,
sed Canis aestivos ortus vitare sub umbra
arboris ad rivos praetereuntis aquae;
nec tamen interdum pudeat tenuisse bidentem
aut stimulo tardos increpuisse boves;
30
non agnamve sinu pigeat fetumve capellae
desertum oblita matre referre domum.
At vos exiguo pecori, furesque lupique,
parcite: de magno est praeda petenda grege.
Hic ego pastoremque meum lustrare quotannis
35
et placidam soleo spargere lacte Palem.
Adsitis, divi, neu vos e paupere mensa
dona nec e puris spernite fictilibus.
Fictilia antiquus primum sibi fecit agrestis
pocula, de facili conposuitque luto.
40
Non ego divitias patrum fructusque requiro,
quos tulit antiquo condita messis avo:
parva seges satis est, satis requiescere lecto
si licet et solito membra levare toro.
Quam juvat immites ventos audire cubantem
45
et dominam tenero continuisse sinu
aut, gelidas hibernus aquas cum fuderit Auster,
securum somnos igne juvante sequi.
Hoc mihi contingat: Sit dives jure, furorem
qui maris et tristes ferre potest pluvias.
50
O quantum est auri pereat potiusque smaragdi,
quam fleat ob nostras ulla puella vias.
Te bellare decet terra, Messalla, marique,
ut domus hostiles praeferat exuvias;
me retinent vinctum formosae vincla puellae,
55
et sedeo duras janitor ante fores.
Non ego laudari curo, mea Delia; tecum
dum modo sim, quaeso segnis inersque vocer.
Te spectem, suprema mihi cum venerit hora,
te teneam moriens deficiente manu.
60
Flebis et arsuro positum me, Delia, lecto,
tristibus et lacrimis oscula mixta dabis.
flebis: non tua sunt duro praecordia ferro
vincta, nec in tenero stat tibi corde silex.
Illo non juvenis poterit de funere quisquam
65
lumina, non virgo, sicca referre domum.
Tu manes ne laede meos, sed parce solutis
crinibus et teneris, Delia, parce genis.
Interea, dum fata sinunt, jungamus amores:
jam veniet tenebris Mors adoperta caput;
70
jam subrepet iners aetas, nec amare decebit,
dicere nec cano blanditias capite.
Nunc leuis est tractanda Venus, dum frangere postes
non pudet et rixas inseruisse juvat.
Hic ego dux milesque bonus: vos, signa tubaeque,
75
ite procul, cupidis volnera ferte viris,
ferte et opes: ego composito securus acervo
dites despiciam despiciamque famem.
(texte contrôlé sur Hatier/les Belles Lettres)
Qu'un autre amoncelle les richesses de l'or fauve et possède mille arpents d'un sol bien cultivé, il tremblera au milieu d'un labeur assidu devant l'ennemi voisin et les accents des trompettes de Mars chasseront le sommeil loin de lui! Pour moi, que la pauvreté me laisse à ma vie de loisir, pourvu que mon foyer s'éclaire d'un feu constant. Je planterai moi-même, à la saison propice, la vigne délicate du paysan, et, d'une main habile, l'arbre fruitier déjà grand. Puisse l'Espérance ne point me tromper, mais m'offrir chaque année des récoltes en tas et des cuves pleines de vin épais! Car je suis plein de piété, soit devant la souche isolée dans les champs, soit devant la vieille pierre enguirlandée de fleurs au milieu d'un carrefour, et tous les fruits que me donne l'an neuf, j'en dépose les prémices aux pieds du dieu rustique. Blonde Cérès, tu auras une couronne d'épis de notre champ, qui pendra aux portes de ton temple; et, rouge gardien placé dans mon jardin fruitier, Priape, d'une faux terrible, fera peur aux oiseaux. Vous aussi, gardiens d'un champ aussi pauvre aujourd'hui qu'il fut riche autrefois, vous emportez vos présents, dieux Lares! Alors une génisse immolée purifiait d'innombrables taureaux; maintenant une agnelle est la petite offrande d'un champ étroit. Une agnelle tombera donc pour vous, tandis qu'autour d'elle une jeunesse rustique s'écriera: "Io! donnez bonnes moissons et bons vins!" Je puis enfin vivre content de peu, sans être assujetti toujours à une longue marche, et éviter le lever brûlant de la Canicule à l'ombre d'un arbre, sur les bords d'une eau fugitive. Et pourtant je ne rougirais pas de tenir parfois le hoyau, ou, avec l'aiguillon, de piquer les boeufs lents! Je n'hésiterais pas à mettre dans le pli de ma robe une agnelle ou un chevreau abandonné par leur mère oublieuse et à les rapporter à la maison. Et vous, voleurs et loups, épargnez mon petit bercail: c'est à un grand troupeau qu'il faut demander votre proie! Ici j'ai coutume de purifier chaque année mon berger et d'arroser de lait la placide Palès. Dieux, assistez-moi et ne dédaignez point les dons d'une table pauvre, offerts dans des vases d'argile sans ornements. C'est d'argile que le paysan antique fit ses premières coupes, les formant d'une terre docile. Je ne regrette, moi, ni les richesses de mes pères, ni le produit des moissons que mon antique aïeul mettait dans ses greniers. Une petite récolte me suffit, si je puis me reposer sur un lit familier et délasser mes membres sur ma couche habituelle! Quel plaisir, quand on est couché, d'entendre les vents furieux, et de presser contre son sein tendre sa maîtresse, ou, quand l'Auster, l'hiver, verse ses eaux glacées, de s'endormir tranquille à la chaleur du feu! Puisse ce bonheur être le mien! Qu'il soit riche celui qui peut supporter la fureur de la mer et les lugubres pluies! Ah! périsse tout ce qu'il y a d'or et d'émeraudes, avant que mes voyages fassent pleurer une jeune fille! C'est à toi qu'il sied, Messalla, de combattre sur terre et sur mer pour étaler dans ton palais les dépouilles des ennemis! Moi, je suis retenu dans les chaînes d'une belle jeune fille, et m'assieds, janissaire, à sa porte insensible! Je n'ai cure de la gloire, ma Délie; pourvu que je sois avec toi, je consens à être traité de lâche et d'oisif! Puissé-je te voir, quand mon heure suprême sera venue! te tenir en mourant de ma main défaillante! Tu pleureras, Délie, quand je serai placé sur le lit prêt à s'allumer, et, mêlés à des larmes de deuil, tu me donneras des baisers. Tu pleureras! Tes entrailles ne sont point scellées de dur acier, ton tendre coeur ne recèle pas un caillou. De ces funérailles-là, nul jeune homme, nulle jeune fille ne pourra revenir à la maison les yeux secs. Toi, n'offense point mes mânes, mais épargne tes cheveux dénoués, ainsi, Délie, que tes tendres joues. Cependant, tandis que les destins le permettent, aimons-nous d'un mutuel amour; bientôt viendra la Mort, la tête voilée de ténèbres; bientôt se glissera la vieillesse paresseuse: l'amour, les propos caressants ne siéront pas à nos têtes chenues. C'est maintenant qu'il faut servir la légère Vénus, tandis qu'il n'y a pas de honte à briser des portes et qu'il y a du plaisir à introduire les querelles. Là je suis bon général et bon soldat. Vous, enseignes et clairons, allez au loin, portez les blessures aux avides guerriers, portez-leur aussi la richesse; moi, que mes provisions abritent du souci, je me rirai des riches et me rirai de la faim.
N.B. Le présent travail s’appuie sur l’édition de
Marc Ponchont (C.U.F.,1961), et non sur l’édition AD USUM CANDIDATORUM…
Quelques mots en guise d’introduction.
Les programmes se suivent et ne se ressemblent pas…
Pendant deux ans, les élèves de Terminale ont pu lire, dans le livre X des Métamorphoses, que l’amour des
jeunes gens était préférable à celui des femmes. Cette année, ils ne pourront
pas lire les trois élégies (IV, VIII et IX) que Tibulle consacre à son amant
Marathus, non plus que celle qu’il dédie à son protecteur M. Valerius Messala.
La cohérence de l’ensemble en est affectée, quoi qu’on die…
Car je ne partage pas l’opinion de l’éditeur Budé pour qui On ne voit pas qu’un système littéraire commande ce mélange.
