le tout: Hubert Steiner
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Tradit Cluvius ardore retinendae Agrippinam potentiae eo usque provectam, ut medio diei, cum id temporis Nero per vinum et epulas incalesceret, offerret se saepius temulento comptam in incesto paratam; jamque lasciva oscula et praenuntias flagitii blanditias adnotantibus proximis, Senecam contra muliebris inlecebras subsidium a femina petivisse, immissamque Acten libertam, quae simul suo periculo et infamia Neronis anxia deferret pervulgatum esse incestum gloriante matre, nec toleraturos milites profani principis imperium. Fabius Rusticus non Agrippinae sed Neroni cupitum id memorat ejusdemque libertae astu disjectum. Sed quae Cluvius, eadem ceteri quoque auctores prodidere, et fama huc inclinat, seu concepit animo tantum immanitatis Agrippina, seu credibilior novae libidinis meditatio in ea visa est, quae puellaribus annis stuprum cum M. Lepido spe dominationis admiserat, pari cupidine usque ad libita Pallantis provoluta et exercita ad omne flagitium patrui nuptiis.
Cluvius rapporte qu'entraînée par l'ardeur de conserver le pouvoir, Agrippine en vint à ce point, qu'au milieu du jour, quand le vin et la bonne chère allumaient les sens de Néron, elle s'offrit plusieurs fois au jeune homme ivre, voluptueusement parée et prête à l'inceste. Déjà des baisers lascifs et des caresses, préludes du crime, étaient remarqués des courtisans, lorsque Sénèque chercha, dans les séductions d'une femme, un remède aux attaques de l'autre, et fit paraître l'affranchie Acté. Celle-ci, alarmée tout à la fois pour elle-même et pour l'honneur de Néron, l'avertit "qu'on parlait publiquement de ses amours incestueuses ; que sa mère en faisait trophée, et qu'un chef impur serait bientôt rejeté des soldats." Selon Fabius Rusticus, ce ne fut point Agrippine, mais Néron, qui conçut un criminel désir ; et la même affranchie eut l'adresse d'en empêcher le succès. Mais Cluvius est ici d'accord avec les autres écrivains, et l'opinion générale penche pour son récit ; soit qu'un si monstrueux dessein fût éclos en effet dans l'âme d'Agrippine, soit que ce raffinement inouï de débauche paraisse plus vraisemblable chez une femme que l'ambition mit, encore enfant, dans les bras de Lépide, que la même passion prostitua depuis aux plaisirs d'un Pallas, et que l'hymen de son oncle avait instruite à ne rougir d'aucune infamie.
CLUVIUS TRADIT Cluvius rapporte AGRIPPINAM PROVECTAM (ESSE) ARDORE RETINENDAE POTENTIAE qu'Agrippine se laissa entraîner par son ardeur à retenir son pouvoir (R: PRO-VEHO IS ERE VEXI VECTUM, infinitif passif avec son c. d'agent, ici une chose, «pousser en avant», cf. un vecteur; RETINENDAE POTENTIAE est un idiotisme, ou un latinisme; cette construction à l'adjectif verbal doit être traduite comme un gérondif = RETINENDI POTENTIAM) EO USQUE UT, MEDIO DIEI si loin que, au milieu du jour, (R: souvent EO est derrière USQUE, dans cette structure, mais la présence du verbe de mouvement lui donne tout son impact), CUM NERO INCALESCERET ID TEMPORIS, comme Néron s'échauffait à ce moment de la journée (R: IN-CALE-SCO: le suffixe inchoatif-itératif (c'est-à-dire qu'il indique soit que l'action commence, soit qu'elle se répète) souligne ici que l'action débute; ID TEMPORIS, m.m: durant cela du temps) PER VINUM ET EPULAS par le truchement du vin et des mets (servis), SE OFFERET SAEPIUS TEMULENTO elle s'offrit assez souvent (à lui) ivre, (SE) COMPTAM ET PARATAM INCESTO elle-même parée et prête à l'inceste (R: COMO IS