Tacite,
Annales XIII, 16, 17(début)
[13,16]
Mos
habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus sedentes vesci in adspectu propinquorum propria et parciore mensa. Illic epulante Britannico, quia cibos potusque eius delectus ex ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum aut utriusque morte proderetur scelus, talis dolus repertus est. Inoxia
adhuc
ac
praecalida
et
libata
gustu
potio
traditur
Britannico;
dein,
postquam
fervore
aspernabatur,
, resistunt
defixi
et
Neronem
intuentes.
frigida
in
aqua
adfunditur
venenum,
quod
ita
cunctos
ejus
artus
pervasit,
ut
vox
pariter
et
spiritus
ejus
raperentur.
Trepidatur
a
circumsedentibus,
diffugiunt
imprudentes:
at
quibus
altior
intellectus.
Ille
ut
erat
reclinis
et
nescio
similis,
solitum
ita
ait
per
comitialem
morbum,
quo
prima
ab
infantia
adflictaretur
Britannicus,
et
redituros
paulatim
visus
sensusque.
At Agrippinae is pavor,
ea consternatio mentis,
quamvis vultu premeretur,
emicuit,
ut perinde ignaram fuisse quam Octaviam sororem Britannici constiterit:
quippe sibi supremum auxilium ereptum et parricidii exemplum intellegebat.
Octavia
quoque,
quamvis
rudibus
annis,
dolorem
caritatem
omnes
adfectus
abscondere
didicerat.
Ita
post
breve
silentium
repetita
convivii
laetitia.
[13,17] Nox
eadem
necem
Britannici
et
rogum
conjunxit,
proviso
ante
funebri
paratu,
qui
modicus
fuit.
In
campo
tamen
Martis
sepultus
est,
adeo
turbidis
imbribus,
ut
vulgus
iram
deum
portendi
crediderit
adversus
facinus,
cui
plerique
etiam
hominum
ignoscebant,
antiquas
fratrum
discordias
et
insociabile
regnum
aestimantes.
TRADUCTION
C’était
la coutume que les fils de princes assis avec les autres nobles de leur âge
mangent sous les yeux de leurs proches parents à une table personnelle et
plus frugale. Britannicus mangeant là, parce qu’un homme choisi parmi
les serviteurs goûtait, pour
ne pas déroger à la coutume ou pour ne pas révéler le crime par la
mort de deux personnes, voici la ruse qu’on trouva. Une
boisson encore inoffensive, et très chaude, préalablement goûtée, est
apportée à Britannicus ; ensuite, après qu’il l’eut repoussée
à cause de la chaleur, on
ajoute dans l’eau froide du poison qui
se répandit dans tous ses membres de sorte que lui
ont été ravies à la fois la parole et la vie. l’entourage se prend à
trembler; les imprudents
s’enfuient de tous côtés; mais ceux dont
la compréhension est plus aiguë
restent immobiles et
fixent Néron. Celui-ci tandis
qu’il restait couché et feignait de ne rien savoir
dit que c’était un fait habituel à
cause de l’épilepsie dont Britannicus était affecté depuis son
enfance et que la vue et les sens reviendraient peu à peu. Mais la peur
d’Agrippine, l’agitation de son esprit, bien
qu’elle s’efforçât de composer son visage éclatèrent
tellement qu’il parut évident qu’elle avait été tenue dans
l’ignorance exactement comme Octavie la sœur de Britannicus; bien plus,
elle comprenait que lui avait été arraché son dernier soutient et que c’était le début des parricides. Octavie
aussi malgré son
jeune âge avait appris à cacher sa douleur, ses affections, tous
ses sentiments. Ainsi, après un bref silence la gaieté du festin reprit
La même nuit joignit le meurtre de Britannicus et son bûcher funèbre,
les préparatifs funèbres ayant été prévus auparavant, funérailles
qui furent modestes. Cependant il fut enterré sur le Champ de Mars sous
des pluies si violentes que le peuple crut que la colère des dieux était
annoncée contre un crime que d’ailleurs la plupart des hommes
pardonnait, pensant que les discordes entre frères sont anciennes et que
le pouvoir ne se partage pas. |
Mot
à mot
C’était
la coutume |
|
que
les fils de princes assis |
|
avec
les autres nobles de leur âge |
|
mangent
sous les yeux de leurs proches parents |
|
à
une table personnelle et plus frugale. |
|
Britannicus
mangeant là, |
|
parce
qu’un homme choisi parmi les serviteurs |
|
goûtait
|
|
sa
nourriture et sa boisson, |
|
pour
que la coutume ne soit pas omise (pour
ne pas déroger à la coutume) |
|
ou
pour que le crime ne soit pas révélé |
|
par
la mort des deux (ou
pour ne pas révéler le crime par la mort de deux personnes) |
|
une
telle ruse fut trouvée : (voici
la ruse qu’on trouva) |
|
|
|
une
boisson |
|
encore
inoffensive, et très chaude |
|
et
effleurée par le goût (préalablement goûtée) |
|
est
apportée à Britannicus ; |
|
ensuite,
après qu’il l’eut repoussée à cause de la chaleur, |
|
du
poison est ajouté dans l’eau froide on
ajoute dans l’eau froide du poison |
|
(poison)
qui se répandit dans tous ses membres |
|
de
sorte que / sa voix en même temps que son souffle |
|
ont
été ravis/ (lui
ont été ravis à la fois la parole et la vie). |
|
il
est tremblé par ceux qui sont assis autour l’entourage se prend à trembler |
|
les
imprudents s’enfuient de tous côtés; |
|
mais
ceux pour qui (dont)
la compréhension est plus aiguë |
|
restent
immobiles |
|
|
et
regardant Néron. et
fixent Néron.
