texte | traduction universitaire | traduction par groupe de mots | commentaire |
Haec nocuere mihi. Quod adest huic
dives
amator,
venit in exitium callida lena meum.
Sanguineas edat illa dapes atque ore cruento
tristia cum multo pocula felle bibat;
50
hanc volitent animae circum sua fata querentes
semper, et e tectis strix violenta cana;
Ipsa fame stimulante furens herbasque sepulcris
quaerat et a saevis ossa relicta lupis,
currat et inguinibus nudis ululetque per urbes,
55
post agat e triviis aspera turba canum.
Eueniet; dat signa deus; sunt numina amanti,
saevit et iniusta lege relicta Venus.
At tu quam primum sagae praecepta rapacis
desere: nam donis vincitur omnis amor.
60
Pauper erit praesto semper, te pauper adibit
primus et in tenero fixus erit latere;
pauper in angusto fidus comes agmine turbae
subicietque manus efficietque viam;
pauper ad occultos furtim deducet amicos
65
vinclaque de niveo detrahet ipse pede.
Heu canimus frustra, nec verbis uicta patescit
janua, sed plena est percutienda manu.
At tu, qui potior nunc es, mea fata timeto:
versatur celeri Fors levis orbe rotae.
70
Non frustra quidam jam nunc in limine perstat
sedulus ac crebro prospicit ac refugit,
et simulat transire domum, mox deinde recurrit,
solus et ante ipsas exscreat usque fores.
Nescio quid furtivus amor parat. Utere quaeso,
75
dum licet: in liquida nam tibi linter aqua.
(texte collationné sur l'édition Hatier/les Belles Lettres)
Voilà ce qui m'a nui. Pour l'amant riche qui la presse maintenant, une fourbe entremetteuse a causé mon malheur. Qu'elle se repaisse, celle-là, de chairs saignantes, que sa bouche ensanglantée vide des coupes pleines de fiel amer; que les ombres de ceux qui pleurent leur destinée volent sans cesse autour d'elle, et que du haut de son toit chante la stryge déchirante; dans sa fureur que la faim stimule, qu'elle aille elle-même chercher des herbes sur les sépulcres et des os dédaignés par les loups sauvages; qu'elle coure, le ventre nu, et hurle par les villes, ayant à ses trousses la meute farouche des chiens des carrefours. Je serai exaucé; un Dieu m'en donne ses signes : il est des dieux pour les amants, et Vénus sévit contre la foi rompue. Mais toi, oublie au plus tôt les conseils d'une sorcière rapace : car il n'est point d'amour qui résiste aux cadeaux. Un amant pauvre sera toujours prêt à recevoir tes ordres, à les prévenir; il sera tendrement fixé à ton côté. Un amant pauvre, fidèle compagnon au milieu de la foule qui se presse, te prêtera sa main et t'ouvrira la route. Un amant pauvre te conduira en secret chez tes amis réunis en cachette, et détachera lui-même les liens qui serrent ton pied aussi blanc que la neige. Hélas! nos chants sont vains; sourde à mes plaintes, la porte ne s'ouvre pas : il y faut frapper la main pleine. Et toi, qui as la préférence aujourd'hui, crains le vol qu'on m'a fait : la roue légère de la Fortune tourne avec rapidité. Ce n'est pas en vain qu'un autre déjà s'arrête sur son seuil, empressé, et regarde à plusieurs reprises, et bat en retraite; qu'il fait semblant de dépasser la maison, puis bientôt revient seul et crache constamment devant la porte. Je ne sais ce que prépare l'amour furtif. Jouis de ton bonheur, je t'en prie, tandis que tu le peux; ta barque vogue sur une eau courante.