ERE COMPSI COMPTUM; PARATUS +datif ici, alors que la construction avec AD+acc. est plus fréquente). QUE PROXIMIS ADNOTANTIBUS JAM OSCULA LASCIVA Et les intimes remarquant déjà les baisers lascifs ET BLANDITIAS PRAENUNTIAS FLAGITII et les caresses préludant au scandale (R: PROXIMI, m.m: les plus proches; ablatif absolu, l'infinitive suivante: SENECAM PETIVISSE dépendant de CLUVIUS TRADIT du début) SENECAM PETIVISSE SUBSIDIUM A FEMINA (Cluvius rapporte aussi que), Sénèque demanda de l'aide à une personne du sexe CONTRA ILLECEBRAS MULIEBRES contre les attraits féminins (R: cf. notre traduction artificielle et discutable de FEMINA, pour éviter un rapprochement fautif - et refusé par Tacite - entre FEMINA et MULIER) QUE LIBERTAM ACTEN IMMISSAM et l'affranchie Acté fut envoyée (R: COI non exprimé: à lui, Néron; agent non exprimé: par Sénèque; ACTEN: accusatif grec) QUAE SIMUL ANXIA SUO PERICULO ET INFAMIA NERONIS qui, à la fois préoccupée du danger qu'elle courait et du discrédit jeté sur Néron, DEFERRET INCESTUM ESSE PERVULGATUM lui rapporta que l'inceste avait été divulgué, GLORIANTE MATRE sa mère s'en faisant gloire NEC MILITES TOLERATUROS IMPERIUM PRINCIPIS PROFANI et que les soldats ne supporteraient pas le commandement d'un Princeps sacrilège (R: cette crainte de Néron à l'égard de la troupe se verra confirmée en 68, quand il se suicidera en se croyant trahi par elle). FABIUS RUSTICUS MEMORAT Fabius Rusticus rappelle ID CUPITUM NON AGRIPPINAE SED NERONI que ce désir non d'Agrippine mais de Néron (R: m.m: ce qui a été désiré non par Agrippine mais par Néron car CUPITUM est un participe passé passif, ayant pour agent deux datifs: la construction est très ramassée, concise, comme d'habitude chez Tacite) DISJECTUM ASTU EJUSDEM LIBERTAE fut dissipé par l'adresse de la même affranchie. SED CETERI AUCTORES PRODIDERE QUOQUE EADEM QUAE CLUVIUS, Mais les autres auteurs ont rapporté aussi les mêmes «choses» que Cluvius ET FAMA INCLINAT HUC, et la rumeur penche vers cette solution (R; HUC=adv. question QUO) SEU AGRIPPINA CONCEPIT ANIMO soit qu'Agrippine eut conçu en son esprit (R: CONCIPIO, cf. conception) TANTUM IMMANITATIS une si grande monstruosité (R:m.m: tant de... + gén.) SEU MEDITATIO LIBIDINIS NOVAE soit que la méditation d'une pulsion sexuelle hors norme (R: LIBIDO est le désir physique, la jouissance, NOVUS est en fait négatif) VISA EST CREDIBILIOR sembla plus crédible IN EA QUAE, ANNIS PUELLARIBUS, chez celle qui, lors de ses années de pré-adolescence, ADMISERAT STUPRUM CUM LEPIDO SPE DOMINATIONIS avait accepté une relation sexuelle scandaleuse avec Lépide par espoir de (tout) diriger (R: le sens d'ADMITTERE STUPRUM semble particulièrement réaliste, voire obscène; STUPRUM: Lépide était le beau-frère d'Agrippine), PROVOLUTA USQUE AD LIBITA PALLANTIS CUPIDINE PARI, s'était abaissée jusqu'aux caprices de Pallas par un désir identique (celui du pouvoir!!!) (R: on retrouve le mépris du membre de la nobilitas pour l'ancien esclave affranchi, PALLAS) ET EXERCITA AD OMNE FLAGITIUM et s'était exercée à tout espèce de forfait NUPTIIS PATRUI par son mariage avec son oncle.
1) Tacite mérite bien son titre d' car il pratique la critique historique.
2) Sa des turpitudes auliques, via des comportements sexuels débridés, est très claire, sans fausse pudibonderie.
3) Mais loin de se complaire dans un tel spectacle, Tacite, en bon connaisseur des méandres glauques de l'âme humaine, sait nous montrer que derrière ces jeux... de jambe? se cache une (con)quête forcenée du pouvoir.