|
Celui-ci
(Néron) tandis qu’il était étendu (restait couché) |
|
et
semblable à un ignorant et
feignait de ne rien savoir |
|
il
dit que |
|
il était
habituel qu’il en soit ainsi (c’était
un fait habituel) |
|
à
cause de l’épilepsie |
|
par
laquelle (dont) Britannicus était affecté |
|
depuis
son enfance, |
|
et
que la vue et les sens reviendraient |
|
peu
à peu. |
|
|
|
Mais
la peur d’Agrippine, |
|
l’agitation
de son esprit |
|
bien
qu’elles fussent comprimées par son visage bien
qu’elle s’efforçât de composer son visage |
|
éclatèrent
tellement |
|
qu’il
parut évident |
|
qu’elle
avait été tenue dans l’ignorance |
|
à
l’égal d’Octavie (exactement comme Octavie) |
|
la
sœur de Britannicus : |
|
bien
plus elle comprenait |
|
que
lui avait été arraché son dernier soutient |
|
et
que < c’était > un exemple de parricide. et
que c’était le début des parricides. |
|
Octavie
aussi |
|
quoique
dans ses jeunes années (malgré son jeune âge) |
|
avait
appris à cacher |
|
sa
douleur, ses affections, tous ses sentiments. |
|
Ainsi,
après un bref silence |
|
la
gaieté du festin reprit |
|
|
|
La
même nuit joignit |
|
le
meurtre de Britannicus et son bûcher funèbre, |
|
les
préparatifs funèbres ayant été prévus auparavant, |
|
(funérailles)
qui furent modestes. |
|
Cependant
il fut enterré sur le Champ de Mars |
|
sous
des pluies si violentes |
|
que
le peuple crut |
|
que
la colère des dieux était annoncée |
|
contre
un crime |
|
que
d’ailleurs la plupart des hommes |
|
pardonnait,
|
|
pensant
|
|
que
les discordes entre frères sont anciennes |
|
et
qu’un trône (le pouvoir) ne se partage pas. |
|
Presque
tous les écrivains de ce temps rapportent que, les derniers jours avant
l'empoisonnement, Néron déshonora par de fréquents outrages l'enfance
de Britannicus. Ainsi, quoique frappé à la table sacrée du festin, sous
les yeux de son ennemi, et si rapidement qu'il ne put même recevoir les
embrassements d'une soeur, on ne trouve plus sa mort ni prématurée, ni
cruelle, quand on voit l'impureté souiller, avant le poison, ce reste
infortuné du sang des Claudius. |
Tradunt
plerique
eorum
temporum
scriptores
crebris
ante
exitium
diebus
inlusum
isse
pueritiae
Britannici
Neronem,
ut
jam
non
praematura
neque
saeva
mors
videri
queat,
quamvis
inter
sacra
mensae,
ne
tempore
quidem
ad
complexum
sororum
dato,
ante
oculos
inimici
properata
sit
in
illum
supremum
Claudiorum
sanguinem
stupro
prius
quam
veneno
pollutum.