|
|
Quod |
En
ce qui concerne le fait que |
adest
huic dives amator |
est
présent auprès d’elle un riche amant, quant au riche amant qu’elle
a aujourd’hui |
Venit in exitium meum |
est
venue pour ma perte |
callida
lena |
une
entremetteuse rusée ; c’est à cause d’une entremetteuse
rusée qui est venue pour ma perte ; |
Sanguineas edat
illa dapes |
Qu’elle
mange, celle-là, des mets saignants |
atque ore
cruento |
Et
que d’une bouche ensanglantée |
Tristia cum multo pocula felle
bibat; |
elle
boive de funestes coupes avec beaucoup de fiel
remplies de fiel |
Hanc volitent
circum |
Que
voltigent autour d’elle |
animae sua fata
querentes |
des
âmes se plaignant de leur destin |
Semper |
toujours |
et e tectis
strix violenta canat |
Et
que des toits la strige sinistre chante ! Chante des
choses sinistres/ chante sinistrement |
Ipsa fame
stimulante furens |
Qu’elle
même, tenaillée (rendue folle) par la faim |
herbasque
sepulcris Quaerat |
elle
cherche des herbes dans les tombes |
et a saevis
ossa relicta lupis, |
et
des ossements laissés par les loups cruels, |
Currat et
inguinibus nudis |
et
qu’elle coure le ventre nu |
ululetque per
urbes, |
et
qu’elle hurle à travers les villes |
Post |
que
derrière elle |
e triviis aspera turba canum |
une
meute farouche de chiens de carrefours |
Agat. |
la
pourchasse. |
Eveniet: |
Cela
arrivera : |
dat signa deus; |
un
dieu (me) donne des signes ; |
sunt numina amanti |
il
y a des divinités pour l’amant |
Saevit et |
et
elle est en fureur |
injusta lege
relicta Venus. |
Vénus
abandonnée, l’accord n’étant pas respecté ; Et Vénus abandonnée est en fureur,
quand l’accord passé est trahi. |
At
tu quam primum |
Mais
toi, le plus vite possible |
sagae
praecepta rapacis |
les
conseils de cette sorcière avide |
Desere, |
abandonne-les |
nam
donis vincitur omnis amor. |
car
tout amour est vaincu par des cadeaux
Car les cadeaux brisent toujours l’amour. |
Pauper erit praesto semper |
Un
amant pauvre sera toujours disponible, |
te
pauper adibit |
un
amant pauvre viendra vers toi |
Primus |
le
premier, |
et
in tenero fixus erit latere ; |
et
il sera attaché à ton tendre côté ; délicatement à ton
côté ; |
Pauper fidus comes |
Un
amant pauvre, fidèle compagnon |
in angusto agmine turbae |
dans
les rangs étroits de la foule, |
Subicietque
manus |
(et
) glissera ses mains sous (tes bras)
il te soutiendra de la main |
efficietque
viam, |
et
t’ouvrira le chemin, |
Pauper furtim
deducet |
Un
amant pauvre te conduira en cachette |
ad occultos amicos |
chez
des amis secrets |
Vinclaque
detrahet ipse |
et
il défera lui même les attaches |
de niveo pede. |
de
ton pied de neige. |
Heu !
canimus frustra, |
Hélas !
nous chantons en vain Mes
chants/poèmes sont inutiles |
nec patescit Janua, |
et
la porte ne s’ouvre pas |
verbis
victa |
vaincue
par mes paroles, et la porte que mes
paroles n’ont pas vaincue ne s’ouvre pas |
sed plena manu |
mais
c’est avec une main pleine |
est
percutienda. |
qu’elle
doit être frappée / qu’il faut frapper. |
At tu, qui
potior nunc es, |
Mais
toi, qui maintenant es le préféré, |
mea furta timeto: |
crains
mes larcins (le larcin qui m’a été fait) : |
Versatur Fors |
Elle
tourne, la fortune |
Celeri levis
orbe
rotae. |
grâce
au cercle rapide de sa roue légère. la
roue légère de la Fortune tourne rapidement. |
Non frustra
quidam jam nunc |
Ce
n’est pas en vain que quelqu’un déjà maintenant |
in limine
perstat |
se
tient sur le seuil |
Sedulus |
empressé |
ac crebro
prospicit |
et
observe souvent |
ac refugit, |
et
s’enfuit |
Et
simulat transire domum, |
et
feint de dépasser la maison |
mox
deinde recurrit, |
bientôt
enfin revient en courant |
Solus |
dès
qu’il est seul |
et
ante ipsas excreat usque fores. |
et
devant la porte elle-même crache sans interruption. |
furtivus
amor parat |
Un
amour secret prépare |
Nescio
quid. |
je
ne sais quoi. |
Utere
quaeso, |
Profite,
je t’en prie, |
Dum
licet: |
tant
que tu le peux : |
nam
tibi linter |
En
effet pour toi la barque (est/vogue) |
in
liquida aqua. |
sur
une eau courante. |
Elégie 5
vers 47-76
Introduction ad libitum –mais conforme
à la loi du genre !-
I°) Trois énonciations différentes pour trois destinataires
1-1°) Malédictions contre l’entremetteuse « callida
lena » // demandes pressantes à Vénus : -vers 47-58
Noter les subjonctifs dans
les quatre distiques la concernant (edat, bibat ; volitent ;
canat ; quaerat ; currat ; agat) ; abondance des verbes,
tous verbes d’action = abondance des malédictions qui concernent tout son être
( quête de nourriture / transformation physique / errance au milieu des ombres
infernales et des bêtes sauvages).