Un discours construit :
Sans vouloir fâcher personne, et sans forcer le
texte, je propose de le lire comme une réflexion sur l’éternelle question du
bonheur, en suivant ce fil rouge :
1 : Fatigué de la vie de soldat, Tibulle
proclame la simplicité de ses goûts et son amour de la paix, et fait des
projets pour le temps de sa démobilisation :
NUNC LEVIS EST TRACTANDA VENUS, c’est le moment de
s’occuper de la douce Vénus…
2 :: Réalisation de ces projets, Tibulle fait
(fera ?) sa cour à Délia, dans un texte scandé par le nom de Vénus. Mais
la belle le repousse (ra)…
3 : … si bien qu’il ne lui reste(ra) plus qu’à
mourir, seul, en terre étrangère, loin de ses affections :
ME […] IPSA VENUS CAMPOS DUCET IN ELYSIOS, mais moi,
Venus en personne me conduira aux champs Elyséens.
Cependant, il ne perd(ra) pas tout espoir de
retrouver Délia : TUNC MIHI […] OBVIA NUDATO, DELIA, CURRE PEDE : alors,
Délia, cours vers moi sur tes pieds nus.
[Hors programme : 4 : Tibulle, pour varier
les plaisirs, entreprend(ra) de séduire Marathus]
5 : Délia est (sera) infidèle, le poète chante(ra) sa douleur…
6 :…et sa colère. Pourtant, si Délia
revenait : NOS, DELIA, AMORIS// EXEMPLUM CANA SIMUS UTERQUE COMA, quant à
nous, Délia, soyons tous deux un modèle d’amour en cheveux blancs.
[Hors programme : 7 : Déçu par l’amour, le
poète se tourne vers l’amitié et chante le triomphe de Messala.
8 : Aussi dévoué en amour qu’en amitié, le poète
plaide la cause de Marathus auprès d’une autre cruelle, Pholoé.
9 : …
mais il clame sa douleur de voir Marathus le tromper avec un homme
marié !]
10 : : Il ne lui reste plus qu’à
chanter son amour de la paix, si favorable aux jeux de Vénus.
L’élégie I
et l’élégie X se font ainsi
pendant : tout le cycle poétique n’est que la rêverie d’un soldat qui
n’aime pas la guerre, qui n’est pas doué pour ça ! Vivement la paix qu’on
puisse s’occuper de choses sérieuses ! Jusqu’à sa célébration de la gloire
militaire de Messala qui tourne à l’hommage à l’agriculture. Même si ses rêves
tournent régulièrement au cauchemar, il garde chevillé au cœur son amour de la
paix, la paix qui va lui permettre de se consacrer à son seul véritable amour,
la poésie.
Le faux
problème de la biographie :
Une bonne fois pour toutes, jeunes disciples,
ôtez-vous de l’esprit que la poésie amoureuse est de l’amour : c’est de la
poésie !
Que le poète soit Ronsard, Victor Hugo, Catulle ou
Tibulle, il ne nous fait pas de confidences personnelles, il fait de l’art,
c’est-à-dire qu’il crée de la BEAUTÉ avec des MOTS. Il tire parti de son
expérience vécue, c’est inévitable, mais cette expérience n’est qu’un matériau
entre plusieurs.
Les poètes de l’Antiquité visent à l’universel, non
au particulier : ils ne voient pas d’intérêt à exprimer des sentiments
qu’eux seuls auraient ressentis. Par contre, ils rivalisent avec leurs
prédécesseurs dans l’expression des sentiments de tout le monde.
Ainsi, la date de composition des poèmes, le plus ou
moins de réalité biographique qu’ils contiennent sont de faux problèmes.
A titre de comparaison, songez aux Contemplations
de Victor Hugo, qui sont une sorte de testament spirituel, le bilan de sa vie,
en deux parties : avant la mort de Léopoldine, après cette mort. Les
allusions biographiques sont constantes et voulues, et les poèmes datés. La
date donnée est celle des événements évoqués, et nullement celle de
composition. De patientes études ont établi que figurent en tête des pièces
récentes, et en fin des pièces anciennes… Hugo COMPOSE son ensemble, il ne fait
pas un recueil chronologique. Pourquoi en serait-il autrement de Tibulle ?
Inutile de se demander qui est Délia : ce nom
dérive directement de Délos, l’île natale d’Apollon. Délia symbolise la poésie,
comme Lesbia (Lesbos, l’île de la poétesse Sapho), comme Cynthia (le mont
Cynthe fréquenté d’Apollon et des Muses) ou Cassandre (la poétesse aimée
d’Apollon que Ronsard courtise à son tour).
Délia est montrée comme une femme de condition
sociale inférieure : autrement dit, tout avenir commun est impossible.
Délia est un temps de la vie, une étape à dépasser pour connaître le véritable
amour, la création esthétique.
Il me semble que lire la poésie latine sans scander,
c’est lire une chanson sans la musique : on perd la moitié du charme. En
conséquence, je ne vous ferais grâce d’aucune remarque dans ce domaine…
Les élégies de Tibulle sont écrites en distiques
élégiaques, c’est à dire par paires de deux vers, un hexamètre et un
pentamètre.
Je suppose connu l’hexamètre :
Six mesures (d’où son nom : hexa en grec veut
dire six) à deux temps. Le premier temps est toujours une syllabe longue, le
second, de même longueur, peut être une longue ou deux brèves. La mesure
longue/brève/brève, tra/la/la s’appelle un dactyle, la mesure longue/longue,
tra/tra, s’appelle un spondée. La cinquième mesure est toujours constituée d’un
dactyle, d’où le nom d’hexamètre dactylique, la sixième mesure peut être
complète (deux longues, spondée), ou incomplète (une longue, une brève/ On
parle alors de dactyle catalectique, si vous arrivez à placer ce mot
lors de l’oral, votre fortune est faite !).
Un vers tout en spondées tra/tra//tra/tra est lent
et funèbre, un vers tout en dactyles, tra/la/la//tra/la/la est rapide et
dansant.
Le pentamètre est plus facile à scander :
Comme son nom ne l’indique pas, il est fait de deux
hémistiches de deux mesures et demie chacun :
Dactyle (ou spondée)/ dactyle (ou spondée)/ une
longue// dactyle/dactyle/ syllabe anceps (longue ou brève, inutile de s’en
soucier).
Le second hémistiche du pentamètre est toujours
tel :
Tra/la/la//tra/la/la//tra (ou : la).
On peut donc le scander à coup sûr, les yeux fermés
dirais-je ! Une longue avant la coupe : il n’est pas bien difficile,
après avoir placé la première longue du vers de deviner la quantité des
syllabes restantes !
Pour plus de détails, consultez vos grammaires. Et
pas de panique ! La dernière édition du Gaffiot comporte un mémento de
métrique en annexe, et vous avez droit au dictionnaire, tant à l’écrit qu’à
l’oral…
Ovide appelait les distiques élégiaques des vers
boiteux, puisque ils font alterner vers longs et vers courts. (Proche
équivalent en poésie française : l’alternance alexandrin/octosyllabe. Ce
n’est pas un hasard : l’hexamètre, avec ses douze temps, est le grand père
de notre alexandrin de douze syllabes.) Il en aimait l’effet de rupture
incessante : chaque pentamètre crée un effet de surprise par rapport à
l’hexamètre précédent. Sachez observer (et signaler à l’examinateur…) ces
effets de rupture. Notez aussi que chaque distique constitue une unité de sens.
ET NUNC EST LEGENDUM !
