Traduction et commentaires: Jean-Pierre Bigel
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SENECA LUCILIO SUO SALUTEM
(1) Ex iis quae mihi scribis et ex iis quae audio bonam spem de te concipio: non discurris nec locorum mutationibus inquietaris. Aegri animi ista
jactatio est: primum argumentum compositae mentis existimo posse consistere et secum morari. (2) Illud autem
vide, ne ista lectio auctorum multorum et omnis generis voluminum habeat aliquid
vagum et instabile. Certis ingeniis immorari et innutriri oportet, si velis aliquid trahere quod in animo fideliter sedeat. Nusquam est qui ubique est. Vitam in peregrinatione exigentibus hoc
evenit, ut multa hospitia habeant, nullas amicitias; idem accidat necesse est iis qui nullius se ingenio familiariter applicant sed omnia cursim et properantes transmittunt. (3) Non prodest cibus nec corpori accedit qui statim sumptus emittitur; nihil aeque sanitatem impedit quam remediorum crebra mutatio; non
venit vulnus ad cicatricem in quo medicamenta temptantur; non convalescit planta quae saepe transfertur; nihil tam utile est ut in transitu prosit. Distringit librorum multitudo; itaque cum legere non possis quantum habueris, satis est habere quantum legas. (4)
«Sed modo» inquis «hunc librum evolvere volo, modo illum.» Fastidientis stomachi est multa degustare; quae ubi
varia sunt et diversa, inquinant non alunt. Probatos itaque semper lege, et si quando ad alios
deverti libuerit, ad priores redi. Aliquid cotidie adversus paupertatem, aliquid
adversus mortem auxili compara, nec minus adversus ceteras pestes; et cum multa percurreris, unum excerpe quod illo die concoquas. (5) Hoc ipse quoque facio; ex pluribus quae legi aliquid apprehendo. Hodiernum hoc est quod apud Epicurum nanctus sum - soleo enim et in aliena castra transire, non tamquam transfuga, sed tamquam explorator -:
«honesta» inquit «res est laeta paupertas». (6) Illa uero non est paupertas, si laeta est; non qui parum habet, sed qui plus cupit, pauper est. Quid enim refert quantum illi in arca, quantum in horreis
jaceat, quantum pascat aut feneret, si alieno imminet, si non acquisita sed acquirenda computat? Quis sit
divitiarum modus quaeris? Primus habere quod necesse est, proximus quod sat est. Vale.
Henri Noblot, revu par Antoinette Novara.
1 Ce que tu m'écris, comme ce que j'entends dire, me fait bien augurer de toi. Tu ne cours pas le monde et, de déplacement en déplacement, tu n'entretiens pas en toi l'agitation. Cette instabilité décèle une âme malade. par contre, le premier indice d'une pensée en équilibre, c'est, à mon sens, de savoir se fixer et séjourner avec soi.
2 Il y a autre chose: tu lis beaucoup d'auteurs, des livres de tout genre. Cette disposition ne supposerait-elle pas du flottement, un certain manque d'assiette? Séjournons dans l'intimité de maîtres choisis; nourrissons-nous de leur génie, et ce que nous en aurons tiré se conservera fidèlement dans notre âme.
C'est n'être nulle part que d'être partout. A passer sa vie en voyage, on se fait beaucoup d'hôtes et point d'amis. ce sera fatalement le sort de ceux qui, au lieu de s'en tenir au commerce intime d'un grand esprit, épuisent la liste des auteurs en courant éperdument de l'un à l'autre.
3 Les aliments ne profitent pas, ils ne s'assimilent pas quand, à peine absorbés, on les rejette. Rien n'entrave la guérison comme de changer coup sur coup de remèdes. Une blessure n'arrive pas à se cicatriser, si l'on ne fait qu'y essayer les pansements. Une bouture ne se fortifie pas, si on la transplante sans cesse. Il n'est principe si utile qui fasse son effet en passant. Abondance de livres, tiraillement pour l'esprit. Ainsi, puisque tu serais hors d'état de lire tous ceux que tu pourrais avoir, contente-toi d'en avoir autant que tu peux en lire.
4 «C'est que je me plais, dis-tu, à feuilleter tantôt ce livre, tantôt cet autre». Goûter un peu de tout ne convient qu'à un estomac blasé. Cette variété de mets dont les effets se contrarient l'encrasse et ne l'alimente pas. Lis donc toujours des auteurs d'une autorité reconnue et, si l'envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers. Assure-toi quotidiennement une défense contre la pauvreté, contre la mort, sans oublier nos autres fléaux. de tout ce que tu auras parcouru, extrais une pensée à bien digérer ce jour-là.