L’entremetteuse immédiatement signalée
comme « callida » (mot pied) ; coupable d’avoir rompu des liens
voulus par Vénus : placée au milieu de « in
exitium….meum » : but poursuivi par l’entremetteuse : viser/
blesser le poète gravement ; mais
à travers lui, elle blesse la déesse qui a voulu son amour pour Délie.
De ce fait imprécations
violentes et abondantes (noter l’accumulation des ET devant presque toutes les
malédictions exprimées) toutes centrées sur le thème de l’errance
au sens propre (quaerat 54 ; currat –55)
comme figuré :
- folie (furens 53)
- transformation en bête sauvage :
Vampire 49-50 : dévore des
chairs crues (mise en évidence de sanguineas / cruento en début et fin de 49 +
coupe tri après sanguineas ; tristia et pocula, mots pieds + construction
assez désordonnée des mots de la phrase du vers 50 : les adjectifs
d’abord, les deux noms –pocula/felle- ensuite : le contenu des coupes à boire
est inévitable – le fiel comme symbole de ses méfaits ? juste retour des
choses ? ;
Monstre affamé 53-54 avec coupe tri
après fame, hepht après furens , réduite à chercher sa nourriture comme
les bêtes sauvages ou les créatures infernales dans les cimetières –sepulcris /ossa
relicta- et devant se contenter de ce que les animaux eux-mêmes laissent.
Véritable loup solitaire 55-56 : ce n’est
plus une voix humaine qu’elle émet : ululet (juste après la coupe hepht) ; elle étale une nudité animale impudique –inguinibus nudis ;
rejetée/poursuivie par d’autres animaux tout aussi sauvages –aspera turba
canum, avec aspera mot pied
En outre ces imprécations sont dominées par
un souhait : l’exclusion du monde des humains ( idée d’errance sans but
exprimée par per urbes – ‘urbes’ spondée final, et mot-pied -) ; la lena
n’est plus entourée que de créatures infernales : animae sua fata
quaerentes (donc damnées, puisqu’elles se plaignent) -51/ + strix violenta 52 : seul
accompagnement pour elle : des damnés ou un monstre suceur de sang.
Pourtant, de quel poids sont ces
imprécations ? Est-il possible de penser qu’elles se réaliseront ? Ne
sont –elles pas impossibles de par leur violence même et leur outrance ?
La peine du poète est-elle si forte qu’il faille de telles punitions pour la
soulager…. Ce qui nous conduirait à penser que rien en fait n’est capable de la
soulager ?
Face à ces questions angoissantes, le
choix du poète est de se tourner ailleurs, vers Délie, pour essayer peut-être
une solution plus envisageable ? La convaincre de lui revenir ?
1-2°) Adresse à Délie,
immédiatement suivie de la
description (qui lui est adressée) des avantages d’avoir un amant pauvre. vers 59-68 -
Délie présentée comme
victime de la « lena » : At tu (spondée initial – at dissocie,
au moins dans le texte, Délie de la sorcière)…+ desere (impératif et dactyle initial + mot
pied) ; urgence du conseil « quam primum », juste avant la coupe
pent. Si Délie ne se libère pas de l’entremetteuse, elle risque d’être
entraînée dans sa chute.
