Néron,
XXXIII, 3-7
(3)
Britannicum non minus aemulatione vocis, quae illi jucundior suppetebat, quam
metu ne quandoque apud hominum gratiam paterna memoria praevaleret, veneno
adgressus est. (4) Quod acceptum a quadam Locusta, venerorum variorum indice,
cum opinione tardius cederet ventre modo Britannici moto, accersitam mulierem
sua manu verberavit arguens pro veneno remedium dedisse, excusantique minus
datum ad occultandam facinoris invidiam: «Sane» inquit, «legem Iuliam timeo,»
coegitque se coram in cubiculo quam posset velocissimum ac praesentaneum coquere.
(5) Deinde in haedo expertus, postquam is quinque horas protraxit, iterum ac
saepius recoctum porcello objecit; quo statim exanimato inferri in triclinium
darique cenanti secum Britannico imperavit. (6) Et cum ille ad primum gustum
concidisset, comitiali morbo ex consuetudine correptum apud convivas ementitus
postero die raptim inter maximos imbres tralaticio extulit funere. (7) Locustae
pro navata opera impunitatem praediaque ampla, sed et discipulos dedit.
Britannicum
veneno adgressus est |
(3)
Il
empoisonna Britannicus |
non
minus aemulatione vocis, |
non
moins par jalousie pour sa voix |
quae
illi jucundior suppetebat, |
qui,
plus agréable, était à la disposition de lui |
quam
metu |
que
par peur |
ne
quandoque paterna memoria praevaleret, |
qu’un
jour le souvenir de son père ne le supplante |
apud
hominum gratiam |
auprès
de la faveur des hommes (populaire) |
|
(4) |
Quod acceptum a quadam Locusta, |
Cette
potion reçue d’une certaine Locuste |
venerorum
variorum indice, |
experte
en poisons variés, |
cum
opinione tardius cederet |
comme
elle agissait plus lentement que son avis |
ventre
modo Britannici moto |
le
ventre de Britannicus ayant seulement été ébranlé (Britannicus
n’ayant eu que des maux de ventre) |
accersitam mulierem sua manu verberavit |
il
frappa de sa main la femme appelée |
arguens
|
disant que |
pro
veneno remedium dedisse, |
elle
avait donné un remède au lieu d’un poison , |
excusantique
|
et
à elle s’excusant en disant |
minus
datum |
qu’il
avait
été donné
en plus petite quantité |
ad
occultandam facinoris invidiam |
pour
cacher le caractère odieux du crime |
inquit,
: |
il
dit : |
"Sane
legem Iuliam timeo," |
« sans
doute, je crains la loi Julia » |
coegitque |
et
il la força |
se coquere coram in cubiculo |
à
cuire devant lui dans sa chambre |
quam posset velocissimum |
le
poison
le plus rapide qu’elle pourrait |
ac praesentaneum. |
et efficace . |
Deinde
in haedo expertus |
(5)
Ensuite
l’ayant essayé sur un chevreau |
postquam
is quinque horas protraxit, |
après
que ce dernier eut survécu cinq heures |
porcello objecit |
il
présenta à un porcelet |
iterum ac saepius recoctum; |
le
poison recuit encore et plus souvent |
quo
statim exanimato |
Celui-ci
étant mort sur le champ |
imperavit |
il
ordonna |
inferri
in triclinium |
qu’il
(le poison) soit apporté à la salle à manger |
darique
|
et
qu’il soit donné |
cenanti
secum Britannico |
à
Britannicus mangeant avec lui. |
|
|
Et
cum ille concidisset, |
(6)
et
comme celui-ci était tombé |
ad
primum gustum |
dès
la première gorgée |
apud
convivas ementitus |
ayant
dit faussement aux convives |
comitiali
morbo correptum |
qu’il
(B) avait été pris par une crise d’épilepsie |
ex
consuetudine |
comme
à l’habitude, |
postero die raptim |
le
lendemain, précipitamment, |
inter maximos imbres |
sous
des pluies torrentielles |
tralaticio
extulit funere. |
il
lui fit des funérailles ordinaires. |
Locustae
dedit |
Il
donna à Locuste |
pro
navata opera |
pour
son travail zélé |
impunitatem
dedit |
l’impunité |
praediaque
ampla, |
et
de vastes propriétés |
sed
et discipulos |
mais
aussi des élèves. |
Intro
- Suétone vie,
- œuvre : Vie
des douze Césars (de César à Domitien) ; en fait, donc, suite de
biographies.