VOS ERUDIMINI…
(N. B. Pour la commodité du repérage, je laisse un
blanc après chaque groupe de sens. )
vers 1 à 10 :
ALIUS +qu’+ un autre DIVITIAS FULVO AURO SIBI
CONGERAT s’entasse des trésors d’or jaune (je préfère le prosaïque jaune au
poétique fauve, pour mieux rendre le mépris de Tibulle pour … le métal
jaune !) Scansion : deux anomalies signifiantes, écarts par rapport
aux normes statistiques : une coupe rare, trihémimère, après divitias,
qui isole bien le mot de l'ensemble (tout en faisant attendre la suite :
la coupe ne suspend pas le sens, elle attire l’attention)// un mot formant pied
(la norme, c’est que le mot enjambe deux pieds) : congerat, dactyle
permanent. Le mot est ainsi nettement détaché de l’ensemble, ce qui
connote l’entassement égoïste des
trésors par l’avare//quatre dactyles : danse allègre de celui que
n’alourdit pas le poids des richesses honnies. ET TENEAT et tienne
(traduction étymologique : je me souviens ici de la tenure
médiévale : tenir une terre, c’est avoir le droit de la cultiver)
JUGERA MULTA des arpents innombrables (litt : beaucoup d’arpents) jugera,
mot-pied, dactyle suivant la coupe CULTI SOLI d’un fonds mis en valeur (litt. : d’un sol cultivé) QUEM +lui+ que LABOR ADSIDUUS TERREAT terrifie
le danger permanent (je rends LABOR par danger d’après le Lewis, dictionnaire
latin/anglais disponible sur Perseus) VICINO HOSTE en présence de l’ennemi (je
vois ici un ablatif absolu : l’ennemi +étant+ voisin) deux dactyles,
dont le premier, quem labor est un groupe complet (je veux dire par là
que la limite du pied ne coupe pas le mot) puis deux spondées : -us
vi|ci no, comme pour ralentir le pas à l’approche de l’ennemi//terreat,
mot-pied et dactyle permanent connote le repli sur soi du soldat terrorisé. CUI
+lui+ dont MARTIA CLASSICA PULSA les accents de la trompette guerrière (emprunt
à Marie-Joseph Chénier…) Martia, mot-pied, dactyle initial//classica,
autre mot pied, dactyle suivant la coupe//l’adjectif et le nom occupent des
positions identiques dans leurs hémistiches respectifs ce qui les solidarise et
les met en relief SOMNOS FUGENT chassent le sommeil (contrairement à Budé,
je ne vois pas ici des relatives au subjonctif final, mais des relatives au
subjonctif par attraction modale, c’est-à-dire mises au subjonctif car
elles dépendent d’un verbe principal au subjonctif.) le mot somnos
est coupé en deux, tel le sommeil brisé par la trompette
ME +mais quant à +moi (asyndète, donc forte
opposition ALIUS/ME) MEA PAUPERTAS la pauvreté qui est mienne (l’antéposition
du possessif MEUS fait sens) VITA TRADUCAT INERTI peut bien me faire passer par
une vie engourdie (lire VITA INERTI/ablatif de la question QUA, selon Gaffiot//Lewis lit VITAE … INERTI : construction poétique avec datif//
pour INERS il fallait trouver un équivalent qui convienne à toutes les
occurrences de cet adjectif dans le texte, en vertu de la règle de répétition)me
mea, premier dactyle, groupe-pied// succession de quatre spondées
mimant le cours de cette vie trop calme DUM du moment que MEUS FOCUS LUCEAT
un mien foyer brille ADSIDUO IGNE d’un feu permanent (balancement LABOR
ADSIDUUS/ADSIDUO IGNE dum meus, dactyle, groupe pied en écho parfait
de me mea, jusque dans l’allitération en m) IPSE SERAM que je
plante de mes propres mains TENERAS VITES de tendres ceps (tendres, seul
équivalent convenant à toutes les occurrences de l’adjectif dans le texte)
MATURO TEMPORE au moment opportun coupe rare, trihémimère : ipse
se|ram //tene|ras ma|turo |tempore |vites//tempore,
mot-pied et dactyle permanent RUSTICUS en +vrai+ homme des champs
(apposition au sujet) mot-pied formant le premier dactyle du vers, ce qui
détache bien l’apposition ET GRANDIA POMA et des arbres fruitiers robustes
(sens donné par Lewis, formant antithèse avec TENERAS) grandia,
dactyle : le mot est ainsi détaché entre la coupe et le pied suivant,
position symétrique de celle de rusticus : c’est la
difficulté de la tâche qui fait le vrai paysan MANU FACILI d’une main
experte NEC SPES DESTITUAT et que l’Espérance ne m’abandonne pas SED PRAEBEAT
SEMPER mais offre sans cesse FRUGUM ACERVOS des monceaux de grains nec
spes |destitu|at// sed| frugum |semper a|cervos : deux dactyles, quatre
spondées, dont un groupe pied, à l’initiale, nec Spes, et un mot-pied, frugum :
rythme plus lent, marquant la solennité de la prière ET PINGUIA MUSTA et du
vin nouveau liquoreux PLENO LACU à pleine cuve (la phrase est construite sur le
modèle : ODERINT DUM METUANT, ils peuvent bien me haïr, du moment qu’ils
me craignent)praebeat |et ple|no ||pinguia |musta la|cu : deux
mots-pieds, les deux dactyles symétriques praebeat et pinguia,
verbe et C.O.D.// les trois longues et pleno connotent la plénitude
Vers 11 à 24
NAM VENEROR car je respecte (pas de C.O.D exprimé en latin, pas de C.O.D. exprimé en français) coupe rare, trihémimère, après le verbe SEU STIPES HABET DESERTUS soit qu’une souche se trouve abandonnée IN AGRIS dans les champs SEU VETUS LAPIS [HABET] FLORIDA SERTA soit qu’une veille pierre +se dresse+, fleurie et tressée IN TRIVIO dans un carrefour (FLORIDA SERTA : hypallage : ce sont les fleurs qui sont tressées ! Effet à rendre littéralement, à d’autant plus forte raison que nous traduisons ici un texte poétique) seu vetus, premier dactyle, groupe pied/florida, dactyle après la coupe, même effet que jugera, classica, grandia et pinguia ET QUODCUMQUE POMUM et tout fruit (litt. quelque fruit que ce soit) MIHI EDUCAT ANNUS que l’an nouveau fait pousser pour moi pour les besoins de la scansion, Tibulle compte long le second –i de mihi/educat, dactyle permanent et mot-pied LIBATUM PONITUR ANTE est déposé (PONITUR ANTE : tmèse pour ANTEPONITUR) DEO AGRICOLAE devant le dieu du laboureur (DEO : C.O.2 au datif du passif PONITUR//je prends laboureur au sens classique de paysan à son aise : Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine…//AGRI-COLA cultive les champs, RUS-TICUS habite la campagne, je cherche à rendre la nuance en français) Tibulle compte long le premier a- de agricolae/rare chez Tibulle, une élision : liba|t(um a)grico|lae|| ponitur |ante de|o//ponitur, mot-pied, dactyle après la coupe souligne l’importance de l’offrande
FLAVA CERES Blonde Cérès TIBI SIT CORONA SPICEA à toi une couronne d’épis (litt. que tu aies –tournure SERVO EST PECUNIA- au subjonctif de souhait/je préfère ne pas exprimer le verbe, calquant la formule liturgique à toi la gloire…) NOSTRO DE RURE de ma campagne (en français aussi, campagne signifie propriété à la campagne) flava Ce|res// tibi| sit nos|tro de| rure co|rona : coupe rare, trihémimère, (on peut voir une coupe secondaire après sit), deux dactyles pour invoquer la déesse avec légèreté et familiarité, deux spondées pour l’hommage solennel QUAE PENDEAT qui pende TEMPLI ANTE FORES aux battants +de la porte+ du temple (lire ANTE TEMPLI FORES/FORES, porte à deux battants)
POMOSISQUE PONATUR IN HORTIS que se pose dans mes
vergers RUBER CUSTOS PRIAPUS un Priape, gardien peint en rouge le vers 17 a
le même patron métrique que le vers 9 : spondée, dactyle, spondée,
spondée, dactyle permanent, dactyle catalectique/ne pas y voir un hasard
statistique : Tibulle use de ce patron où dominent les spondées dès qu’il
invoque les dieux : je parlerais désormais de “ patron nec Spes ” TERREAT
UT AVES (lire UT AVES TERREAT) pour terrifier les oiseaux SAEVA FALCE de sa
faux redoutable (le TERREAT du vers 18 fait écho à celui du vers 3, mais il ne
s’agit plus que d’un épouvantail à moineaux !) dans l’un et l’autre
vers il forme un dactyle nettement détaché, ce qui renforce l’effet d’écho
VOS QUOQUE vous aussi LARES CUSTODES Lares gardiens
FELICIS QUONDAM NUNC PAUPERI AGRI d’une terre jadis fertile et maintenant
épuisée variante (par inversion des deux premiers pieds) du patron nec
Spes : dactyle, spondée (¹ spondée/dactyle), spondée,
spondée, dactyle permanent, dactyle catalectique// je dirais “ patron vos
quoque ” // le groupement des trois spondées au centre du vers renforce la
solennité/coupe rare, hepthémimère, après quondam//le premier dactyle
est un groupe, vos quoque//le dactyle permanent est un mot-pied, pauperis//Tibulle
compte long le a- de agri, nettement détaché entre le mot-pied qui le
précède et la fin du vers FERTIS MUNERA VESTRA vous emportez vos offrandes (mot-à-mot mettant en
évidence la construction grammaticale/ voici une traduction plus élaborée, et
plus fidèle au mouvement du texte : vous aussi, gardiens d’une terre
jadis fertile, épuisée aujourd’hui, vous emportez vos offrandes, ô Lares) custo|des
fer|tis| munera |vestra la|res : cinq longues successives en ce début
de vers//munera, mot-pied, dactyle détaché par la coupe, comme
précédemment jugera, classica, grandia, pinguia, florida
et ponitur : Tibulle souligne ainsi l’importance de ces termes et
il faut leur faire un sort dans le commentaire TUNC en ce temps-là VITULA
LUSTRABAT CAESA une génisse sacrifiée purifiait INNUMEROS JUVENCOS des
taurillons innombrables tunc vitu|l(a in)nume|ros //lus|trabat |caesa
ju|vencos : même patron que le vers 15 où je vois une variante du
“patron vos quoque ” par
substitution d’un dactyle au premier spondée : je dirais donc : “
patron flava Ceres ”, unissant l’allégresse à la solennité dans
l’invocation (¹ “ patron nec Spes ” où domine la gravité) NUNC mais maintenant
(balancement TUNC/NUNC) AGNA EST HOSTIA PARVA une agnelle est la victime +de+
petite +taille+ EXIGUI SOLI d’un fonds +aux dimensions+ modestes nunc
a|gn(a e)xigu|(i e)st ||hostia |parva so|li : patron métrique
du vers 20 (d’où : “ patron custodes ”) similitude allant jusqu’à
la présence d’un mot-pied après la coupe : hostia noter que les
deux élisions raccourcissent les mots… et réduisent d’autant la victime !