La lena, elle, évoquée par le mot «sagae » entre deux coupes pent et hepht +
«rapacis »
en fin de vers ; au milieu du groupe, praecepta : les conseils de
l’entremetteuse sont disqualifiés par les caractéristiques de cette femme :
la seule chose à retenir d’elle est qu’elle est une sorcière ! Ses
conseils sont donc mauvais ; elle est « rapax », donc
intéressée ; et c’est elle qui a introduit la corruption de l’argent –vers
60 : nam donis : accumulation de longues / vincitur : présent de
VG ; - dans l’amour de Délie et du poète ;
Pourquoi alors ne pas prendre ses conseils à
rebours ?
Après l’avertissement, vient
donc la mise en garde incitative: « vois ce que tu perds », à
travers l’éloge de l’amant pauvre. -61-66 (ou contre-modèle amoureux) +
noter l’anaphore de « Pauper », au début de chaque distique, et
chaque fois dans un dactyle initial (+ deux occurrences du mot au vers 61).
L’éloge est bien présenté comme paradoxale, et peut-être donc tentant pour une
femme inconstante et peu morale comme Délie ?
Tout le passage est au futur, gage d’une réalité
possible ; il ne tient qu’à Délie d’en faire le choix.
Suit le portrait, riche en
détails pittoresques et précis, des « vertus » de l’amant
pauvre :
- il est toujours là : praesto et semper
entre les trois coupes du vers 61 + rejet de primus au début du vers 62 ;
il est fixus -62- et fidus -63, entre deux coupes pent et hepht + noter fidus
comes de chaque côté de la deuxième coupe, et au milieu de « in angusto….agmine
turbae » : l’amant pauvre protège des agressions de la
foule ; parallélisme du pentamètre 64 : deux dactyles/une syllabe -
deux dactyles/une syllabe // verbes au futur + acc deux fois ; deux verbes
avec préverbe de « soutien » : sub/ex (il soutient de la main,
il ouvre le chemin et met à l’abri de la foule) ; + les deux verbes
coordonnés = attention sans faille de l’amant pauvre ;
- il sait garder les
secrets :
furtim – 65- entre deux coupes pent et hepht, et entre « ad
occultos » et « amicos » ; et il n’est pas ennemi des
parties fines : deducet, c’est lui qui y conduit sa bien-aimée !
- il n’est rebuté par
rien :
vinclaque + detrahet deux dactyles mots-pied au début de chaque partie du
pentamètre ; insistance sur celui qui detrahet : ipse ! Il ne le
fait pas faire par son esclave ; il fait lui-même le geste de détacher les
sandales, et grâce à cette prosternation (du flanc –in latere- au pied –de
pede) peut à la fois prouver la solidité de son attachement et se contenter
d’admirer humblement ce qui lui est donné à voir : niveo pede.
Mais cette adresse à Délie
s’avère inutile : « canimus frustra » (distique 67-68) ;
tout s’est passé comme si Délie était sourde à cette supplique ; elle
n’apparaît plus depuis le vers 61, si ce n’est par l’intermédiaire de son flanc
ou de son pied ; elle est totalement absente de 67-68 :
« canimus » dit le poète mais il
n’a plus d’auditeurs, ses « verbis » ne s’adressent à
personne ; elles ne sont en tout cas entendues ni de Délie ni de sa
‘janua’ .
Peut-être alors faut-il faire
une autre tentative et s’adresser directement à celui qui a pris la
place ?
1-3°) Mise en garde adressée à
l’amant en place contre l’amant à venir -vers
69-76
De nouveau, rupture dans le ton :
« At tu », en spondée initial, immédiatement suivi des précisions qui
permettent d’identifier le nouvel interlocuteur : « qui potior nunc
es » ; noter la coupe pent après « potior » et hepht
après « es » : précarité de la situation du nouvel amant ;
ce n’est pas fait pour durer. Pour preuve, l’impératif futur en fin de vers
« timeto » qui montre la rapidité avec laquelle sa position auprès de
Délie risque de se dégrader.
« Potior » et « mea
furta » insistent d’autre part sur la nature des liens qui unissent le
nouvel amant et Délie : des liens matériels de possession, par nature
précaires : ce qui s’est acheté, ou a été volé, peut se perdre facilement, surtout si un autre acheteur se
présente, et qu’il offre plus !