5 C'est aussi ce que je fais. Entre plusieurs textes que je viens de lire, je jette sur l'un d'eux mon dévolu. Voici mon butin d'aujourd'hui; c'est chez Epicure que je l'ai trouvé, car j'aime aussi à passer dans le camp d'autrui. Comme transfuge? Non pas; comme éclaireur.
«Belle chose, dit-il que l'allégresse dans la pauvreté».
6 Au fait, il n'y a plus pauvreté où se trouve l'allégresse. Ce n'est pas la médiocrité des ressources, c'est la surenchère des désirs qui fait que l'on est pauvre. Qu'importe ce que tel homme compte d'or dans son coffre, de blé dans ses granges, de bétail dans ses pacages, quel revenu produisent ses capitaux, s'il convoite le bien d'autrui, s'il suppute non ce qu'il a acquis, mais ce qu'il pourrait acquérir?
Quelles sont donc, me diras-tu, les justes bornes de la richesse? Le nécessaire d'abord; ensuite ce qui suffit.
SENECA LUCILIO SUO SALUTEM
1. EX HIS (l'édition Hatier doit être rectifiée) QUAE MIHI SCRIBIS A partir des mots que tu m'écris, ET EX HIS QUAE AUDIO et de ceux que j'entends, BONAM SPEM DE TE CONCIPIO, je conçois de belles espérances à ton sujet : NON DISCURRIS tu ne cours pas à droite et à gauche (DIS-CURRERE : intr. = courir de différents côtés) NEC LOCORUM MUTATIONIBUS INQUIETARIS et tu ne te laisses pas troubler (INQUIETARE : c'est inquiéter, c.a.d. faire perdre le " QUIES " - ici au passif) par des déplacements. AEGRI ANIMI ISTA JACTATIO EST : cette agitation est le propre d'un esprit malade. (AEGRI ANIMI = génitif d'appartenance avec ESSSE) PRIMUM ARGUMENTUM COMPOSITAE MENTIS Le premier signe d'une âme équilibrée (COMPOSITUS= idéal stoïcien de l'âme équilibrée, c.a.d. contrôlée par la raison et non par la passion) EXISTIMO, je le pense, POSSE CONSISTERE ET SECUM MORARI - c'est de pouvoir se fixer et de s'attarder avec soi (construire : EXISTIMO PRIMUM ARGUMENTUM -ESSE- POSSE CONSISTERE ET... je pense que le premier signe ... est (s.e.) de pouvoir...)
2. ILLUD AUTEM VIDE, Mais veille bien (ILLUD annonce la proposition subordonnée qui sui, introduite par NE + subjonctif : veille à ce que ... ne...pas) NE ISTA LECTIO AUCTORUM MULTORUM à ce que ta lecture d'un grand nombre d'auteurs (ISTA renvoie ici à la 2e personne) ET OMNIS GENERIS VOUMINUM et de livres de tout genre HABEAT ALIQUID VAGUM ET INSTABILE n'ait rien d'inconstant et de changeant. (ne pas oublier le NE introductif) OPORTET Il faut CERTIS INGENIIS INMORARI s'arrêter à un choix précis d'esprits ET INNUTRIRI, et s'en nourrir, (CERTUS : déterminé, précis, donc choisi) SI VELIS ALIQUID TRAHERE si on veut en retirer quelque chose (la 2e personne du potentiel ne vise pas Lucilius, mais sert à traduire le " on " français, même dans des cas qui réclament l'indicatif - grammaire SAUSY N° 349) QUOD IN ANIMO FIDELITER SEDEAT. qui reste gravé fidèlement dans son âme. NUSQUAM EST, QUI UBIQUE EST. Qui est partout n'est nulle part. NOC EVENIT Il arrive (HOC annonce UT + subjonctif) VITAM IN PEREGRINATIONE EXIGENTIBUS à ceux qui passent toute leur vie en voyage (EXIGENTIBUS : participe présent pris comme nom tout en gardant sa construction verbale avec un compl. d'objet : EXIGERE VITAM : vivre sa vie toute entière) UT MULTA HOSPITIA HABEANT d'avoir beaucoup d'hôtes NULLAS AMICITIAS mais pas un ami. NECESSE EST Il est inévitable ( NECESSE EST + complétive sans UT au subjonctif) IDEM ACCIDAT HIS que la même aventure arrive (ACCIDIT : il arrive par malheur) QUI NULLIUS SE INGENIO FAMILIARITER APPLICANT à ceux qui ne s'attachent à aucun esprit par une fréquentation intime SED OMNIA TRANSMITTUNT mais ne font que passer (TRANSMITTERE le sens principal est dans le préverbe : envoyer à travers = traverser, franchir) CURSIM en courant (adverbe en - IM) ET PROPERANTES dans la précipitation (participe présent. Appréciez le refus de symétrie).
