Sénèque §3 Lettre 7 § 3 à 5 Quid me existimas dicere ? Avarior redeo, ambitiosior, luxuriosior, immo vero crudelior et inhumanior, quia inter homines fui. Casu in meridianum spectaculum incidi lusus expectans et sales et aliquid laxamenti, quo hominum oculi ab humano cruore adquiescant: contra est. Quicquid ante pugnatum est, misericordia fuit; nunc omissis nugis mera homicidia sunt : nihil habent quo tegantur. Ad ictum totis corporibus expositi numquam frustra manum mittunt. Quid existimas Que penses-tu me dicere ? que je dise ? (que je veuille dire) Avarior redeo Je reviens plus cupide, ambitiosior, luxuriosior plus ambitieux, plus voluptueux, immo vero crudelior pire encore plus cruel et inhumanior et plus inhumain quia inter homines fui. parce que j’ai été parmi les hommes. Casu incidi Par hasard je suis tombé in meridianum spectaculum sur un spectacle de midi (en plein…) lusus expectans m’attendant à des jeux et sales des plaisanteries (bouffonneries) et aliquid laxamenti et à quelque divertissement quo hominum oculi grâce auquel les yeux des hommes adquiescant puissent se reposer ab humano cruore : du sang humain. Contra est. C’est le contraire. Quicquid pugnatum est ante Quel que soit ce qui a été combattu avant misericordia fuit. (cela) a été de la pitié. Nunc omissis nugis Maintenant les bagatelles ayant été laissées de côté mera homicidia sunt : ce sont de purs homicides : Nihil habent ils n’ont rien quo tegantur. avec quoi ils puissent se protéger. Ad ictum expositi Exposés au(x) coup(s) totis corporibus sur tout leur corps numquam manum mittunt ils ne frappent (envoient la main) jamais frustra en vain. §4 Hoc plerique ordinariis paribus et postulaticiis praeferunt. Quidni praeferant ? non galea, non scuto repellitur ferrum. Quo munimenta ? quo artes ? omnia ista mortis morae sunt. Mane leonibus et ursis homines, meridie spectatoribus suis obiciuntur. Interfectores interfecturis jubent obici et victorem in aliam detinent caedem ; exitus pugnantium mors est : ferro et igne res geritur. Haec fiunt, dum vacat harena. Hoc plerique praeferunt La plupart des gens préfèrent cela ordinariis paribus et postulaciis. aux couples habituels et aux (couples) réclamés. Quidni praeferant ? Pourquoi ne le préféreraient-ils pas ? Non galea Ce n’est pas par le casque non scuto ni par le bouclier repellitur ferrum. que le fer est repoussé. Quo munimenta ? A quoi bon les protections ? Quo artes ? A quoi bon la technique ? Omnia ista mortis morae sunt Toutes ces choses sont des retards pour la mort ; Mane Le matin leonibus et ursis c’est aux lions et aux ours meridie à midi spectatoribus suis c’est à leurs propres spectateurs homines obiciuntur. que les hommes sont jetés. Jubent Ils ordonnent interfectores obici interfecturis que les tueurs soient jetés à ceux qui vont les tuer et detinent victorem et ils réservent le vainqueur in aliam caedem pour un autre massacre. Exitus L’issue pugnantium mors est. est la mort des combattants. Ferro et igne C’est par le fer et par le feu res geritur que la chose est faite. Haec fiunt Voilà les choses qui se font (ce qui se fait) dum vacat harena. tandis que l’arène est vide. §5 « Sed latrocinium fecit aliquis, occidit hominem ». Quid ergo ? Quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur : tu quid meruisti miser, ut hoc spectes ? « Occide, verbera, ure ! quare tam timide incurrit in ferrum ? quare parum audacter occidit ? quare parum libenter moritur ? » Plagis agitur in vulnera. « Mutuos ictus nudis et obviis pectoribus excipiant. » Intermissum est spectaculum. « interim jugulentur homines, ne nihil agatur. » age, ne hoc quidem intellegis, mala exempla in eos redundare, qui faciunt ? Agite dis immortalibus gratias, quod docetis esse crudelem, qui non potest discere. « Sed latrocinium fecit aliquis, Mais l’un d’eux a commis un vol, occidit hominem ». a tué un homme ». Quid ergo ? Quoi donc ? Quia occidit Parce qu’il a tué ille meruit il a mérité ut hoc pateretur: de subir cela : tu (mais) toi quid meruisti miser en quoi as-tu mérité, malheureux, ut hoc spectes ? de regarder un tel spectacle ? « Occide, verbera, ure ! « Tue ! fouette ! brûle ! Quare tam timide incurrit Pourquoi court-il si timidement in ferrum ? (se jeter) sur le fer ? Quare parum audacter occidit ? Pourquoi tue-t-il avec si peu d’audace ? Quare parum libenter moritur ? Pourquoi meurt-il si peu volontiers? (d’aussi