Comme pour Délie, le poète commence par
un avertissement à l’amant, mais un avertissement plus solennel, moins
personnel, moins suppliant ; « desere » était une
supplique ; « timeto » est une menace voilée ; en outre,
rappel au vers 70 de la loi commune : « versatur….Fors » ;
maxime imagée à la fois générale, et appropriée à Délie, femme versatile.
Comme pour Délie, l’avertissement est suivi d’un portrait, mais
dont le but,cette fois, est « préventif » ! Il s’agit de faire
comprendre à l’amant que sa présence aux côtés de Délie est naturellement vouée
à l’échec, à plus ou moins court terme. Tout le passage est au présent, gage
d’une réalité incontournable; l’amant en titre n’y peut rien ! Son seul
choix se limite à se préparer, ce que, peut-être, le poète n’avait pas assez
fait.
De plus dès le début du vers 71, avant
même la description des manigances du client à la succession, la litote
« non frustra » (en écho à la fois malheureux- ‘lui va réussir’- et
perfide–‘je ne suis pas tout seul’- au frutra du vers 67) annonce l’inéluctabilité de la
succession ! Noter aussi le nombre de spondées du vers 71 : arrivée
furtive mais incontournable du successeur ; limine en dactyle obligatoire
et mot-pied (+ perstat, trochée final et mot-pied) : il est là, tout
près ! « jam nunc » entre deux coupes pent et hepht ;
« quidam » avant la coupe pent (on ne sait pas qui il est,
mais il est là !) ; et il est ‘motivé’ ! (sedulus, mot pied, et
dactyle initial du pentamètre + autre mot-pied : prospicit) ; noter
l’abondance des verbes d’action, tous coordonnés (perstat… ac …prospicit ac refugit -dans la deuxième
moitié du pentamètre-, et simulat…. deinde recurrit… et excreat), la plupart en
fin de vers (avec parfois des assonances intéressantes,comme entre
« refugit » et recurrit » : la fuite, pour ce ‘quidam’
n’est pas synonyme d’abandon) ; le candidat est à l’affût, comme le soldat
qui scrute l’ennemi, pour l’attaquer au bon moment ; véritable ‘chronique
d’une infidélité annoncée’ ! en secret d’abord (noter « furtivus
amor » entre deux coupes tri et hepht / nescio –de nescio quid- en
dactyle initial et mot-pied) ; plus visiblement ensuite :
« excreat » dactyle imposé mais mot-pied.
Le vers final du passage -76- reprend
sous une autre forme l’inéluctabilité de la fragilité de cet amour : à
l’image de la roue succède celle de l’eau qui coule ; mais c’est la même
idée ! la roue de la fortune tourne - « versatur » - , et de
même l’eau sur laquelle flotte la « linter » -barque synonyme de
destin- est « liquida », courante, donc, insaisissable, et
changeante.
Tout ce passage semble donc
surtout une sorte de méditation sur la faiblesse de l’amour en face de
l’obstacle majeur que représentent l’intérêt matériel et l’argent sous toutes
ses formes. A l’exception des malédictions du début, on pourrait penser que le
poète élargit un peu son champ de vision et nous offre une réflexion sur la
fragilité de l’amour et sa disparition inéluctable.
Et pourtant, c’est encore et
toujours de lui et de Délie qu’il nous parle, mais de façon peut-être plus
lucide, plus amère, plus désenchantée que dans les élégies précédentes.
II°) Les «
itinéraires de traverse » : le poète ne peut plus échapper à la
lucidité !
2-1°) Un portrait sans complaisance
de soi
Le moment n’est plus aux
faux fuyants : le poète dans cet extrait se montre tel qu’il est.
- Douleur d’être trompé mais
en même temps espoir d’un possible retour ;
Violence du ton /colère du poète contre celle qu’il rend responsable de son malheur
extrême ; la virulence des imprécations -4 premiers distiques- , comme
soulagement de son infortune ; à la mesure de sa haine pour l’infidèle/
mais aussi de l’amour qu’il ressent pour elle.