3. NON PRODEST CIBUS La nourriture ne profite pas NEC CORPORI ACCEDIT et ne s'assimile pas au corps, QUI STATIM SUMPTUS EMITTITUR, quand elle est rejetée, aussitôt prise ; (QUI relatif, a pour antécédent CIBUS : nourriture qui est rejetée... SUMPTUS participe passé apposé à QUI ) NIHIL AEQUE SANITATEM IMPEDIT rien n'entrave autant la guérison (SANITAS= le retour à la santé, la guérison ; AEQUE...QUAM : autant ...que, on trouve aussi chez Cicéron, AEQUE...AC) QUAM REMEDIORUM CREBRA MUTATIO ; qu'un changement répété de remèdes. NON VENIT VULNUS AD CICATRICEM Une blessure ne cicatrise pas IN QUO MEDICAMENTA TEMPTANTUR quand on se borne à y appliquer des pommades ; (TEMPTANTUR sens restrictif : on se borne à essayer ; IN QUO a pour antécédent VULNUS-ERIS, n.) NON CONVALESCIT PLANTA une plante ne grandit pas (CONVALESCERE : les verbes en -scere sont dits inchoatifs parce qu'ils marquent le commencement d'une action : commencer à prendre des forces, grandir) QUAE SAEPE TRANSFERTUR quand on la transplante souvent : (encore une relative= qui est transplantée) NIHIL TAM UTILE EST rien n'est assez efficace (TAM...UT + subj. = assez pour, expression de valeur consécutive) UT IN TRANSITU PROSIT pour être utile en passant seulement (jeu de Sénèque : UTILE EST : être utile, profitable, avantageux PROSUM : être utile, servir à qqch.) DISTRINGIT LIBORUM MULTITUDO : une masse de livres tiraille l'esprit (DISTRINGO : lier d'un côté et d'un autre, maintenir écarté) ITAQUE CUM LEGERE NON POSSIS C'est pourquoi puisque tu ne peux pas lire (CUM + subjonctif présent= puisque) QUANTUM HABUERIS (s.e. TANTUM...QUANTUM = autant que) autant de livres que tu pourrais en avoir (HABUERIS et LEGAS = subjonctif à valeur de potentiel) SATIS EST HABERE il te suffit d'en avoir QUANTUM LEGAS autant que tu peux en lire.
4. SED MODO, INQUIS, HUNC LIBRUM EVOLVERE VOLO Mais, diras-tu, je désire feuilleter tantôt ce livre (MODO...MODO ... tantôt...tantôt ; EVOLVERE dérouler, puisque le livre est un rouleau, un VOLUMEN (cf. § 2) en papyrus. Les CODICES de parchemins n'apparurent que plus tard, sous les Flaviens.) MODO ILLUM tantôt celui-là. FASTIDIENTIS STOMACHI EST C'est la marque d'un estomac blasé (EST + génitif d'appartenance (cf. § 1)) MULTA DEGUSTARE ; de goûter à beaucoup de plats QUAE UBI VARIA SUNT ET DIVERSA et quand ils sont variés et se contrarient (DI-VERSUS : tourné en sens contraire, donc qui se contrarie avec autre chose. Sénèque a élaboré une théorie d'aliments nocifs quand ils sont ingérés ensemble. Avec la cour impériale de Néron, le goût pour les cuisines " exotiques " s'est emparé des Romains. Le Satiricon de Pétrone avec le Festin de Trimalcion en donne une bonne idée.) INQUINANT, NON ALUNT ils donnent la nausée mais ne nourrissent pas (INQUINO, c'est barbouiller dans le sens de salir, tacher, c'est aussi à prendre dans le sens figuré d'avoir l'estomac barbouillé) PROBATOS ITAQUE SEMPER LEGE Lis donc toujours des auteurs dont la valeur est éprouvée ET SI QUANDO LIBUERIT et s'il te plaît parfois (LIBUERIT : futur antérieur pour marquer l'antériorité par rapport à REDI) AD ALIO DEVERTI de t'en détourner pour aller vers d'autres, AD PRIORES REDI retourne à ceux que tu a lus précédemment. ALIQUID COTIDIE AUXILII COMPARA Procure-toi chaque jour de quoi t'aider (COM-PARO, c'est préparer, disposer, arranger) ADVERSUS PAUPERTATEM contre la pauvreté ALIQUI ADVERSUS MORTEM contre la mort (ALIQUI AUXILII (quelque chose en fait d'aide) s'appliquer à la pauvreté et à la mort) NEC MINUS et tout autant (négation simple + négation composée = affirmation atténuée) ADVERSUS CETERAS PESTES contre toutes les autres calamités ; (Sénèque se met à la place de Lucilius, encore non-stoïcien qui croit (encore...) que ces phénomènes naturels sont en eux-mêmes des maux incontrôlables) ET CUM MULTA PERCURRERIS et quand tu auras beaucoup lu (PER-CURRERIS : futur antérieur de PERCURRO= courir à travers, donc parcourir, lire entièrement) UNUM EXCERPE recueille une pensée (MULTA ...UNUM = il s'agit de lire pour " cueillir " (sens étymologique de LEGERE) une pensée, un précepte, une règle de vie) QUOD ILLO DIE CONCOQUAS pour bien la digérer ce jour-là (relative au subjonctif= sens final. CONCOQUO, IS- ERE : faire cuire ensemble - digérer = métaphore filée).
5. HOC IPSE QUOQUE FACIO Moi aussi je le fais ; EX PLURIBUS QUAE LEGI parmi plusieurs textes que j'ai lus, ALIQUI ADPREHENDO j'en prends un. HODIERNUM HOC EST Voici celui d'aujourd'hui QUOD APUD EPICURUM NACTUS SUM que j'ai trouvé chez Epicure (NANCISCOR-ERIS= obtenir (par surprise), tomber (par hasard) sur, trouver) - SOLEO ENIM en effet j'ai l'habitude ET INALIENA CASTRA TRANSIRE de passer aussi dans le camp de l'ennemi NON TAMQUAM TRANSFUGA non pas en déserteur, SED TAMQUAM EXPLORATOR mais en éclaireur - : " HONESTA, INQUIT, RES EST LAETA PAUPERTAS. " La pauvreté, quand elle est joyeuse, est une noble chose (comprendre LAETA plutôt en apposition qu'en épithète - HONESTUS qualifie ce qui est beau moralement, noble)
6. ILLA VERO NON EST PAUPERTAS, Mais ce n'est pas de la pauvreté SI LAETA EST : si elle est joyeuse NON QUI PARUM HABET ce n'est pas celui qui possède peu SED QUI PLUS CUPIT, mais celui qui désire avoir plus (PLUS : plus qu'il n'a) PAUPER EST qui est pauvre. QUID ENIM REFERT En effet qu'importe QUANTUM ILLI IN ARCA combien d'argent on a dans son coffre (ARCA, AE, f. c'est le coffre où l'on enferme l'argent et les objets de valeur, d'où ARCA FOEDERIS = l'arche d'alliance) QUANTUM IN HORREIS JACEAT combien de blé on a dans son grenier (HORREUM, c'est le magasin, l'entrepôt de la campagne, surtout pour les céréales, au pluriel en latin) QUANTUM PASCAT combien on a de troupeaux à l'embouche (PASCO, IS ERE = faire paître ; l'embouche, c'est l'engraissement du bétail dans les prairies) AUT FENERET, combien rapportent ses placements (FENERO, AS, ARE = prêter à l'intérêt. Les verbes JACERE, PASCERE et FENARE sont ici au subjonctif dans des interrogatives indirectes qui dépendent de QUID REFERT) SI ALIENO IMMINET si on convoite le bien d'autrui (IMMINEO, ES, ERE + DAT = être suspendu sur, pencher sur, tendu vers, convoiter) SI NON ADQUISITA SED ADQUIRENDA COMPUTAT si on calcule non pas ce qu'on a acquis, mais ce qu'on voudrait acquérir ? (la 3ème personne de Sénèque, cet " ILLE " est indéfini comme le " ON " français) QUIS SIT DIVITIARUM MODUS QUAERIS. Tu demandes quelles sont les limites de la richesse. (QUIS MODUS= " quelle mesure, quelle limite " introduit l'interrogative indirecte dépendant de QUAERO, IS, ERE) PRIMUS HABERE QUOD NECESSE EST, La première, c'est d'avoir ce qui est indispensable PROXIMUS QUOD SAT EST celle qui vient ensuite, avoir ce qui est suffisant (Remarquons cette définition de la richesse par quelqu'un qui savait ce qu'il disait = Sénèque situe la richesse entre deux limites= la première, celle à laquelle on devrait s'arrêter = c'est la possession de l'indispensable, la deuxième, celle qui suit (PROXIMUS) et que le sage se doit de ne pas dépasser, la possession de ce qui est suffisant. Nous allons y revenir.) VALE. Porte-toi bien.