I) Tacite, historien: Après nous avoir présenté les manigances de Poppée pour évincer Agrippine, Tacite aborde un aspect plus scabreux: l'inceste entre la mère et le fils. Pour ce faire - et comme cette question, pour essentielle qu'elle soit en ce qui concerne l'équilibre psychique de l'Empereur, doit être traitée avec... pudeur et prudence - car qui a fait quoi? - il cite d'emblée sa source: CLUVIUS Rufus TRADIT. Habituellement, comme Tite-Live, Tacite - et au rebours des ouvrages historiques modernes - ne cite pas ses sources. Mais c'est qu'ici, elles sont divergentes, comme l'atteste l'évocation de FABIUS RUSTICUS MEMORAT en asyndète. Le présent de l'indicatif, dans les deux cas, donne tout leur impact et leur présence à cette anecdote. Tacite énonce donc le témoignage de chacun, puisqu'il s'agit de contemporains de la chose, en consacrant tout de même plus de lignes à celui qui a sa préférence. Il n'en reste pas moins que ces deux historiens - au sens étymologique de témoin - semblent d'accord sur certains points: EJUSDEM LIBERTAE, avec le ASTU qui reprend plus péjorativement le SUBSIDIUM. L'action subreptice de Sénèque disparaît chez Rusticus, mais une telle audace de la part d'une affranchie implique qu'elle a été envoyée en mission et qu'elle soit protégée, car elle se jetait ainsi de façon obvie dans les voies de la mère du Princeps.... En fait, la discordance des deux auteurs porte non sur les tentatives elles-mêmes, mais sur la personne à laquelle attribuer la pulsion première. Tacite se rabat sur la position de la majorité, CETERI AUCTORES, en insistant sur leur accord, afin de rendre ceci indubitable en utilisant la rhétorique: EADEM QUAE, QUOQUE. Vient en renfort la crédibilité, la vraisemblance, comme l'indique le FAMA (selon l'adage fameux: VOX POPULI VOX DEI - même s'il concerne en fait le tribunal?), avec le renvoi HUC, même si le verbe utilisé: INCLINAT permet certes d'apprécier l'objectivité de Tacite, mais n'a rien de franchement conclusif. L'alternative (SEU/SEU) présente alors un débat faussement équilibré: le premier membre accepte comme responsable Agrippine (position de Cluvius), le deuxième, semblant vouloir la critiquer en dénonçant des apparences peut-être trompeuses: CREDIBILIOR, VISA EST, ne va pas plus loin et se termine même sur une charge virulente qui, résumant toutes les turpitudes sexuelles que l'on peut attribuer à Agrippine - comme si c'était sa nature profonde: ANNIS PUELLARIBUS - , emporte l'adhésion du lecteur, encore une fois par des moyens rhétoriques (cf. les AD-miserat, AD libita, AD omne flagitium, avec l'emphase finale de ce OMNE). En fait, ces moyens ne sont-ils pas douteux? Mais nous réserverons l'étude du vocabulaire sexuel à notre deuxième partie. Quoi qu'il en soit, le résultat est là: Avec un tel passé, l'auditeur/lecteur ne peut disculper Agrippine des tentatives incestueuses, celles-ci n'étant pas remises en cause, ce qui confirmait déjà le ADNOTANTIBUS PROXIMIS du début...
2) Ces turpitudes sont clairement exposées:
déjà, le comportement de Néron lui-même est choquant pour un romain correctement éduqué: Il n'est pas décent de boire du vin à midi (n'oublions pas le climat méditerranéen!), et le PRANDIUM du midi est léger (c'est lors de la CENA, à la fraîche que l'on festoie - et encore, il ne faut pas généraliser les orgies romaines!) alors que Néron procède sans retenue: INCALESCERET où le suffixe SCO prend tout son sens: il commence à être «chaud», et ceci se répète. Ceci est confirmé par le TEMULENTO. (On trouve le même comportement chez Pétrone, dans le Satiricon, avec toute la faune qui pullule autour de Trimalcion)
Agrippine n'est pas mieux servie: SE OFFERET SAEPIUS (plusieurs tentatives); elle s'est faite toute belle (cf. les érotiques romains, où l'artifice joue un grand rôle - avec plus ou moins de bonheur d'ailleurs): COMPTAM. Le PARATAM INCESTO montre que cette manoeuvre a lieu de sa part en toute conscience et que le chemin est préparé (tenue adéquate pour ne pas compliquer la tâche?). L'alliance des mots cherche à choquer: les termes péjoratifs abondent: INCESTO (deux fois), FLAGITIUM (deux fois), puis: INFAMIA, PROFANI... le texte devient plus hyperbolique: TANTUM IMMANITATIS avec une emphase certaine. Le NOVAE LIBIDINIS n'est moins méchant que pour les ignorants: ce qui est nouveau révulse une conscience romaine. Tout ceci se termine en une accumulation de coucheries où tout se mêle: beau-frère, affranchi, oncle, avec des termes aussi dépréciatifs: STUPRUM, LIBITA (apparemment, une simple pulsion d'ordre physiologique, comme chez Sade). Le traditionnel NUPTIIS (O