- Passage : mort de Britannicus
- Un récit surprenant par sa construction :
Britannicus n’y tient finalement qu’une place très secondaire. L’objectif
principal est plutôt d’accabler Néron. Ceci donne assez clairement une idée
sur ce qu’est pour Salluste qu’écrire l’histoire.
I - L’empoisonnement
de Britannicus occupe une place très secondaire.
- Il est présent dans la première phrase, qui s’ouvre sur Britannicus
(victime annoncée ?) et ce
qui le rend « dangereux » aux yeux
de Néron, et se ferme sur l’affirmation péremptoire « veneno
adgressus est » dont le verbe sonne comme un couperet : le parfait
montre le meurtre de B comme déjà achevé dans la tête de Néron.
- Une rapide évocation d’une première tentative d’empoisonnement
est glissée dans la seconde phrase, dans un ablatif absolu très secondaire
« ventre....moto » (noter encore la présence de B. comme cdn, donc
encore mis de côté)
- L’empoisonnement lui-même se produit à la fin du (5) « inferri
in triclinium darique cenanti secum Britannico imperavit » et réussit au
début du (6) : « Et cum ille ad primum gustum concidisset ».
Dans ce passage, on peut
être frappé par l’importance accordée au poison évoqué dans les deux
infinitives, tandis que une fois de plus Britannicus se trouve relégué dans
l’ablatif absolu « cenanti secum Britannico » qui n’est là,
semble-t-il, que pour préciser les
circonstances facilitantes de l’administration du poison : les deux frères
partagent le même repas, et Néron pourra vérifier immédiatement le résultat.
Britannicus n’a les
honneurs de la place de sujet que lorsqu’il est mort « ille concidisset » ;
et encore dans cette phrase, il semble que le plus important ne soit pas B.
lui-même, mais la réussite de Néron, et la rapidité des effets du poison
« ad primum gustum », sur lequel en fait tout le passage est centré.
- Ce meurtre se passe a priori en public, puisque d’autres personnes
sont évoquées entre la mort de B et ses funérailles ‘apud convivas’ ;
mais rien ne nous est dit des réactions de l’entourage devant la mort de B et
la raison qu’en donne N.
Apparemment l’effet de réel, le pittoresque, le suspense, l’analyse
psychologique des protagonistes, l’émotion ou le pathétique, tous ces ingrédients
sont ignorés de Suétone. Finalement, on a l’impression que la mort de
Britannicus est très secondaire pour l’historien. Son objectif est autre :
montrer le caractère odieux de Néron, dénoncer sa cruauté .
II -
Accabler Néron
Ce
passage en effet dénonce l’inhumanité de Néron de multiples façons.
- A travers les motifs qui le poussent à tuer son frère d’abord :
« non minus
aemulatione vocis quam metu ne ...paterna memoria praevaleret ». Autrement
dit, la jalousie : Néron est jaloux de la voix de son frère / Néron est
jaloux de sa filiation ; le premier motif est confirmé par une intrusion
de Suétone lui –même « quae illi jucundior suppetebat » ;
renforcement de l’accusation : Néron est d’une jalousie maladive,
puisqu’il n’est pas capable de supporter une supériorité chez son frère.
Le deuxième motif est surprenant dans la bouche de Suétone : quelles
traces Claude a-t-il laissées dans la mémoire des Romains , qui puissent
justifier les craintes supposées de Néron « apud hominum
gratiam paterna memoria praevaleret » ?