mauvaise grâce) Plagis agitur in vulnera. Par des coups de fouet il est poussé vers les blessures (sous les coups de fouet, l’homme retourne se faire blesser) « Excipiant « Qu’ils s’infligent mutuos ictus des coups mutuels nudis et obviis pectoribus » sur leurs poitrines nues et offertes ». Intermissum est spectaculum. Le spectacle a été interrompu (c’est l’entracte). « Interim jugulentur homines « Pendant ce temps que des hommes soient égorgés ne nihil agatur ». pour que rien n’ait pas lieu (pour qu’on ne soit pas sans rien faire) » Age Allons ne hoc quidem intellegetis vous ne comprenez même pas ceci mala exempla reddundare que les mauvais exemples retombent in eos qui faciunt ? sur ceux qui les donnent ? Agite dis immortalibus gratias Rendez grâce aux dieux immortels quod docetis de ce que vous apprenez eum esse crudelem qu’il soit cruel (à être cruel) qui non potest discere (1) (à celui) qui ne peut apprendre. (1) Allusion implicite à Néron et à sa clémence. La Lettre 7 fait allusion aux Ludi Victoriae Caesaris, célébrés entre le 20 et le 30 juillet ; ils sont organisés par les questeurs et ont l’empereur comme président. Mais Néron a changé. Il satisfait maintenant au culte de la personnalité. Tout livre qui paraît doit contenir au moins une phrase d’hommage à l’Empereur. Mais il n’est pas interdit de voir dans cette phrase une antiphrase habile…, voire une épigramme destinée à montrer la liberté qu’il a acquise à l’égard du pouvoir. Sénèque n’a plus d’illusions à se faire sur Néron ! ------------------------------------- Situation de la lettre dans l’ensemble des lettres 1 à 9 : Le philosophe doit perfectionner son être intérieur( lettres 1, 2, 4) ; mais il se doit d’être de son temps. (cf lettre 5), de même qu’il ne doit pas mépriser l’argent s’il en a, mais l’utiliser normalement, il doit appartenir à son époque pour tout ce qui touche à l’apparence ; comment cette socialité peut-elle s’accommoder avec le perfectionnement intérieur ? la première condition est de ne dépendre de rien. L’amitié (lettres 3 et 6) n’empêche pas cette indépendance intérieure , au contraire de la foule qui représente un obstacle majeur à la libération de l’âme. Le problème du spectacle populaire (lettre 7) c’est qu’il est contaminant, et favorise la rechute de celui qui avance en philosophie. La foule en effet provoque une sorte de consensus contre lequel il est très difficile de réagir ; l’homme influençable doit donc s’y soustraire avant qu’il soit trop tard. Or Lucilius est de ces hommes puisqu’il n’a pas terminé son apprentissage du stoïcisme. « tu dois éviter la foule », commence Sénèque ; « tu n’es pas encore en mesure de t’y aventurer sans risque ». La preuve : même lui, Sénèque, risque de se perdre quand il la fréquente ! 1°) de l’expérience personnelle à la généralisation. 1-1 Si Sénèque commence, comme souvent, par s’appuyer sur une demande de Lucilius dès la première phrase de cette lettre (quaeris), il en arrive très vite à son expérience personnelle. Au début de l’extrait c’est explicitement ce qu’il affirme : « me dicere » ; certes le « redeo » reste assez général ; cependant ce verbe au présent montre que Sénèque parle d’une expérience répétée ; après cette affirmation, le locuteur va jusqu’à rapporter un fait réel, et personnel : « casu … incidi ». Il est important qu’il précise d’emblée : « casu ». Ce n’est pas le fruit d’un choix ; il est « tombé » (incidi) par hasard et il attendait (expectans) une distraction simple et saine : « lusus, sales, aliquid laxamenti ». Il est important que son expérience ne démente pas l’affirmation selon la quelle la fréquentation de la foule est dommageable. 1-2 De cette expérience on arrive rapidement à une généralisation de l’expérience : l’ensemble du texte est en effet au présent : contra est / homicidia sunt ; et le locuteur prend ses distances avec l’attitude des spectateurs de ce type d’intermèdes :les verbes sont à la 3° personne du pluriel : praeferunt/ jubent/ detinent / ; l’emploi de verbes d’état ou de sens passif introduit même l’idée que les spectateurs sont comme programmés pour réclamer toujours plus de sang au point qu’ils le font sans plus réfléchir : « est, geritur, haec fiunt ». 