Mais
il faut éviter de s’en prendre à Délie directement ; trouver un exutoire
qui ne mette pas pour autant en cause ses sentiments pour elle, et un possible
rapprochement : c’est donc à l’entremetteuse qu’il s’en prend. La rendre
responsable de l’infidélité de Délie est également une façon de s’abuser, et de
se donner le droit de croire que la réconciliation est possible, une fois
débarrassé de celle qui a envenimé leurs relations.
+ consolation / bonne conscience puisée dans la certitude
qu’il est soutenu par Vénus : eveniet 57 (+ coupe tri juste après le mot)
au futur, suivi de deux verbes au présent (actualité et VG) : dat, et
sunt ; coupe hepht forte entre dat et sunt ; accord entre le
poète et « deus », puis « numina », puis Venus à la fin
d’un vers qui commence par saevit : la colère de Vénus contre la Lena est
une certitude, d’une certaine façon consolatrice. Justifie la peine du poète et
la légitimité de son amour pour Délie.
- Amoureux mais lucide : s’il s’attarde tant (trois
distiques) sur le portrait de l’amant pauvre, c’est que c’est en fait de lui
qu’il parle ; il « fait l’article » pour montrer A Délie les
avantages POUR Délie d’un tel homme à ses côtés : un amant pauvre est
utile, fidèle, fiable, présent, soumis ; il se lance dans une sorte de
catalogue de ses mérites et de ses avantages, pour tenter de redevenir
indispensable à Délie ; ce n’est donc plus un amour sincère qu’il
espère ; la relation qu’il propose a tout de l’alliance
« commerciale », y compris les bassesses et les compromissions
nécessaires pour emporter l’adhésion d’une femme calculatrice et perverse.
D’ailleurs le poète ne se fait aucune illusion sur la réussite de
sa tentative : la déploration des vers 67-68 est explicite :
interjection de désespoir (heu) ; lucidité de l’aveu « canimus
frustra »+ place de frustra entre deux coupes tri et pent ; rappel du
paraclausithuron (« janua », rejeté au début du pentamètre + mot pied
comme dans l’élégie 2) mais sans espoir : le poète ne parle plus A la
porte mais DE la porte, présentée comme insensible et fermée : force de la
construction négative (nec porte à la fois sur victa et sur patescit) qui
montre la vanité de tout espoir; de plus la porte n’est plus ici la métaphore
de la rigueur du maître de maison, mais de la vénalité de la femme :
« plena est percutienda manu » : l’adjectif verbal à lui seul
occupe presque entièrement les deux dactyles obligatoires du pentamètre.
- Fataliste et réaliste : s’il décrit avec tant de
précision les manœuvres d’approche du futur amant de Délie, n’est-ce pas parce
qu’il en a fait autant auparavant ? Certes il eût été agréable de se
croire unique, mais ce serait manquer de bon sens ! Délie ouvre facilement
sa porte… il suffit d’attendre ; il semble que ce soit une vérité connue,
devant laquelle il serait vain de vouloir fermer les yeux. La consolation est
–un peu- dans la conviction que c’est un sort commun à tous (recours aux
maximes -57,58-60-70-76-, à l’adjectif verbal -68-…. La roue tourne pour tout
le monde… l’argent pourrit tout le monde….)
- Et d’une certaine façon
immoral par nécessité ! cf, outre la façon dont il se
« vend » à Délie en vantant les avantages de l’amant pauvre, la
complicité qu’il crée avec son successeur dans l’injonction surprenante de la
fin -75 /76- : « utere quaeso » avec deux mots-pied, et le
« dum licet » en dactyle initial du pentamètre 76: c’est la
prière amère de celui qui s’est fait supplanter : qu’au moins ce ne soit
pas pour rien ! qu’au moins, l’amant en ait tiré le maximum ; qu’au
moins, le poète n’ait pas l’impression d’avoir été chassé pour un « moins que rien », un moins bien
que lui, qui n’en ait même pas profité pendant qu’il le pouvait encore!
Cette lucidité et cette amertume
vont forcément de pair avec un nouveau regard porté sur Délie, qui n’est plus
la douce compagne auprès de qui on souhaiterait mourir, mais qui est vue ici
telle qu’elle est en réalité, telle que toute femme est ?
2-2°) Un portrait
« caché » de Délie
Délie certes occupe assez peu de place
« visible » dans ce passage, puisqu’elle n’est jamais nommée.