Dans tous les cas, le
« non minus quam », utilisé pour lier ces deux motifs, laisse
songeur : Suétone est-il si mauvais juge de l’importance des mobiles, ou
bien au contraire, utilise-t-il cette structure pour montrer au lecteur à quel
point Néron, dans sa perversité, inverse l’ordre des priorités, en faisant
passer les qualités vocales avant l’influence politique ? La seconde
hypothèse mettrait en valeur le mépris qu’éprouve Suétone pour un
personnage capable de tuer pour de si mauvais motifs.
- Puis, dans la scène avec Locuste ;
Néron y est montré sous un jour exécrable. C’est peut-être dans ce
but que Suétone raconte cette scène plus en détails que la mort de B. En
effet, lors de la mort de B. Néron n’a rien à faire d’autre que de
regarder et proposer une explication ; dans la scène avec Locuste au
contraire, il est actif , et à travers la description détaillée de son
attitude, Suétone peut plus aisément dénoncer sa monstruosité.
Tout est d’abord centré sur le poison, aussi bien la dernière phrase
du (3) « veneno adgressus est », que le début du (4) ; en
outre ce début de scène nous apprend qu’une première tentative a été
faite (« cum tardius
cederet..... »), mais a échoué ; loin de
dissuader Néron de recommencer, cet échec est présenté comme la cause de
l’exacerbation de son désir de meurtre ; ce qui explique ce que veut Néron :
un poison extrêmement efficace « quam posset velocissimum ac
praesentaneum » = Néron criminel acharné
sur sa victime.
Le même acharnement, auquel s’ajoute le soupçon,
apparaît dans l’attitude de Néron au moment de la préparation du poison ;
il ne fait aucune confiance à Locuste, prudence qu’il tient sans doute de ce
qu’il est lui-même ! : il contraint donc (« coegit »)
Locuste à fabriquer le produit devant lui, dans ses appartements privés (« se
coram in cubiculo ») ; et le poison est testé jusqu’à ce qu’il
soit prouvé qu’il est immédiat (précisions multiples données sur les
animaux utilisés –haedo/procello-, sur le temps –quinque horas / iterum ac
sapius/statim-), preuve de sa détermination inébranlable de tuer son frère. Détermination
qui apparaît enfin dans la rapidité de «inferri...darique... imperavit » :
dès que l’efficacité du poison est constatée, ordre est donné de
l’administrer.
Néron est peint comme un homme violent : «
accersitam mulierem sua manu verberavit », prompt à justifier n’importe
quel acte excessif (cf le « arguens », dont le sens jette le soupçon
sur la justesse de l’argument, + ordre de la phrase : la gifle arrive
d’abord, la cause de la gifle est donnée ensuite) ;
Devant les excuses de la
femme, excuses au demeurant peu logiques (si on veut tuer quelqu’un, on ne
donne pas un poison léger pour masquer le crime, puisque l’innocuité du
produit empêchera le crime d’avoir lieu), Néron se montre cynique :
« Sane, legem Iuliam timeo » ; se juge au- dessus des lois.
Cynisme et aptitude à mentir s’allient
ensuite dans les propos que tient Néron aux convives pour expliquer la mort :
« comitiali morbo ex consuetudine correptum apud convivas » ;
au cas où le lecteur n’aurait pas compris, -bien qu’il ait assisté aux préparatifs
du poison-, Suétone intervient encore une fois et insiste sur l’aspect
mensonger de l’explication « ementitus ».
Enfin, il est sans respect pour les morts, puisqu’il ne prend pas
soin des funérailles de B. qui se font « inter maximas imbres » et
qui sont « tralaticio ». Peut-on voir ici aussi une trace de cynisme,
chez cet homme qui ne se donne pas la peine de feindre le chagrin, et qui ne
respecte pas les soins qu’on doit aux morts, surtout aux morts de la famille
impériale ? Quelle vraisemblance y a-t-il d’ailleurs dans cette façon
de négliger son devoir de prince, et de frère ?