AGNA CADET VOBIS une agnelle tombera en votre honneur (litt. pour vous) QUAM
CIRCUM et autour d’elle (je vois en QUAM un relatif de liaison) RUSTICA PUBES
CLAMET que la jeunesse des champs s’exclame IO MESSES ET BONA VINA DATE et
youp ! donnez +bonnes+ moissons et bonnes vendanges (l’adjectif BONA
qualifie les deux noms, mais vient en seconde : même procédé au vers
75//je me permets de “ traduire ” l’exclamation par un vieux cri de sonorité
voisine, tiré du folklore français)
agna ca|det vo|bis quam |circum| rustica|
pubes :
patron vos quoque, mais avec coupe rare, trihémimère//trois mots-pied,
le spondée circum, le dactyle permanent rustica, le spondée pubes
qui se détachent ainsi nettement. Sommes-nous si loin du rythme du Sacre du
printemps de Stravinski ?
Parallélisme des vers 21 et 23 renforcé par la
présence du nom de la victime dans le premier dactyle/ variation dans la
répétition : Tibulle change de patron métrique
clamet, mot-pied, premier
spondée// patron custodes comme il sied au contexte religieux/le e de clamet
est long par sa nature grammaticale : il s’agit d’un subjonctif de
première conjugaison
Vers 25 à 34
JAM MODO JAM POSSIM VIVERE +si+ seulement
maintenant, +si+ maintenant je pouvais vivre CONTENTUS PARVO satisfait de peu
(ressemblance avec la lettre IX à Lucilius nullement due au hasard, mais à
souligner fortement) jam modo, dactyle initial, groupe-pied //coupe
rare, trihémimère, détachant le second jam qui en prend un ton
pressant// vivere, mot-pied et dactyle permanent, ce qui détache nettement
le spondée parvo// ce vers où s’exprime un souhait suit le patron “ vos
quoque ” NEC et ne pas SEMPER LONGAE DEDITUS ESSE VIAE (lire :
LONGAE VIAE) toujours être adonné aux longues routes (il s’agit bien de
marches, au sens militaire/ le français route permet de garder l’image) patron
“ custodes ” : Tibulle associe le rythme au sens/ effet d’autant plus
recherché qu’ici les spondées nous font traîner la jambe au long des longae
viae… SED VITARE mais fuir CANIS AESTIVOS ORTUS le lever estival de la
Chienne (CANIS, la Canicule, principale étoile de la constellation du Grand
Chien, également appelée Sirius. Du 22 juillet au 23 août, la Canicule
se lève et se couche en même temps que le soleil, c’est pourquoi son nom sert à
désigner la période de forte chaleur/je rends ORTUS par un singulier pour
éviter estivaux qui ne me semble pas euphonique) sed Canis,
dactyle initial, groupe pied patron “ vos quoque” : les
spondées connotent également le poids de la chaleur SUB UMBRA ARBORIS à
l’ombre d’un arbre arboris, nettement isolé et par le rejet et par sa nature de mot-pied,
dactyle initial AD RIVOS
PREATEREUNTIS AQUAE aux bords d’une eau coulante (le mot PRAETEREUNTIS, cinq
syllabes, fait image par sa longueur exceptionnelle//la traduction emprunte à
une vieille chanson citée par Gérard de Nerval : près du ruisseau
coulant) trois longues successives, pour marquer la pause sur la rive
dans ce vers où domine le ruissellement des eaux: arboris |ad
ri|vos||praetere|untis a|quae
NEC TAMEN INTERDUM PUDEAT TENUISSE BIDENTEM et
pourtant je ne rougirais pas de prendre
de temps la houe (et non la pioche : toute citadine que je sois, je sais
que les pioches n’ont qu’une dent, au contraire des houes en ont deux :
BI-DENS !) ce que ce vers qui commence par un groupe dactyle, nec
tamen a de remarquable, c’est l’absence d’autres traits remarquables :
ni coupe rare, ni mots-pieds, ni patron métrique/Tibulle ménage ici une plage
de –relative !- banalité, pour son évocation des travaux “ ennuyeux et
faciles ” AUT ou alors STIMULO TARDOS INCREPUISSE BOVES stimuler de
l’aiguillon les bœufs lents (stimuler s’impose ici pour une raison
évidente !/lire TARDOS BOVES) mouvement continu du vers : les mots
enjambent les pieds : nous suivons le pas lent et régulier des
bœufs//coupe après tardos NON PIGEAT REFERRE DOMUM SINU il ne me
répugnerait pas de rapporter à la maison dans mon giron (Bornecque : pli
semi-circulaire que forme un vêtement et dans lequel les mères portaient leurs
enfants/ on peut également comprendre je n’aurais pas honte de rapporter,
au sens de je n’en éprouverais aucun respect humain, variante
synonymique du pudeat précédent…) AGNAMVE une agnelle (impossible de
rendre en français le balancement VE…VE sans alourdir la phrase) FETUMVE
CAPELLAE DESERTUM ou un petit de chèvre abandonné OBLITA MATRE d’une mère
oublieuse (C. d’agent de DESERTUM) (Oui, oui, à moi aussi, ça me rappelle le
Bon Pasteur !)