1-3 L’interpellation finale achève cette généralisation ; en effet il serait inconcevable de penser que c’est à Lucilius que le « tu » du 5° paragraphe s’adresse ; d’ailleurs on passe très vite à une 2° personne du pluriel « intellegitis » ; ce sont donc les partisans de ce genre de spectacle que Sénèque interpelle directement en s’excluant totalement de leur groupe : la question est oratoire, restrictive (ne.. quidem), et implique la réponse « hélas, non ». Seuls les sages ont assez de perspicacité pour rejeter ce type de spectacle comme néfaste pour l’homme. 2°) L’horreur des jeux du cirque 2-1 L’épouvante est introduite rapidement par la gradation des mots employés : Sénèque attend un « spectaculum », il souhaite « lusus, sales, aliquid laxamenti » ; il obtient le contraire « contra est » ; et tombe en pleine boucherie : « mera homicidia est », le tout en trois phrases . Passage, en outre, encadré par « crudelior »/ « crudelem » : insistance donc sur l’inhumanité, de ces spectacles, voire la déshumanisation subie par les spectateurs. 2-2 Omniprésence du champ lexical de la violence et le la mort sanglante ; C’est le sang que Sénèque veut fuir : « oculi ab humano cruore adquiescant », c’est même la certitude de ne pas en voir qui le fait aller à ce spectacle de midi. Or il trouve pire puisque le spectacle du matin, pourtant violent, semble une « miséricordia » à côté de ce qu’il voit : « homicidia ». Violence : ictum, obiciuntur/obici, ferro et igne, verbera / ure, vulnera, ictus, Mort : mortis morae, interfectores/interfecturi, exitus/mors, occide, occidit, moritur,jugulentur,. 2-3 Néantisation des combattants : les acteurs du spectacle ne sont jamais nommés : - soit les verbes dont ils sont sujets sont seuls ( et parfois au passif) : habent/mittunt/ …tegantur… etc…/ - soit ils sont totalement absents de la phrase « non galea…repellitur ferrum » (noter la force ici de l’emploi d’une métonymie : les objets ont plus d’importance que les hommes qui les portent) - soit ils sont nommés mais comme agents de mort : interfectores, eux même sur le point de mourir : interfecturi, de toute façon objets de critiques dans la mesure où ils ne montrent pas assez de bonne volonté pour satisfaire les spectateurs c’est à dire pour mourir ou donner la mort vite : « tam timide », parum audacter », « parum libenter » (perversion des valeurs de référence contenues dans audacter et libenter). En fait ce ne sont pas des hommes : ils sont juste mieux que « nihil » ! ils sont faits pour remplir le vide laissé dans l’arène à midi : « dum vacat harena ». 2-4 Responsabilité des spectateurs dans ce carnage : - Mise en valeur de leur rôle par l’utilisation du discours direct qui donne au texte une intensité supplémentaire dans l’horreur ; en particulier par l’usage des impératifs « Occide… » qui les montrent acharnés, véritables agents des actes sanglants qui sont commis. - Dénoncés comme responsables : c’est pour étancher leur soif de sang que ces carnages sont organisés. De ce fait tout est organisé en vue de la mort et non d’un spectacle de combat : les condamnés sont sans protection : « nihil habent quo teganteur » « totis corporibus expositi » « non galea, non scuto repellitur ferrum » (noter le tour négatif qui insiste sur l ‘absence totale de moyen de défense et de protection ) - Finalement assimilés à des bêtes féroces : « mane leonibus et ursis / meridie spectatoribus suis » : ce qui est le fait de bêtes affamées le matin est de la responsabilité des spectateurs de midi ; pas moyen d’échapper à la mort finale : l’engrenage est bien montré par les polyptotes « interfectores/interfecturis », et le lien « victorem/caedem » du groupe suivant. Il n’y a aucun moyen d’échapper à la cruauté des spectateurs . 3°) Une vision plutôt pessimiste de l’humanité 3-1 Des humains au centre de cette scène : Tous les acteurs de cette scène appartiennent à la « race humaine » ; - le locuteur d’abord, bien sûr, qui déplore d’être « inhumanior » en sortant de la fréquentation de la foule, preuve qu’il était « humanus » avant d’y aller. - La foule des spectateurs : « inter homines fui » « hominum oculi » - Mais aussi les combattants : « ab humano cruore » évoque le sang versé par ceux du matin ; « jugulentur homines » montre le sort de ceux de midi. 3-2 Mais des humains sans conscience de leur humanité - Les combattants n’en ont pas la possibilité ; ils se sont exclus de l’humanité en commettant des forfaits (latrocinium fecit / occidit hominem) contre d’autres humains. Ils ont mérité d’être punis « quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur » et Sénèque ne récuse pas ce point (témoin l’asyndète : « / tu quid… » = mais toi…) ; - Les spectateurs se sont transformés en bêtes acharnées : cf le // « leonibus et ursis / spectatoribus suis » ; ils n’ont pas conscience de l’inconséquence de leur attitude ; tout est justifié à leurs yeux par « sed latrocinium fecit, occidit hominem », or le spectateur crie « occide » , et ainsi se rend coupable à son tour d’ « homicidium ». Ils n’ont aucune conscience du danger d’une telle attitude, de la transformation en monstres sanguinaires déchaînés (cf les impératifs, les répétitions de « quare » montrant leur soif de sang et leur assimilation des combattants à des animaux ) qu’elle engendre chez eux. Seul Sénèque a conscience qu’ils sont en danger : « tu quid meruisti miser ut hoc spectes » en//avec « quia occidit, meruit… » ; + la question/exclamation finale « mala exempla in eos reddundare, qui faciunt ?» ; l’accusation est explicite : les spectateurs donnent l’exemple de la cruauté, plus que les combattants. Ils croient participer à une punition méritée et ce sont eux qui sont le plus gravement sanctionnés. 3-3 Seul le locuteur a conscience des dégradations qu’il subit lors de tels spectacles ; son bilan est lourd et montre un développement (ou une résurgence) de tous les vices qu’il avait cru vaincre au contact de la cruauté : « avarior, ambitiosior, luxuriosior, crudelior, et inhumanior ». Tout le travail qu’il a fait sur lui-même est réduit à néant ; le disciple qui est en chemin comprend aisément alors qu’il lui serait dangereux de s’exposer à ce risque. Et il sourit à la dernière phrase du passage ! Qui est , en effet, celui « qui non potest discere », si le philosophe lui-même est contaminé par la cruauté d’autrui ? Néron s’est déjà montré assez cruel pour qu’on ne puisse plus croire à cet « éloge » convenu. Personne n’est donc à l’abri de cet apprentissage nocif. Un passage fort, d’une violence voulue….et toujours d’actualité ! Il est nécessaire à chacun de rester sur ses gardes ; la lutte pour acquérir sa liberté intérieur n’est jamais finie ; elle toujours menacée et nécessite une vigilance de tous les instants. ANNEXE : Un extrait des Confessions de Saint Augustin (354-430) Traduction proposée dans Cave Canem , Folio junior bilingue n°10 (1984) Il (Alypius) avait d’abord eu pour ces spectacles autant d’aversion que d’horreur. Des amis, des condisciples, qui revenaient d’un repas, le rencontrèrent par hasard dans la rue, et malgré ses refus véhéments et sa résistance, l’emmenèrent avec une violence amicale à l’amphithéâtre, où avaient lieu, ce jour-là, ces cruels, ces funestes jeux. Il leur disait : « Mon corps, vous pouvez l’entraîner, l’installer là-bas, mais vous figurez-vous que vous obligerez mon esprit et mes yeux à se fixer sur ces spectacles ? J’y serai sans y être, et ainsi je triompherai d’eux et de vous. » Il eut beau dire, ses amis ne le lâchèrent pas, curieux peut-être de voir s’il tiendrait parole. Quand ils arrivèrent au cirque et se furent casés comme ils purent, les passions les plus sauvages étaient en plein déchaînement. Alypius tint close la porte de ses yeux, et défendit à son cœur de prendre part à ces vilenies. Plût à Dieu qu’il eût aussi condamné ses oreilles ! Un incident du combat souleva dans le public une immenses clameur dont il ressentit le choc. Vaincu par la curiosité et se croyant assez en garde pour mépriser et vaincre ce qu’il allait voir, quoi que cela fût, il ouvrit les yeux et il fut frappé dans son âme d’une plus grave blessure que ne l’était dans son corps celui que ses regards avaient ardemment cherché ; il tomba plus misérablement que le gladiateur dont la chute avait provoqué cette clameur (…) Dès qu’il eut vu ce sang, du même coup il but à longs traits la férocité. Au lieu de se détourner, il fixa ses regards sur ce spectacle. Il y puisait une fureur, sans même s’en apercevoir ; il se passionnait à ces luttes criminelles et s’enivrait de sanglantes voluptés. Ce n’était plus le même homme qui était venu là tout à l’heure ; il était devenu une unité dans la foule à laquelle il s’était mêlé, et le vrai compagnon de ceux qui l’avaient amené. Que dire de plus ? Il regarda, il cria, il s’enthousiasma, il emporta de là avec soi une frénésie qui l’aiguillonna, non seulement à revenir avec ceux qui l’avaient entraîné, mais à les devancer et à en entraîner d’autres.