Tous les commentaires qu'on peut faire de cette lettre tournent autour de deux problèmes :
1) Comment se fait-il que les deux éditions scolaires dont nous disposons pour cette lettre : Les lettres latines Morisset-Thévenot chez Magnard et le classique Hatier- Les Belles Lettres de Mesdames Flobert et Zorlu ont des titres si divergents : " Comment il faut lire " pour la première, " Apprendre à se limiter " pour l'autre ? En d'autres termes, quel est le contenu de cette lettre ? Elle concerne bien entendu la lecture, mais c'est un exemple concret de l'instabilité des goûts humains. Il est surtout question de limitation, plus exactement de choix. Il est impossible à l'homme de tout avoir, malgré ses désirs. Quelle conduite Sénèque conseille-t-il à son élève-philosophe d'adopter ? Il faudra débattre du sens de la dernière formule à propos des limites de la richesse.
2) Le deuxième problème est bien évidemment celui de la citation d'Epicure. Comment se fait-il qu'un stoïcien comme Sénèque cite le fondateur de l'école adverse ? Et ce n'est pas la jolie pirouette de la lettre " NON TAMQUAM TRANSFUGA, SED TAMQUAM EXPLORATOR " qui peut nous orienter vers une solution. Comment l'accord - ou le désaccord - entre épicurisme et stoïcisme à propos des sujets de discussion évoqués dans la lettre se présente-t-il ?
En bon pédagogue, Sénèque entame sa correspondance avec Lucilius par des concepts fondamentaux illustrés avec des exemples concrets. Le disciple, quand il aura saisi le sens de cette initiation, sera apte à aborder des points plus précis.
Dans la morale stoïcienne, il y a deux façons de perdre son temps. La première, c'est d'en être l'esclave. Sénèque en a fait le sujet de la lettre 1. La deuxième est d'être toujours " OCCUPATUS ". C'est la lettre 2, tout logiquement. Qu'est ce qu'être esclave du temps ? C'est de ne pas pouvoir le régler à sa mesure, c'est de se laisser dominer par lui. On se laisse voler son temps sans réagir. La passion aboutit à la passivité et on s'en aperçoit toujours trop tard. Rappelez-vous la formule finale de cette première lettre : " SERA PARCIMONIA IN FUNDO EST ".
La deuxième lettre nous montre l'activité fébrile de ceux que Sénèque appelle les " OCCUPATI ", qu'il avait déjà dénoncés dans le DE BREVITATE VITAE, ceux pour qui la lecture de multiples livres a " ALIQUID VAGUM et INSTABILE ", qui se contentent donc de " EVOLVERE LIBRUM " ou même tantôt celui-ci, tantôt celui-la " MODO ... MODO ". Ils croient agir. En fait, ils se " divertissent ". Le rapprochement avec Pascal s'impose évidemment, car dans les deux cas les malheureux veulent échapper à l'ennui par le changement constant de leurs préoccupations. Les élèves qui reliront le fragment 126 des Pensées sur le divertissement (cf. tous les manuels de Français du XVII siècle) y trouveront maints rapprochements significatifs. Seulement pour Pascal, les hommes se divertissent pour échapper au vide de leur vie. Pour Sénèque, il s'agit d'un comportement contraire à la recherche de l' " apatheïa " cette fameuse absence de troubles que la Sagesse apporte au stoïcien.
Pour expliquer cela, Sénèque emploie des métaphores qu'on pourrait croire tirées de ses " QUESTIONES NATURALES "
Mais ces métaphores rappellent aussi la vie des riches Romains, ses lecteurs
Face à ces conduites, Sénèque plaide (hypocritement ?) pour la pauvreté du cœur. Si on a ce qui suffit " QUOD SAT EST ", le reste n'a plus d'importance . Ainsi donc, Sénèque nous surprendra toujours. Il faut se rappeler sa vie de privation volontaire au milieu de ses palais. Possesseur d'une immense fortune, il vivait chichement, non par avarice, mais par dédain des richesses, poussant ainsi à l'extrême son ascèse stoïcienne.