AT VOS Quant à vous groupe spondée FURESQUE
LUPIQUE voleurs et loups (on peut aussi comprendre : loups qui êtes des
voleurs/ ou encore : voleurs qui êtes des loups) PARCITE respectez mot-pied
(dactyle) en tête de vers//suivent quatre longues, qui solennisent
l’avertissement : de-mag-no-prae (parcite| de mag|no ||praeda
pe|tenda gre|ge) EXIGUO PECORI mon modeste bétail PRAEDA PETENDA [EST]
il faut prélever sa proie (adjectif verbal d’obligation) DE MAGNO GREGE sur un
grand troupeau
Vers 35 à 44
HIC EGO pour moi groupe dactyle à l’initiale (antithèse
AT VOS/HIC EGO renforcée par le parallélisme métrique) SOLEO j’ai pour habitude
ici PASTOREMQUE MEUM LUSTRARE QUOT ANNIS et de purifier mon berger tous les ans
ET PLACIDAM SPARGERE LACTE PALEM (lire PLACIDAM PALEM) et d’arroser de lait
Palès la bienveillante (PALES, divinité italique protectrice des bergers et des
troupeaux) spargere, mot-pied /vers entièrement dactylique : la
bienveillante Palès intimide moins que les autres dieux
ADSITIS DIVI Dieux, soyez-moi favorables, NEC et E
PAUPERE MENSA +parce qu’ils sont servis +sur une table pauvre en contraste
avec le vers précédent, vers entièrement spondaïque (sauf le dactyle permanent,
constitué du mot-pied paupere)/le vers se termine par le spondée, mensa
mot-pied VOS SPERNITE DONA ne méprisez pas les dons dona nec,
C.O.D. dactyle initial, et groupe-pied/le verbe spernite, mot dactyle
occupe la position symétrique après la coupe NEC E PURIS FICTILIBUS ni
+parce qu’ils sont servis +dans une poterie sans ornements (je mets les points
sur les i avec les mots signalés d’une croix, mais le texte étant elliptique,
il faut le rendre de façon elliptique : d’une table pauvre, d’une
poterie unie, ne méprisez pas les dons...) PRIMUM au commencement ANTIQUUS
AGRESTIS l’ancêtre paysan FICTILIA SIBI FECIT POCULA s’est fait des coupes de
terre cuite (reprise en écho FICTILIBUS/FICTILIA// lire FICTILIA POCULA) pocula,
dactyle initial DE FACILI COMPOSUITQUE LUTO (lire : DE FACILI LUTO) et
les a façonnées d’argile facile +à travailler+
NON EGO Mais moi (pas de mot de liaison, asyndète,
signe d’une forte opposition) groupe dactyle REQUIRO je ne demande pas
DIVITIAS PATRUM les trésors de mes pères FRUCTUSQUE ni les revenus vers
entièrement dactylique : la pauvreté est allègre chez Tibulle/coupe
penthémimère, régulière QUOS TULIT que rapportait (litt. : rapporta, mais
le passé simple est impossible ici en français) groupe dactyle CONDITA
MESSIS la moisson engrangée ANTIQUO AVO à mon aïeul du +bon+ vieux temps PARVA
SEGES un labour +de+ petite +taille+ (SEGES : terre préparée à recevoir la
semence/labour, au sens de terre labourée est le mot français qui rend le mieux
cette notion/règle de la répétition pour l’adjectif PARVA qui qualifiait HOSTIA
au vers 22 ) SATIS EST c’est assez pour moi (ou : me suffit) SI LICET pourvu qu’il me soit possible groupe
dactyle à l’initiale ET aussi NOTO REQUIESCERE LECTO (lire : NOTO
LECTO) +de+ me reposer dans un lit amical (je prends cet adjectif dans Bornecque) lecto, spondée : on s’y étend à loisir ET MEMBRA
LEVARE et +de+ délasser mes membres SOLITO TORO sur une couche familière.
Vers 45 à 50
QUAM JUVAT comme on aime (ici, JUVAT est un
impersonnel régissant l’infinitif AUDIRE/ on peut rendre aussi par comme
j’aime, je choisis on pour garder la nuance impersonnelle) groupe
dactyle IMMITES VENTOS AUDIRE entendre les vents sauvages trois spondées
(six longues successives) pour les vents sauvages : quam juvat|
immi|tes ven|tos //au|dire cu|bantem/coupe rare, hepthémimère CUBANTEM
alors qu’on est couché (accusatif en apposition au sujet non exprimé de
l’infinitif AUDIRE/ la traduction Cuf, entendre de son lit est
excellente, mais demande à être justifiée par un mot-à-mot précis) ET DOMINAM
CONTINUISSE TENERE SINU et retenir sa maîtresse dans un tendre giron vers
entièrement dactylique (SINU : je traduis par giron, comme au
vers 31, en vertu du principe général de la répétition : toute reprise
d’un même mot dans le texte source doit se rendre par une reprise de
l’équivalent dans le texte cible/ ce principe général permet de conserver ici
l’effet d’écho voulu par le poète, le rapprochement entre l’agnelle perdue et
la maîtresse, toutes deux objets de tendres soins// TENERO : Bornecque
donne, à partir d’un exemple d’Horace, teneri versus, vers d’amour, le
sens amoureux, ce qui me suggère la variante suivante : emprisonner
sa maîtresse dans un cœur amoureux, merci Baudelaire ! Mais je préfère
conserver giron pour les raisons déjà données.) AUT ou bien HIBERNUS CUM
FUDERIT AUSTER (lire : CUM HIBERNUS AUSTER FUDERIT) lorsque l’Auster
hivernal (l’Auster souffle du sud et il amène la pluie) aura fini de déverser
(valeur d’achèvement des temps du perfectum) fuderit, dactyle
permanent GELIDAS AQUAS ses eaux glaciales SECURUM SOMNOS SEQUI
s’abandonner au sommeil sans soucis (SECURUM, construction identique à
CUBANTEM) IGNE JUVANTE un +bon+ feu aidant (ici, entorse à la règle de
répétition/ je me console avec l’idée que l’impersonnel JUVAT et le personnel
JUVO ne sont pas un seul et même verbe ! Rendons hommage au passage à la
famille Grimaldi dont la devise est Deo juvante, à la grâce de Dieu// la
question ayant été posée sur le Forum, je précise que la forme IGNE est
régulière, ablatif poétique de IGNIS) HOC MIHI CONTINGAT puissé-je avoir
ce bonheur (impersonnel CONTINGIT, il arrive par bonheur, au subjonctif
de souhait/ variante, plus loin du texte : tel est le bonheur que je me
souhaite) hoc mihi, groupe dactyle à l’initiale SIT DIVES
JURE qu’il soit riche +c’est son + droit ce vœu est exprimé sur le patron vos
quoque : hic mihi| contin|gat// sit |dives |jure fu|rorem//dives,
spondée : la richesse isole, et Tibulle détache soigneusement les mots
dénotant la richesse/la finale –es, brève par nature, est
allongée par la succession de consonnes -s + j- QUI celui qui
FERRE POTEST peut endurer FUROREM MARIS la colère de la mer (ou la folie,
puisque ira brevis furor…) qui maris, groupe dactyle ET
TRISTES PLUVIAS et les pluies désolées (Il m’arrive de lever le nez de mes
livres et de faire des excursions dans l’Archipel guadeloupéen. Rien n’est plus
sinistre qu’une traversée sous la pluie, dans une lueur crépusculaire… C’est ce
que m’évoque ce vers de Tibulle/ désolées : en vertu de la règle de
répétition, il faut ici un adjectif susceptible de qualifier et la pluie, et
les larmes)
Vers 51 à 56
O QUANTUM EST AURI PEREAT périsse tout ce qu’il y a
d’or (tout l’or du monde) -QUE SMARAGDI et d’émeraudes (et toutes les
émeraudes) coupe rare, hepthémimère : o quan|t(um e)st au|ri pere|at
//poti|usque sma|ragdi POTIUS…QUAM FLEAT ULLA PUELLA (tmèse de
POTIUSQUAM) plutôt que ne pleure une +petite+ amie OB NOSTRAS VIAS à cause de
nos marches (ici, entorse à la règle de répétition car routes n’entre pas dans
ce contexte/je rends cependant par un terme militaire, car il ne s’agit pas de
voyage d’agrément !) quam fleat, groupe dactyle
TE MESSALA Toi, Messala, DECET BELLARE TERRA MARIQUE
il te faut faire la guerre sur terre et sur mer (DECET : il convient, il
sied ; dans le cas de Messala, c’est une question de point
d’honneur : noblesse oblige, d’où ma traduction) patron nec Spes
soulignant la gravité du propos UT DOMUS PRAEFERAT pour que ta maison
expose HOSTILES EXUVIAS les dépouilles des ennemis (impossible ici de rendre
HOSTILIS par un adjectif) le groupe ut domus forme un dactyle initial
clos sur lui-même/praeferat, mot pied, dactyle après la coupe :
sujet et verbe occupent des positions symétrique dans le vers (cf. Martia…classica
du vers 4)
ME mais moi (asyndète soulignant la forte opposition
TE/ME) RETINENT me retiennent VINCTUM VINCLA enchaîné les chaînes (figure
dérivative) FORMOSAE PUELLAE d’une belle amie patron vos quoque :
effet d’écho (53/55) avec variété dans la répétition ET SEDEO et je suis
assis IANITOR portier DURAS ANTE FORES (lire : ANTE DURAS FORES) devant
les inflexibles battants de sa porte (version moins littérale, mais plus
euphonique : sa porte aux inflexibles battants)
Vers 57 à 68
NON EGO LAUDARI CURO je ne me soucie pas de
+recevoir+ des éloges (litt. : d’être félicité, ou célébré) MEA DELIA
Délia chérie non ego, groupe dactyle//coupe rare, hepthémimère//Delia,
dactyle permanent, mise en relief de ce nom enfin prononcé, suivi d’un second
mot-pied, tecum TECUM DUM MODO SIM du moment que je suis avec toi
(mise en valeur de TECUM isolé entre un mot-pied et le rejet) dum modo,
groupe dactyle : QUAESO SEGNIS
INERSQUE VOCER je veux +bien+ que l’on me traite de paresseux et d’engourdi
(litt. : QUAESO VOCER je demande que l’on me traite ou : traitez-moi,
s’il vous plaît…) TE SPECTEM mais que je te voie SUPREMA MIHI CUM VENERIT HORA
quand viendra mon heure dernière te spec|tem su|prema mi|hi //cum |venerit
|hora : deux spondées en tête solennisent le vers/coupe rare,
hepthémimère/la séquence venerit hora, deux mots-pied successifs est
parallèle à la séquence Delia tecum/noter le sens des mots ainsi
détachés : venerit et (suprema) hora TE TENEAM MORIENS
que je te tienne en mourant DEFICIENTE MANU d’une main +qui va+ faiblissant (Je
suis l’éditeur Budé qui voit ici des subjonctifs de souhait/il me semble
également possible de faire dépendre ces subjonctifs de DUM MODO : que
l’on me traite de lâche du moment que je serai avec toi, que je te verrai quand
viendra mon heure dernière, que je te tiendrai d’une main qui va faiblissant.