TEMPORA, O MORES!) subit un ultime «retournement» et devient l'exemple même de l'immoralité suprême, par son rapprochement avec OMNE FLAGITIUM: Agrippine a sali ce qu'il y avait de plus sacré. Elle avait la technique pour ce faire et plusieurs cordes à son arc pour faire vibrer son partenaire: LASCIVA OSCULA, BLANDITIAS PRAENUNTIAS (les préludes: On a ainsi l'impression de titres pour certaines fresques de la maison du centenaire à Pompéi) Attention: La présence de la FAMILIA (PROXIMIS ADNOTANTIBUS) n'ajoute rien, les romains n'ont pas de nos pudeurs [écrirons-nous, en LAUDATOR TEMPORIS ACTI, «maintenant oubliées»]. Agrippine continue ses approches: MULIEBRES ILLECEBRAS (R: le MULIEBRES est révélateur: l'homme, lui, ne perd pas son temps à ces amusements; d'ailleurs, le plaisir féminin a si mauvaise presse que, si l'on en parle, même chez les érotiques latins, c'est à propos des femmes légères et non des femmes légales, les MATRONAE. On ne plaisante pas avec ça, cf. l'exil d'Ovide!). La parade pour arrêter tout est d'éveiller chez Néron l'angoisse du qu'en dira-t-on (PERVULGATUM) - l'empereur n'est pas omnipotent, au rebours de la FAMA! - et la réaction de la garde prétorienne (NEC MILITES TOLERATUROS), sans doute moins par sens moral que par superstition: les Dieux pourraient ne pas apprécier ces débordements, voire - puisque Jupiter est un chaud lapin - trouver que Néron lui fait un peu trop concurrence: Junon est la soeur de Jupiter, un autre inceste, cf. les pharaons égyptiens - mais il s'agit d'orientaux, qui ont mauvaise presse!. De toute façon, l'inceste ne respecte pas le MOS MAJORUM! L'échec final semble avéré: CUPITUM DISJECTUM, cf. le JAMQUE du début, avant LASCIVA? Mais on ne voit pas alors à quel moment se situerait l'intervention d'Acté... Nous ne tenons pas la chandelle, déployons un voile pudique sur ces agissements sans pousser plus avant notre enquête...
3) Mais c'est clairement qu'est exposé le ressort profond de ce compotement déviant: il s'agit de moyens - douteux certes - mis au service d'une fin: le pouvoir. Très subtilement, Tacite nous montre justement ce pouvoir échappant à l'emprise, par la disjonction très forte opérée par AGRIPPINAM entre RETINENDAE et POTENTIAE dès le début du 2. Ceci fonctionne comme une sorte d'hystéron-protéron (la fin présentée avant le début) car cette domination qui s'effiloche s'oppose ainsi à la conquête du pouvoir par l'utilisation du corps, comme ceci sera évoqué en fin de 2, par un retournement cruel. Ainsi, la boucle est bouclée, à l'envers. Ce désir du pouvoir est une motivation puissante, qui balaie tous les obstacles - la fin justifie les moyens, constatera, de façon réaliste et désabusée, Machiavel, dans Le Prince. Cette passion du pouvoir est brûlante: ARDOR, qui pousse: PROVECTAM. L'intelligence se met à son service et trouve les moyens adéquats, même immoraux, pour arriver à ses fins: CONCEPIT ANIMO (déjà annoncé par le INCESTO PARATAM, préparée non seulement physiquement mais aussi psychiquement?), voire le MEDITATIO, dont la place, quasi en oxymore à côté de LIBIDINIS, montre que tout ceci est calculé et que la pulsion sexuelle brute n'a rien à voir ici. La fin du texte n'est qu'une mise au jour du motif profond qui meut Agrippine, dès ses plus vertes années - ANNIS PUELLARIBUS : SPE DOMINATIONIS, repris, comme en insistance, toujours à l'ablatif, avec un chiasme subtil: abl de cause-expansion au génitif// expansion adjectif-abl d'agent. Le dernier ablatif d'agent (cette fois-ci au pl), avec une expansion au génitif, permet la fusion entre nos deux points de vue: NUPTIIS PATRUI, qui permit à Agrippine d'accéder au pouvoir suprême et de faire adopter son fils par son mari. Quand elle perdra toute son aura, elle voudra d'ailleurs mourir par ce avec quoi elle avait obtenu le pouvoir: le VENTREM FERI du chapitre 8 est certes une mise à mort symbolique du fils matricide, mais c'est aussi la condamnation par Agrippine de son comportement. Il n'en reste pas moins d'ailleurs que le corps des femmes et/ou le mariage, sert à sceller les accords politiques à Rome. Il ne peut donc être surprenant, vu la condition de la femme à l'époque romaine, de la voir utiliser les moyens à sa disposition pour réaliser ses propres ambitions.
Ainsi, dans ce passage, Tacite fait montre de qualités réelles d'; cette présence d'un esprit critique rend d'autant plus choquant le procédé utilisé par Agrippine pour sauver son pouvoir sur son fils, . Ceci ne serait qu'anecdotique, malgré l'horreur évoquée, si, derrière la proclamation de ces turpitudes, n'étaient dénoncés les effets dévastateurs de la