|
Commentaire de Tacite, Annales, XIII, 16-17 (début)
Intro
habituelle - - -
I°) Un texte narratif extrêment bien construit :
1-1 :
Une véritable progression dans la montée de la tension
D’abord les circonstances et le
« décor » : « mos habebatur »
nous dit les habitudes propres à ce type de repas, habitudes connues des
Romains ; recherche de l’effet «de réel ». Rappel des
circonstances : un repas (vesci),
dans une famille de haut rang (principum
liberos), réunissant des personnes de
tous âges (liberos,
ceteris nobilibus/ propinquorum...) ;
ceci est important, dans la mesure où tout est conforme aux habitudes ;
mais aussi, Britannicus faisant partie des « liberos » est de ce fait à l’écart des « adultes » à une
« propria et
parciore mensa ». il est aussi « in adspectu propinquorum » et donc en
particulier près du regard de Néron. Autre habitude (institutum)
: le goûteur (cibos potusque ejus delectus...gustu explorabat).
Ces
quelques précisions ne sont pas simplement le fruit d’un auteur ayant souci
de précision et de vérité historique ; ils sont là aussi pour que le
lecteur romain se sente à l’aise dans le récit ; tout étant connu,
chacun suivra la scène comme s’il y était.
Tacite passe ensuite très rapidement
sur tout ce qui a forcément précédé le repas, en particulier la recherche
d’une méthode efficace pour atteindre Britannicus ; il se contente d’évoquer
cette recherche par un rapide « talis
dolus repertus est ».
« Talis » oriente immédiatement
l’attention du lecteur sur ce qui va suivre. Gros plan d’abord sur la
boisson apportée à B. Trois qualificatifs créent à eux seuls la tension :
inoxia,
parce qu’il est précédé de « adhuc » -la boisson
ne le restera donc pas- ; praecalida, à cause du
préfixe qui indique déjà qu’il va falloir rafraîchir la boisson ; libata
gustu,
qui permet de savoir que désormais, B. n’a plus la protection du goûteur.
Accélération des événements tout de
suite après : d’abord le geste attendu (aspernebatur),
puis directement l’accent est mis sur le poison et ses effets sur B. dès
qu’il l’absorbe : une seule phrase pour indiquer l’ajout du poison
dans l’eau froide, l’eau dans la boisson, la boisson bue par B. et la mort
brutale de B. Rapidité incroyable de la drogue rendue par cette phrase brève
et la consécutive qu’elle contient (ita
cunctos ejus artus pervasit ut...)
Trois courtes propositions évoquent les
réactions de l’entourage, en opposition avec une longue phrase qui peint Néron
tranquillement à table, et nous rapporte indirectement ses propos.
D’abord
des phrases brèves, juxtaposées (parataxe) dont le verbe se trouve en tête (trepidatur
/ diffugiunt) ce qui peint
efficacement la panique qui s’empare des convives. En parataxe toujours, la réaction
contrastée de Néron : « ille
ut erat... ait..... » :
image de la tranquillité parfaite. « At » vient
rompre cette fausse tranquillité et présente en contrepoint la réaction d’Agrippine
d’abord, rendue plus visible par l’effort même qu’elle fait pour essayer
de masquer sa peur (is
pavor, ea consternatio....ut ... constiterit) ; puis Octavie, plus jeune, et pourtant plus habile qu’Agrippine
à rester apparemment impassible, (Octavia....omnes adfectus abscondere didicerat)
.
La dernière phrase de ce paragraphe
prend le lecteur au dépourvu, avec sa finale totalement « décalée »
par rapport à ce qui vient de se produire : « repetita convivii laetitia » ;
l’omission de ‘est ‘ à côté de repetita, même si
elle est chose courante dans le style de Tacite, se montre ici d’une grande
efficacité : aucun mot ne vient rompre le choc de ces syllabes martelées
(+ assonances). Ironie grinçante du « ita »
qui ne marque aucune conséquence réelle née de la situation, mais seulement
la nécessité de continuer de feindre ; la phrase se termine sur laetitia
qui prend une tonalité singulièrement sarcastique.
Tout est dit, Britannicus est mort, la
vie reprend autour de Néron. Il ne reste plus que les formalités de la sépulture.
Elles sont évoquées le plus rapidement possible : de nouveau parataxe
entre & 16 et & 17 + violence de l’expression « nox eadem.....conjuxit » qui met en parallèle necem et
rogum : l’accusation que
Tacite veut porter contre Néron se trouve ainsi achevée.