Cependant, dans chacune des parties de cet extrait, se trouve un lien ténu mais
réel qui rappelle Délie :
-
Vers
47 : huic
-
Vers
59/61 : tu /te
-
Vers
69 : mea fata
Elle est donc bien au centre du texte ; en
fait, c’est d’elle que nous parle le poète tout au long de l’extrait, elle,
telle qu’il a découvert qu’elle était, ou telle qu’il admet maintenant qu’elle
est.
- Femme aimée et haïe à
la fois ; la violence des imprécations contre l’entremetteuse est à la
mesure de l’amour et de la haine qu’elle inspire à cause de sa légèreté et de
son inconstance. Même si les mots semblent adressés à la lena, la réalité
qu’ils recouvrent concerne bien Délie ; il suffit de voir chacune des
imprécations comme autant de métaphores des souffrances qu’elle a infligées, et
qui lui sont souhaitées en retour : elle a fait boire des coupes amères à
son amant, elle a fait saigner son cœur ! à elle maintenant de souffrir ;
elle lui a fait connaître des affres infernaux, qu’elle les vive ! elle a
laissé son cœur sans « nourriture », qu’elle en fasse
l’expérience ! elle s’est montrée impudique, qu’elle soit vue par tous
comme telle, et que les « chiens affamés » que sont les hommes
lubriques la poursuivent de leurs désirs impurs.
- Femme faible et vénale
Le présent de « est percutienda » est , plus qu’un présent d’actualité –comment
il faut frapper à la porte de Délie aujourd’hui, pour la séduire-, un présent
de la vérité permanente de Délie : elle est vénale, elle l’a toujours été,
il est vain d’espérer autre chose…mais il a fallu du temps au poète pour
l’admettre. Aujourd’hui, c’est chose faite, au point que c’est lui-même qu’il
essaye de vendre à Délie, en lui dressant le catalogue des « avantages en
nature » de l’amant pauvre. Nous ne sommes plus dans le domaine des
déclarations amoureuses, mais dans le donnant-donnant : voici ce que tu
gagnes à être avec moi ; certes, je n’ai pas d’argent (thème de la pauvreté
abondamment traité dans toutes les élégies), mais j’ai des qualités autrement
plus intéressantes et monnayables pour la vie quotidienne. A la rigueur,
l’argent peut se trouver dans la poche d’un autre….
- Femme frivole, et
versatile,
incapable d’un amour sincère et durable ; aussi « levis » que la
roue de la Fortune, et livrée aux hasards des rencontres prometteuses. Quel est
l’obstacle majeur de celui qui guette déjà si la place est libre ?
Certainement pas Délie ! C’est à
l’amant en place que le poète demande d’être présent et solide ; c’est de
sa fermeté que dépend ou non l’arrivée d’un autre dans la place. Noter
l’urgence du « Dum licet » en dactyle initial au vers 76 : cela
ne va pas durer longtemps ; Délie est prête pour une autre aventure….
Forcément, puisqu’elle est toujours prête !
Conclusion
Un
texte beaucoup plus amer que les précédents.
Certes,
la conquête amoureuse est stimulante, mais elle est épuisante et lassante
aussi, car elle n’est jamais définitive ; l’amoureux triomphant est
toujours à deux doigts de devenir l’amant trompé et chassé.
De
quel poids sont donc les paroles de l’amoureux rejeté face à la duplicité et à
la vénalité de la femme (des femmes ?) ? Les chants de l’amoureux
n’atteignent pas la belle et n’ont aucune puissance pour regagner l’amour
perdu. Leur seule raison d’être est d’apporter, peut-être, une consolation au
poète, et de lui permettre d’établir comme un lien de fraternité avec tous ceux
de son espèce ! Solidarité de tous les « mâles » trompés, qu’ils
soient maris ou amants, seule échappatoire à la solitude ?
On voit donc que ce n’est pas d’aujourd’hui que les poètes chantent qu’ « il n’y a pas d’amour heureux », ou qu’ils affirment que la poésie se nourrit de leur désespoir ! De là à penser qu’il est nécessaire de s’inventer des amours malheureuses pour pouvoir parler d’amour en poésie……