La notation finale –les récompenses données à Locuste- résume bien
l’essentiel du caractère de Néron selon Suétone : c’est un homme
immoral et prêt à tout pour le pouvoir ; le « sed
et » qui précède « discipulos dedit » montre bien
dans quels excès –selon Suétone- Néron
peut tomber pour se ménager des « moyens » illicites de conserver
l’empire.
III
- Ecrire l’histoire, selon Suétone
Cette façon qu’a Suétone
de mettre en évidence, à la fin de l’épisode, la « réussite »
de Locuste et le comportement de Néron à son égard nous en dit beaucoup sur
la façon dont il considère l’écriture de l’histoire :
-Son objectif est avant tout de peindre un personnage, et non pas une période,
une fresque.... et si le personnage s’avère insupportable aux yeux de
l’historien, tout est bon pour l’accabler.
- En revanche il ne faut pas attendre de Suétone d’analyse
psychologique de son sujet. Il se montre peu intéressé par l’analyse des
causes des comportements, et même assez peu soucieux de trouver une
vraisemblance aux actes qu’il rapporte (cf. la deuxième raison de tuer B. /
les motifs invoqués par Locuste pour avoir donné un poison peu efficace
/ l’absence surprenante de précautions en ce qui concerne les funérailles bâclées
de B et les récompenses données à Locuste)
- Il apporte peu de soin au récit proprement dit : aucun effet de
suspense, par exemple. La relation est assez sèche ; les moyens d’écriture
assez limités : on peut évoquer l’utilisation du style direct (« Sane,
legem Iuliam timeo ! »), faite assez à propos par Suétone, qui
cherche à donner au lecteur l’impression que la phrase est « vraie »,
qu’elle a été dite ainsi, qu’il la tient d’une source fiable, qu’il la
rapporte fidèlement – ce que rien ne vient prouver, mais qui montre assez
bien les moyens assez rudimentaires par lesquels
Suétone cherche à convaincre-. Pour le reste, peu de travail d’écriture.....
- Il est attaché surtout à rapporter les faits dans un ordre
scrupuleusement chronologique, -ce qui d’ailleurs l’amène à construire des
phrases inutilement complexes- : cf. par exemple la première phrase du (4),
dont tous les éléments nous rapportent, dans l’ordre, chacun des événements
qui se sont produits entre la première tentative d’empoisonnement et la
composition du second poison.
- il prend peu de hauteur : rapporte avec plus de souci du détails
des faits peu avérés, privés, qui ne peuvent être attestés que par des
bruits de couloirs, que les faits connus, constatés, effectués en public. Or
ne rapporter que ce qui relève de la rumeur fonde à mettre en doute la
véracité même des faits et la fiabilité des sources. Noter que dans ce
passage Suétone s’arroge un statut de narrateur/historien omniscient, alors
que rien ne vient prouver que ses sources sont crédibles, la scène avec
Locuste étant censée se tenir en privé.
- Peu soucieux de moraliser ; certes il juge et dénonce Néron :
disqualification d’un bout à l’autre du personnage par de nombreux procédés
(ordre des mots, .....) et surtout intrusions personnelles de l’auteur qui
donne son point de vue et oriente celui de son lecteur ( cf. le « non minus
quam » du début ; le ton hautain de Néron quand Suétone le fait
parler ; le « ementitus » du (6) ; l’explication des
dons à Locuste « pro navata opera », pour services rendus,
donc !...)
Mais il n’y a aucun élargissement
du point de vue choisi sur une même catégorie de personnes, ou sur une époque.
Quand Suétone parle de
Néron, il ne parle que de lui, et ne semble avoir aucunement le souci d’éduquer
son lecteur ou de lui ouvrir l’esprit en l’incitant à « faire des
ponts » avec l’époque où il vit.
Conclusion
- un historien centré
sur l’anecdote, attaché aux petits détails secondaires.
peu soucieux de
vraisemblance psychologique
peu soucieux
d’enseigner
quelque chose à ses lecteurs....
- un historien mineur ?