1-2 :
variété des « plans » / du point de vue de la narration
Dans ce récit, Tacite se montre
excellent conteur, sachant varier les plans (cf aujourd’hui le cinéma) et les
points de vue.
-les plans
On
commence par un plan large sur la salle du repas ; un effet de « zoom »
rapide permet de se focaliser sur la table des enfants puis sur Britannicus.
On a
toujours les yeux braqués sur lui quand il tombe inanimé.
Le
regard le quitte alors pour balayer la salle, les convives en général et leurs
réactions ; deux courtes scènes évoquent l’attitude opposée des
« imprudentes » qui s’enfuient, et des « quibus altior intellectus » qui fixent Néron ;
nous suivons alors leur regard : gros plan sur Néron ; rétrécissement
du champ de vision, créant un effet d’attente chez le lecteur.
Puis
deux autres plans rapprochés sur Agrippine et Octavie, avant de revenir à un
plan général sur le banquet, comme s’il ne s’était rien passé entre la
première phrase et la dernière du paragraphe.
La scène
suivante (changement de séquence / plan général) se passe la nuit et montre
rapidement les funérailles de Britannicus, sous une pluie battante.
-les points de vue où l’on
voit que Tacite est un personnage du récit !
Dans l’ensemble du texte, Tacite
adopte le point de vue du narrateur omniscient, qui est partout à la fois et
sait en même temps, par exemple, ce que fait B., et ce qui se passe « en
coulisses » pour les préparatifs du poison ; cette façon de faire
lui permet à la fois d’accélérer le récit, chaque fois qu’il veut
« tendre » l’action, et de glisser ici ou là quelques mots évaluatifs
sur les autres personnages (imprudentes...
altior intellectus...).
Car il joue aussi les narrateurs extérieurs quand il regarde les convives :
cela lui permet de les juger en y investissant l’expérience que lui a donnée
la fréquentation de la cour de Domitien.
Mais quand c’est utile, Tacite adopte
le point de vue d’un personnage particulier, ce qui contribue à nous donner
l’impression que nous comprenons tout de ce qui s’est passé, des enjeux en
place, des risques.... c’est le cas en particulier lorsqu’il évoque
Agrippine, puis Octavie. Pour Agrippine, Tacite adopte même une double
focalisation, interne et externe (nous
savons ce qu’elle ressent- pavor/consternatio-,
ce qu’elle essaye de faire -quamvis
vultu premeretur-, et ce que pense
d’elle l’entourage –ignaram
fuisse...constiterit -)
: nous pouvons ainsi en même temps saisir la panique qui prend Agrippine et
constater la vanité des efforts qu’elle fait pour dissimuler sa peur. La
focalisation interne est seule utilisée pour Octavie, comme si elle était
tellement dans l’ombre qu’à part le narrateur personne ne pense à la
contempler.
Dans le deuxième paragraphe, Tacite
redevient omniscient, dans la mesure où même s’il se contente de relater
rapidement les modestes funérailles accordées à B., il sait que ces funérailles
avaient été préparées avant la mort de B. (proviso
ante funebri), et il se fait
l’interprète des dieux en révélant le sens des pluies torrentielles qui se
sont abattues alors (iram
deum portendi adversus facinoris) .
Interprétation plus importante que les funérailles elles-mêmes, dans la
mesure où elles sont bâclées, et où « plerique hominum » ont déjà
« pardonné » le crime au
nom d’habitudes fatalistes. Seul le « vulgus »
- d’après Tacite - a compris le sens de ce désaveu des dieux (vulgus
crediderit ).
Ces
« va et vient » constants du narrateur permettent à Tacite de ne
pas se contenter de faire un récit bien organisé ; ce qui l’intéresse
aussi, ou peut-être surtout, c’est de faire une peinture du cœur des
personnages impliqués dans cette affaire, et de dénoncer l’auteur du crime.