Tu me pleureras alors….) FLEBIS ET ME DELIA et tu me pleureras, Delia
ARSURO POSITUM LECTO (lire POSITUM ARSURO LECTO) posé sur le lit qui va flamber
coupe rare, hepthémimère/noter la séquence finale (on peut parler de
clausule) |Delia |lecto, deux mots-pieds, rigoureux parallélisme avec le
vers 57 ET et DABIS tu donneras TRISTIBUS LACRIMIS OSCULA MIXTA (lire
OSCULA LACRIMIS MIXTA) des baisers mêlés de larmes désolées tristibus
et oscula, dactyles, en position symétrique FLEBIS tu pleureras NON
TUA SUNT PRAECORDIA tes entrailles à toi ne sont pas DURO FERRO VINCTA
enchaînées de fer inflexible (inflexible : règle de répétition,
reprise de la traduction de DURAS FORES/cette même règle m’impose enchaînées
au lieu de blindées, qui rend mieux le sens) patron nec Spes associé
au vœu et à la prière : les deux sont présents ici//flebis à la
même place initiale qu’au vers 61, allongé sur deux temps par la succession des
consonnes –s et –n forme un spondée//le dactyle suivant est un
groupe complet, non tua// ferro, dernier mot du vers, spondée,
bien détaché par le rejet NEC et STAT TIBI SILEX un caillou ne se
tient pas pour toi (datif éthique) stat tibi, groupe dactyle détaché
après la coupe IN TENERE CORDE dans ton tendre cœur.
ILLO DE FUNERE +ce jour-là+ de ces obsèques funere,
mot-pied, dactyle permanent (je glose ILLO qui pour moi, marque ici
l’éloignement dans le futur) NON JUVENIS POTERIT QUISQUAM REFERRE DOMUM (lire
NON JUVENIS QUISQUAM/l’adjectif QUISQUAM dans une phrase négative équivaut à
l’adjectif NULLUS dans une phrase positive) aucun jeune homme ne pourra
rapporter à la maison LUMINA SICCA des yeux secs NON VIRGO ni +aucune+ jeune fille
lumina, mot pied, dactyle initial
TU pour toi (toujours l’asyndète) MANES NE LAEDE
MEOS ne blesse pas mes mânes SED mais PARCE SOLUTIS /CRINIBUS respecte tes
cheveux dénoués (que les pleureuses antiques se doivent d’arracher/ mise en
valeur de CRINIBUS par un rejet) patron métrique identique à celui du vers
59, même coupe hephthémimère ET TENERIS DELIA PARCE GENIS et, Délia,
respecte tes joues tendres (que les pleureuses antiques se doivent de griffer
au sang) pentamètre entièrement dactylique/crinibus, mot-pied,
dactyle initial/Delia, mot pied isolé après la coupe sont symétriques
Vers 69 à 78
INTEREA en attendant ce mot forme à lui seul un
pied et demi/ coupe trihémimère après ces trois mesures DUM FATA SINUNT
tant que les destins le permettent JUNGAMUS AMORES concluons notre amour JAM
VENIET MORS bientôt viendra la mort ADOPERTA TENEBRIS enveloppée de ténèbres
CAPUT quant à la tête (accusatif de relation/ on traduira avec plus d’élégance la
Mort à la tête couverte de ténèbres) ce vers est purement dactylique :
l’approche de la mort est rapide JAM SUBREPET INERS AETAS bientôt s’insinuera l’âge engourdi NEC
AMARE DECEBIT et il ne faudra plus aimer NEC ni DICERE BLANDITIAS dire des
douceurs CANO CAPITE à une tête blanche (allitérations : nEC/DECEbit/DICEre/CAno/Capite,
assurant la continuité de l’ensemble) dicere, mot-pied, dactyle
initial
NUNC LEVIS EST TRACTANDA VENUS c’est le moment de
s’occuper de la douce Vénus nunc levis, groupe dactyle à l’initiale DUM
FRANGERE POSTES NON PUDET tant qu’on n’a pas honte de fracasser les chambranles
coupe rare, hepthemimère//frangere, mot pied, dactyle permanent//postes,
dernier mot du vers est un spondée//en rejet, non pudet, groupe dactyle ET
RIXAS INSERUISSE JUVAT et qu’on aime provoquer des querelles HIC EGO c’est là
+que+ moi hic ego, groupe dactyle DUX MILESQUE BONUS je suis
+vaillant+ général et vaillant soldat (l’adjectif qualifie les deux noms mais
vient en second//procédé identique au vers 24 : MESSES ET BONA VINA) VOS
mais vous (toujours l’asyndète) soulignée par la coupe hepthémimère
SIGNA TUBAEQUE fanions et trompettes ITE PROCUL allez au loin (pour une fois,
le français peut être plus elliptique que le latin : loin d’ici,
fanions et trompettes !) CUPIDIS VIRIS aux hommes ambitieux VULNERA
FERTE portez les blessures
FERTE ET OPES portez aussi l’opulence EGO quant à
moi (asyndète, soulignée par la coupe trihémimère : fert(e
e)t o|pes //ego |composi|to se|curus a|cervo) SECURUS sans soucis
COMPOSITO ACERVO grâce à mes provisions bien rangées (je n’emploie pas le trop
peu poétique stock, mais c’est bel et bien de stocks qu’il s’agit) DITES
DESPICIAM je narguerai les riches DESPICIAMQUE FAMEM et la faim, je la
narguerai (je risque ici un archaïsme : nargue des riches ! nargue
de la faim // archaïsme qui en faisant ellipse du verbe me permet de
ne pas décider si DESPICIAM est un futur de l’indicatif – connote la certitude-
ou un subjonctif de souhait –connote l’incertitude//le latin est ambigu, la
traduction doit l’être également) dites, spondée initial,
mot-pied : procédé constant de Tibulle pour isoler la richesse dans un
souverain mépris.