On a tellement opposé épicurisme et stoïcisme, surtout à travers leur conception du monde et de la nation d'une part et leur attitude envers l'Etat d'autre part, que la présence de la citation finale ne peut qu'étonner le lecteur. La raison traditionnellement évoquée pour expliquer la présence d'Epicure dans cette lettre est l'épicurisme de Lucilius. En somme, Sénèque sait qu'on n'attrape pas les mouches avec le vinaigre et les épicuriens avec des maximes stoïciennes. Alors prenons l'exemple d'Epicure et nous séduirons ainsi nos disciples ! C'est un peu comme si un professeur faisait lire Agota Kristof au lieu de Corneille ou Racine pour se faire bien voir de ses élèves. L'intention est peut-être louable, mais on sait où cela mène : au poste entre deux gendarmes. C'est pourquoi nous préférons suivre P. Grimal qui doutait de cette explication.
En fait, Sénèque part d'une idée d'Epicure, d'une citation (plus ou moins tronquée) et non de la doctrine même d'Epicure. Sur cette idée qui tient du truisme, tout le monde peut être d'accord : " La pauvreté, quand elle est joyeuse, est une belle chose. " Pour un épicurien, l'important est la sensation qu'on peut retirer d'une situation donnée. Le plaisir qu'elle procure (LAETA PAUPERTAS) devient critère du vrai et du bien dans la mesure où elle indique une adéquation avec la Nature. Dans ce sens-là, la richesse n'est pas nécessaire - et l'on sait qu'Epicure se contentait de ses livres et de ses salades. - Ce qui importe, c'est le plaisir de l'instant, l'évidence qu'il nous donne, plaisir et évidence étant justement pour le sage épicurien les critères du vrai et du bien, de l'HONESTUM.
Le stoïcien ne voit pas le problème de la même façon : je dirais qu'il prend les problèmes par le haut. Il demande à l'homme de comprendre que son bonheur ne peut venir que d'un accord avec la Nature, seul moyen de parvenir à l'ataraxie, l'absence de troubles.
Ainsi, le problème n'est pas celui de la pauvreté ou de la richesse. Il est celui de l'acceptation de sa situation. Le stoïcisme est une école de la volonté. Le sage non seulement se soumet à l'ordre du monde, mais il veut qu'il en soit ainsi. C'est sa manière de participer à cette sympathie universelle dont la doctrine lui a fait prendre conscience.
Ces conditions sont souvent éloignées des notions. Pour faire comprendre la différence entre le bonheur épicurien et le bonheur stoïcien, j'ai l'habitude de raconter à mes élèves l'anecdote du taureau de Phalaris. Ce dernier était un tyran d'Agrigente du VIe siècle qui se débarrassait de ses adversaires en les enfermant, dit la légende, dans un taureau de bronze chauffé à blanc. Ainsi pouvait-il jouir des gémissements de ses victimes, car ces cris de souffrance étaient transformés en mugissements par le truchement de deux flûtes fixées dans les naseaux de ce quadrupède. La question posée est : peut-on être heureux dans le taureau de Phalaris ?
Que répondez-vous ?
L'épicurien répondra : " oui "...L'auriez-vous deviné ? En effet, pour lui, le bonheur au sein des souffrances est encore possible au souvenir des félicités passées. Le stoïcien répondra... " oui ". Cela vous surprend peut-être moins. Pour lui en effet le bonheur repose sur l'acceptation d'une situation qui de toute façon ne dépend pas de nous et qui est, tout compte fait, l'occasion de montrer son courage. Attention ! Il ne s'agit pas de fatalisme. Il ne s'agit pas d'accepter assivement un sort qui ne dépend pas de soi. Rien n'est plus éloigné de la doctrine stoïcienne. Il suffit de comprendre la situation, donc de montrer que toute situation - même la pire - est l'occasion pour le sage de manifester sa volonté.
N'assimilez donc pas votre oral à une séance chez Phalaris, Montrez pourtant à votre correcteur que cette " épreuve " est le résultat d'un choix volontaire de votre part et que, puisque vous y êtes, vous voulez aussi montrer votre courage.
MACTE ANIMO, GENEROSE PUER !