II°)
Une analyse psychologique soignée des personnages de ce récit
2-1 :
l’évocation de Britannicus
Elle se
fait à deux reprises ; d’abord dans son entourage ; puis par la
bouche de Néron ;
a) la
première phrase du texte replace B. dans sont environnement normal « les
enfants » de son âge ; rappel à la fois de sa jeunesse et de son
rang social (principum liberos) ;
le zoom sur B. ensuite (Illic
epulante Britannico) l’isole et le
place très rapidement dans une situation de péril pour lui : d’abord
parce qu’il n’a comme seule personne à ses côtés qu’un « delectus
ex ministris gustu » -or on sait
d’après ce qui précède que Néron a pris soin de ne l’entourer que
d’hommes à sa solde- ; ensuite parce que l’évocation de la mort (morte
proderetur) à venir vient tout de
suite après, avant même le récit de la ruse. En outre tout dans cette partie
concourt à peindre une victime : B. est nommé deux fois, mais n’est
sujet que dans l’ablatif absolu ; pour le reste, il est relégué au rang
de cos (traditur
Britannico) ou de cdn seulement (ejus
- trois fois) .
b) dans
les propos de Néron ensuite se trouve évoquée l’enfance de Britannicus,
mais seulement sur le plan de sa maladie (per
comitialem......... Britannicus) ;
certes , le voilà devenu sujet, mais d’un verbe passif, qui le présente là
encore victime, objet depuis l’enfance des sévices d’une maladie.
c) Deux
fois encore son nom sera cité dans l’extrait mais toujours en cdn, d’abord
dans le rappel de sa filiation à Octavie, et ensuite dans l’évocation de son
assassinat ; la disparition du jeune homme se fait à toute vitesse, chacun
ayant semble-t-il à vaquer à des occupations plus urgentes.
Les
autres personnages vont tirer leur force dramatique du contraste qui éclate
entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils sont d’une part, et ce qu’ils font
ou disent d’autre part.
2-2 :
Agrippine et Octavie
Présentées
d’abord dans la même phrase, réunies par le « AT » qui oppose
leur attitude à celle de Néron.
a) C’est
d’abord le nom d’Agrippine (la mort de Britannicus pourrait tout aussi bien
être son œuvre) qui est cité (Agrippinae,
qu’on aurait envie de traduire par « pour Agrippine ») ; tout de
suite suivi des deux sentiments qui jaillissent en elle : pavor
/ consternatio ; deux sentiments qu’elle ne peut retenir (emicuit),
et cela, malgré la grande habitude que la cour impériale lui a donnée de la
duplicité (quamvis vultu premeretur) ; cette peur et
cette confusion montrent à l’évidence qu’elle est totalement prise au dépourvu ;
elles ont d’ailleurs comme conséquence immédiate (is....ea....
ut) de la laver de tout soupçon de
complicité ou de responsabilité dans la mort de Britannicus (bien que le
poison soit plutôt son arme !) « ut...ignaram
fuisse...constiterit » ;
le passage en focalisation interne permet à Tacite ensuite de préciser deux éléments
plaidant en faveur de l’innocence d’Agrippine : d’abord Britannicus
est présenté comme l’ultime moyen dans sa lutte pour conserver du pouvoir ( sibi supremum auxilium ereptum) ; ensuite la disparition de ce « moyen » la place en
première ligne pour les assassinats à venir (parricidii exemplum) ; procédé d’autant plus facile que le texte est écrit alors
que tout le monde sait qu’Agrippine est morte ensuite, assassinée sur les
ordres de Néron. Ce qui frappe toutefois en sa défaveur, c’est l’absence
totale d’émotion vraie devant la mort d’un enfant ; la seule chose qui
la préoccupe (intellegebat)
est elle-même, son avenir, et ce que son fils se montre à cet instant capable
de fomenter (parricidi) pour
conserver seul le pouvoir. Elle est certes en proie au désarroi, mais ce désarroi
ne concerne qu’elle, sa vie, son pouvoir.
b) Dans
la même phrase, Tacite évoque Octavie, réunie à Agrippine uniquement
sur le point qu’elle est « ignaram » ;
mais pour elle l’ignorance paraît évidente ; on ne voit pas en quoi
elle pourrait être le moins du monde mêlée au meurtre de son frère. Son
innocence manifeste est plutôt là pour innocenter par contrecoup Agrippine. En
revanche la phrase que Tacite lui consacre ensuite à elle seule, le « zoom »
rapide qu’il fait sur elle, l’isole de ce monde de noirceur et de crimes,
pour en faire la figure de la jeunesse et de l’innocence solitaire. La phrase
de Tacite est d’ailleurs surprenante en ce qu’elle ne nous dit pas ce
qu’elle fait, mais ce à quoi elle a été habituée : « omnes affectus abscondere » ;
l’accent est cependant d’abord mis sur son jeune âge « rudibus
annis » ; puis sur la violence qu’elle doit se faire en permanence
« dolorem,
caritatem, omnes affectus abscondere » ;
les trois substantifs montrent avec clarté et pudeur à la fois qu’elle, elle
est affectée par la mort de son frère, ce qu’on peut lire sous les mots
« dolorem »
et « caritatem » :
ce qu’elle ne montre pas, Tacite sait qu’elle le ressent. Elle n’est pas
préoccupée d’elle-même et ni du pouvoir, contrairement à Agrippine ;
et c’est sans doute pourquoi malgré son expérience moins grande de la cour
et son jeune âge ( quamvis )
elle est capable de plus d’impassibilité apparente qu’Agrippine. Si elle
n’avait pas appris ce rôle (didicerat),
elle se serait précipitée vers son frère ; en tout cas Tacite nous le
laisse penser sans le dire, et c’est bien plus efficace ainsi. Il est clair
que Tacite éprouve pour cette jeune femme beaucoup de tendresse et
d’admiration ; c’est bien la seule figure émouvante de ce tableau,
plus encore que B. Seule, elle souffre de la mort de son frère.