J’espère vous avoir ainsi prouvé que l’on perd en
compréhension fine à négliger les effets de sens induits par la scansion :
le sens du poème n’est pas seulement dans le sens des mots, il est dans leur
succession. Il vaut donc la peine de faire l’effort de scander, ce qui peut
devenir un jeu si l’on frappe dans ses mains, un coup long pour tra, deux coups
rapides pour la. (Point-trait : c’est du morse ! )
(Je commente l’ensemble du texte, pour une raison pratique : j’ignore le découpage de l’édition scolaire, et pour une raison méthodologique, tout découpage me semblant artificiel. Au fil de ma traduction, j’ai déjà donné des éléments de commentaire linéaire, que je complète ici dans une vision globale nettement plus conforme aux intentions de l’auteur.)
construction d'ensemble, un texte programmatique, une personnalité poétique
Cette première élégie est de composition spéculaire
: de DIVITIAS à DITES (premiers mots des premier et dernier vers), en passant
par SIT DIVES (vers 49) ou de DIVITIAS ALIUS […] SIBI CONGERAT à DESPICIAM
FAMEM en passant par QUANTUM EST AURI PEREAT […] POTIUSQUAM FLEAT PUELLA, les
termes (DIVITIAS/DIVES/DITES) et les idées (ALIUS CONGERAT/SIT DIVES JURE/DESPICIAM) se font écho, soulignant l’opposition (ALIUS
SIBI/EGO SECURUS)
entre le poète et les autres : les autres qui accumulent des richesses
quand le poète, lui, trouve sa voie dans le juste milieu (AUREA MEDIOCRITAS, le
juste milieu qui vaut de l’or) à égale distance de la fortune et de la
misère : DITES est séparé de FAMEM par un double DESPICIAM. Nous
rejoignons ainsi Sénèque : si le philosophe veut vivre son immense fortune
comme une pauvreté, le poète veut vivre sa –relative– pauvreté comme une
fortune : Sénèque use de sa vaisselle d’argent comme si elle était
d’argile (V, 6), Tibulle de sa vaisselle d’argile comme si elle était d’argent
(vers 39-40).
Cette tension entre la richesse et la pauvreté se
traduit par une composition en alternance :
ALIUS/eux, la richesse, vers 1 à 4
ME/, moi, la pauvreté, vers 5 à 49
QUI FERRE POTEST…/la richesse, vers 49 à 54
ME RETINENT/la pauvreté, vers 55 à 78 (et dernier)
où la pauvreté l’emporte nettement en nombre de
vers. C’est à elle que revient le dernier mot : FAMEM, tandis l’idée-force,
le prix à payer pour s’enrichir est trop élevé est exprimée en trois endroits
stratégiques, l’incipit, le centre et l’explicit.
Ainsi, dans tout le texte, s’opposent les champs
lexicaux
*de la richesse :
DIVITIAS/AURO (vers 1)/FELICIS QUONDAM (vers 19)/DIVITIAS
PATRUM (vers 41)/DIVES (vers 49)/ AURI/SMARAGDI (vers 51)/OPES (vers 77)/DITES
(vers 78 et dernier)
*et de la pauvreté :
MEA PAUPERTAS (vers 5)/PAUPERIS AGRI (vers 19, mis
en valeur par sa situation de mot-pied en dactyle permanent)/VIVERE PARVO (vers
25, même remarque : dactyle permanent)/E PAUPERE MENSA (vers 38, encore un
dactyle permanent)/FAMEM (vers 78)
Les reprises que nous avons soulignées (voir aussi
la traduction) assurent l’unité à l’intérieur des chaque partie et ménagent des
effets d’écho (ou de contraste) entre les parties :
SOMNOS FUGENT (vers 4)/SOMNOS SEQUI (vers 48), les
trompettes du camp chassent le sommeil (vers 4) que le poète poursuit au coin
de son feu (48) : SECURUM (vers 48) à l’abri des intempéries/SECURUS (vers
77), à l’abri du besoin ;
TERREAT : au vers 3 a pour sujet LABOR, le
danger et pour objet le soldat/au vers 18, PRIAPUS pour sujet, AVES pour
objet ;
le signal guerrier, MARTIA CLASSICA PULSA (vers 4)
est repris sous les termes plus techniques SIGNA TUBAEQUE au vers 75 ;
l’adjectif TENER, à différents cas, qualifie les
ceps de vigne (vers 7), le giron du poète (vers 46), le cœur de Delia (vers 64)
puis ses joues (vers 68) ;
l’adjectif ADISIDUUS, à différents cas, qualifie
LABOR (vers 3) puis IGNE, le feu du foyer paisible (au vers 6) ;
l’adjectif INERS, à différents cas, qualifie la vie
tranquille (vers 5), le poète lui-même, après sa démobilisation, et enfin
l’âge, c’est-à-dire la vieillesse (vers 71) ;
RUSTICUS, en apposition au sujet (vers 8) qualifie
le poète, puis (vers 23) la jeunesse, RUSTICA PUBES, PUBES terme repris par
JUVENIS (vers 65) et VIRGO (vers 66) ;
ACERVOS, déterminé par FRUGUM (vers 9) revient au
vers 77 : COMPOSITO ACERVO ;
le verbe PONERE, toujours au passif, a pour sujet
l’offrande faite au dieu : PONITUR ANTE DEO (vers 14), puis, au
subjonctif, le dieu en personne : PONATUR […] PRIAPUS (vers 17 et 18,
allitération en P)
FORES désigne les battants de la porte du temple de
Cérès (vers 16), puis ceux de la porte de Delia (vers 56) qui en est
sacralisée ;
LUSTRABAT (vers 21) est repris au vers 35 :
LUSTRARE ;
l’adjectif EXIGUUS, à différents cas, qualifie la
propriété du poète (vers 22) puis son troupeau (vers 33) ;
l’adjectif PARVUS, qualifie d’abord la victime du
sacrifice propitiatoire, HOSTIA PARVA (vers 22), détermine l’adjectif
CONTENTUS : CONTENTUS PARVO (vers 25), puis qualifie la propriété du
poète, PARVA SEGES (vers 43)/ l’effet produit par la reprise d’EXIGUUS se
renforce de la reprise de PARVUS ;
AQUA, l’eau, est avenante et courante au vers
28 : PRAETEREUNTIS AQUAE, rébarbative et glacée au vers 47, GELIDAS
AQUAS ;
DOMUS est cité trois fois, dont deux dans
l’expression REFERRE DOMUM, rapporter à la maison d’abord un chevreau
égaré (vers 32), puis des yeux secs, après un enterrement (vers 66, avec
coefficient négatif), encadrant une occurrence où DOMUS est sujet (vers
54) : DOMUS PRAEFERAT EXUVIAS, la maison expose des dépouilles, la demeure
protectrice se fait un instant musée des horreurs ;
TRISTES (vers 50) qualifie la pluie sur la mer puis
les larmes de Délia : TRISTIBUS ET LACRIMIS (vers 62), tandis que le nom
de la mer, associé d’abord à la pluie MARIS ET TRISTES PLUVIAS est ensuite
associé à Messala : BELLARE […] TERRA MARIQUE ;
le verbe FLERE entre dans un jeu subtil avec le nom
PUELLA : POTIUS… QUAM FLEAT PUELLA (vers 52 : la belle et les
larmes), FORMOSAE VINCLA PUELLAE (vers 55 : la belle, sans les larmes),
FLEBIS (vers 61 et 63 : les larmes, dans une adresse directe à la
belle) ;
l’adjectif DURUS, qualifie d’abord les battants de
la porte de Délia (vers 55), puis le fer qui ne blinde pas ses entrailles, DURO
FERRO (vers 63).
(Tibulle met ces termes en relief par les procédés
métriques que j’ai signalés au fil de la traduction. Je ne les répète donc pas
ici, mais il va sans dire que ces remarques font partie intégrante du
commentaire.)
Cette première élégie donne le ton du recueil dont
elle annonce tous les thèmes.
Les premiers vers expriment le dégoût du métier de
soldat (repris ici aux vers 26, puis 52 et enfin 75), qui sera orchestré dans
l’élégie X, hymne à la paix.
Comparer :
DIVITIAS ALIUS FULVO CONGERAT SIBI CONGERAT AURO
et :
ALIUS SIT FORTIS IN ARMIS (élégie X, vers 29).
Les travaux agricoles que le poète se plaît à
imaginer sont ceux que la paix favorise dans l’élégie X.
RUBER PRIAPUS (vers 16-17), Priape peint en rouge se
retrouve dans l’élégie IV, hors programme : c’est lui qui dispense les
conseils pour séduire les jeunes gens, ces jeunes gens que l’on devine sous le
terme générique RUSTICA PUBES et qu’il faudra faire pleurer aux funérailles de
Tibulle : ILLO NON JUVENIS POTERIT DE FUNERE QUISQUAM//LUMINA NON VIRGO
SICCA REFERRE DOMUM (vers 65–66).
Ainsi est discrètement annoncé le thème de
Marathus,
à qui Tibulle consacre trois élégies, IV, VIII et IX, hors programme.