2-3 :
Néron
Il est intéressant de noter que Néron
est peu évoqué directement : il l’est juste deux fois, d’abord comme
objet d’observation des convives (Neronem
intuentes) puis comme celui qui détient
un savoir sur Britannicus et livre une « vérité » sur lui (solitum
ita ...per comitialem morbum et redituros... visus sensusque).
Mais il est partout dans le texte en
fait, car très habilement, Tacite gomme bien des acteurs de la scène, laissant
ainsi le lecteur se douter que c’est Néron qui tire les ficelles en coulisses ;
en effet, qui a choisi l’esclave-goûteur de B. ? qui ne veut pas déroger
aux habitudes (ne
omitteretur institutum), qui veut éviter
deux morts (utriusque
morte) pour que le crime passe inaperçu (ne...
proderetur scelus) ? qui veut
qu’on trouve une ruse (dolus)
? qui a donné l’ordre de cet empoisonnement ? qui enfin a anticipé sur
cette mort (proviso ante funebri paratu), et fait préparer
les funérailles ? Qui, si ce n’est Néron ? ce que suggère Tacite
avec les deux mots scelus
et dolus.
C’est le seul à garder tout son
calme, comme quelqu’un qui savait ce qui allait se passer ; devant B. qui
tombe, il reste à sa place, « reclinis », ne bouge pas, et trouve la situation normale... ( il faut en effet
que par ses paroles, il fournisse l’explication officielle qui sera ensuite
donnée de la mort de B .) ... ou en tout cas, il en a l’apparence ;
car Tacite habilement quitte son rôle de narrateur externe, juste le temps de
glisser « nescio
similis » ; toute
l’accusation est dans ce seul mot « similis » (cynisme
de Néron mis en valeur) ; mais bien sûr, elle est confirmée par les « pensées »
prêtées à Agrippine et par la réserve d’Octavie qui ne se justifie que
parce qu’elle pressent le danger.
2-4 :
Les convives
Leur attitude confirme le danger représenté
par Néron ; tous semblent avoir compris la vérité : B. a été
assassiné par son frère, et ont peur : « trepidatur a circumsedentibus ». Le passif impersonnel est ici très efficace : la peur
agit comme une ‘personne’ sur les convives montrés comme des personnes qui
la subissent ; le verbe, en tête souligne l’action verbale.
Mais ensuite, l’attitude différente
des convives, selon leur acuité d’esprit, en dit long sur l’atmosphère qui
règne autour de Néron. Car il est clair que si ceux qui s’enfuient en désordre
(force du préfixe
de diffugiunt)
sont qualifiés de « imprudentes »,
et ceux qui restent, « quibus altior intellectus », c’est que Néron présente une menace permanente sur ceux
qui l’entourent ; il s’agit avant tout de lui plaire ; et pour lui
plaire, il faut se conformer à ce qu’il souhaite ; de là ce regard sur
Néron « Neronem
intuentes », qui leur permettra
de calquer leur attitude sur celle de l’empereur .
Conclusion
- Un
texte fort bien écrit à tous les points de vue (narration, peinture
psychologique, dénonciation d’un crime, et de la cruauté naissante de
l’empereur).
- Un récit
tragique
- Un épisode
« orienté » qui confirme la vision pessimiste qu’a Tacite des
hommes de son temps (vision exprimée dans la préface des Histoires), et du rôle
des dieux.
-
Cependant de nombreux détails faits pour accabler Néron semblent sujets à
caution aujourd’hui.