SEDEO DURAS IANITOR ANTE FORAS évoque en mineur le paraclausithuron,
ou chant devant la porte close, motif traditionnel de la poésie amoureuse,
traité par Catulle (Carmina, 67) que Tibulle orchestre dans l’élégie
II.
Le poète apostrophe son protecteur Messalla au vers
53, avant d’en chanter la gloire dans l’élégie VII, hors programme.
Au vers 59, TE SPECTEM SUPREMA MIHI CUM VENERIT HORA
et dans les suivants Tibulle joue avec l’idée de sa propre mort, une mort douce
pour peu que Délia soit présente. Dans l’élégie III, il met en scène sa mort en
Phéacie, une mort bien plus pathétique, loin des siens, loin de sa mère, loin
de sa sœur, loin de Délia (Certains en déduisent que Tibulle avait grandi entre
sa mère et sa sœur, ce qui n’a rien que de très plausible. Mais nous ne sommes
pas obligés de croire à l’existence objective de ce trio symbolique qui résume
toute la tendresse humaine).
Le JUVENIS du vers 65 annonce Marathus.
Le mélancolique vers 72 : DICERE NEC CANO
BLANDITIAS CAPITE recevra un démenti dans l’élégie VI : NOS, DELIA,
AMORIS// EXEMPLUM CANA SIMUS UTERQUE COMA (vers 85/votre œil exercé aura
reconnu en Deli(a a)|moris un mot-pied, dactyle permanent,
étroitement solidarisé avec amoris par l’élision : Délia et l’amour
ne font qu’un seul mot ! )
Enfin, l’allégresse finale, NUNC LEVIS EST TRACTANDA
VENUS est celle de l’hymne à la paix de l’élégie X .
Cette première élégie construite en boucle ouvre un
recueil construit en boucle.
Cependant les thèmes du recueil sont ici chantés en
mineur : les souffrances de l’amour, de l’abandon, ne sont pas évoquées, pas
plus que la mort solitaire. Le poète se ménage ainsi la possibilité d’une
progression, de la douceur à la douleur, puis de la douleur à la paix, dans
tous les sens du terme, paix des cœurs et Paix générale.
Le poète latin, avons-nous dit, ne cherche pas
l’originalité, mais l’excellence : ainsi rivalise-t-il avec ses
prédécesseurs sur des thèmes identiques, pour imposer sa facture particulière.
Les thèmes permanents de la littérature occidentale, l’Amour et la Mort sont
bien au rendez-vous, ainsi que les thèmes plus proprement augustéens des
bienfaits de la paix et des travaux ruraux. L’on salue également au passage
Lucrèce : SUAVE MARI MAGNO TURBANTIBUS AEQUORA VENTIS/E TERRA MAGNUM
ALTERIUS SPECTARE LABOREM (De natura rerum, II, 1 et 2/cf. vers 45 et
suivants) et Catulle : VIVAMUS, MEA LESBIA, ET AMEMUS. (cf. vers 69)
Comment s’empêcher de reconnaître le NUNC EST BIBENDUM par lequel Horace
célèbre la fin de la guerre civile dans le NUNC LEVIS EST TRACTANDA
VENUS ? Il n’est pas défendu non plus de trouver ici un écho de Virgile,
et dans l’opposition du guerrier et du paysan une reprise de la Première Bucolique.
Ces références sont bien entendu des révérences. Notre temps n’a pas inventé
l’intertextualité !
Chaque poète cependant fait entendre dans ce chœur
un accent particulier.
L’accent de Tibulle, c’est d’abord le thème très peu
romain du dégoût des servitudes militaires. Horace a pu monter en épingle une
prétendue lâcheté, l’abandon de son petit bouclier sur le champ de bataille, il
ne dit rien des peines quotidiennes du soldat de métier. Tibulle nous fait
entendre la complainte du pousse-cailloux, qui n’a jamais son compte de sommeil
(MARTIA SOMNOS CLASSICA FUGENT), qui s’épuise à marcher sous le cagnard (LONGAE
VIAE/CANIS AESTIVOS ORTUS) et rêve d’ombre et de fraîcheur. 7 vers sur 78,
c’est-à-dire 10 % de l’ensemble sont consacrés à ce thème du refus de la
gloire, refus nettement revendiqué : QUAESO SEGNIS INERSQUE VOCER.
Contrairement à Achille, Tibulle préfère beaucoup d’ans sans gloire
plutôt que peu de jours suivis d’une longue mémoire (Emprunt à l’Iphigénie
de Racine). L’ironie du sort n’a pas ratifié ce choix : Tibulle est mort
jeune, et 2 000 ans plus tard on en parle encore. Mais sa gloire, en effet,
n’est pas celle du guerrier.
La marque de Tibulle, dans cette première élégie,
c’est encore, c’est surtout l’indécision entre le rêve et la réalité. Le poème
s’ouvre sur un subjonctif de souhait, et se ferme sur une forme équivoque où
l’on peut voir, soit un futur, soit un subjonctif. Futur et subjonctif
alternent tout au long d’un texte relativement pauvre en formes d’indicatif, et
ces formes d’indicatif en prennent un certain coefficient d’irréalité :
VENEROR (vers11) : s’agit-il d’un présent
a-temporel, exprimant une attitude permanente du poète, ou d’un présent de
narration utilisé pour donner plus de présence au futur espéré ?
NUNC AGNA EST HOSTIA PARVA (vers 22) est impossible
à prendre au pied de la lettre pour un présent, puisqu’il s’inscrit dans un
contexte futur : AGNA CADET/PUBES CLAMET (vers 23-24) ;
SOLEO (vers 36) pose le même problème
d’interprétation que VENEROR.
Les vers suivants nous transportent dans le passé
avec des verbes au parfait (présent du perfectum) : FECIT, COMPOSUIT,
TULIT. Nous sommes bien dans le domaine de la réalité, mais une réalité
révolue : si ce n’est pas du rêve, c’est du souvenir, et du souvenir à
caractère mythique. Nous échappons toujours au réel.
SATIS EST (vers 43), QUAM JUVAT (vers 45) posent
encore le même problème d’interprétation que VENEROR ;
ME RETINENT (vers 55) et SEDEO (vers 56) sont
purement métaphoriques et rien ne permet de décider si la FORMOSA PUELLA est
une femme véritable, aimée du poète, ou un accessoire obligé de son rêve
(DOMINAM TENERO CONTINUISSE SINU…) ;
CURO (vers 56) est aussi ambigu que VENEROR, SOLEO,
SATIS EST, QUAM JUVAT ; QUAESO (vers 58) connote l’incertitude par son
sens ;
NON TUA SUNT (vers 63) est nettement descriptif,
mais toute la question (non résolue) est de savoir si cette femme est du
domaine du rêve ou du réel ;
SINUNT (vers 69) est à l’indicatif présent par
contrainte grammaticale ;
le NUNC de NUNC LEVIS EST TRACTANDA VENUS (vers 73)
est indécis : maintenant du rêve ? maintenant du
réel ?
Je pose la question, mais c’est pour NE PAS DONNER
DE RÉPONSE : la réponse, c’est qu’il n’y a pas de réponse. Tout, dans ce
poème est indécis, la seule réalité concrète ce sont les mots, ces mots dont le
poète respecte les contours au lieu de les briser par la scansion : peu
d’élisions, grande fréquence de mots-pieds, et même de groupes-pieds, notamment
en position de dactyle permanent. L’effet produit est comparable à la diction
du rap, mots détachés et rythme saccadé puisque aux coupes régulières (au
milieu d’une mesure) s’ajoutent les haltes entre les mesures. L’usage de
patrons métriques (réemploi d’une même structure métrique pour traiter un même
thème) jalonne le texte de repères rassurants.
Dans ce monde onirique, une seule réalité, la
poésie.
Par là, cette élégie, qui ne dit pas un mot de
poésie, se fait néanmoins art poétique.
P. S. Il est toujours imprudent d’éclairer le passé
par le futur, mais je ne puis m’empêcher de trouver une tonalité commune aux
élégies de Tibulle et aux Regrets de Du Bellay : il s’agit dans les
deux cas d’ambitions déçues ou reniées, en tous cas insatisfaites : «en
quelle saison/ Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ?» à quoi s’ajoute
une réflexion (implicite ici, explicite là) sur la poésie.