scansion, traduction et commentaire: Marie-Catherine Rolland
texte |
traduction universitaire |
scansion | traduction mot-à-mot | commentaire |
MILITIAE SPECIES AMOR EST. DISCEDITE, SEGNES.
NON SUNT HAEC TIMIDIS SIGNA TUENDA VIRIS ;
NOX ET HIEMPS LONGAEQUE VIAE SAEVIQUE DOLORES 235
MOLLIBUS HIS CASTRIS ET LABOR OMNIS INEST ;
SAEPE FERES IMBREM CAELESTI NUBE SOLUTUM
FRIGIDUS ET NUDA SAEPE JACEBIS HUMO.
CYNTHIUS ADMETI VACCAS PAVISSE PHERAEI
FERTUR, ET IN PARUA DELITUISSE CASA. 240
QUOD PHOEBUM DECUIT, QUEM NON DECET ? EXUE FASTUS,
CURAM MANSURI QUISQUIS AMORIS HABES.
SI TIBI PER TUTUM PLANUMQUE NEGABITUR IRE,
ATQUE ERIT OPPOSITA JANUA FULTA SERA,
AT TU PER PRAECEPS TECTO DELABERE APERTO ; 245
DET QUOQUE FURTIVAS ALTA FENESTRA VIAS.
LAETA ERIT, ET CAUSAM TIBI SE SCIET ESSE PERICLI ;
HOC DOMINAE CERTI PIGNUS AMORIS ERIT.
SAEPE TUA POTERAS, LEANDRE, CARERE PUELLA ;
TRANSNABAS, ANIMUM NOSSET UT ILLA TUUM. 250
traduction universitaire de Bornecque
L'amour est une espèce de service militaire. Arrière, hommes lâches ; ce ne sont pas des hommes pusillanimes qui doivent garder ces étendards. La nuit, l’hiver, des longues routes, de cruels chemins, toutes les épreuves, voilà ce qu’on endure dans ce camp du plaisir. Souvent tu devras supporter la pluie que, du ciel, verse à flots un nuage, et souvent, transi, de froid, tu coucheras sur la terre nue. Le dieu du Cynthe garda, dit-on, les vaches d’Admète, roi de Phéres et vécut pauvrement dans une humble cabane. Ce que Phébus n’a pas jugé indigne de lui, qui le jugerait indigne ? Dépouille tout orgueil, si tu veux être aimé longtemps. Si tu n’as pas une route sûre et facile pour rejoindre ta bien-aimée, si tu trouves devant toi une porte verrouillée, et bien ! laisse-toi glisser, chemin périlleux, par la partie du toit ouverte [sur l’atrium] ; qu’une fenêtre élevée t’offre aussi une route furtive. Ta maîtresse sera transportée de joie, et saura qu’elle est la cause du péril que tu as couru pour elle, ce sera le gage assuré de ton amour. Tu aurais pu souvent, Léandre, te priver de voir celle que tu aimais ; tu passais l’Hellespont à la nage, pour bien lui montrer tes sentiments.
Iskikian:
NDW (note du webmestre): A notre grand regret, cette traduction (édition de haute tenue, pour bibliophile, numérotée - 675 - Nouvelle librairie de France, avec les aquarelles attrayantes de Frédéric Clément) est entachée de coquilles graves, qui ne sont pas purement typographiques et dénoncent qu'un simple travail de relecture n'a pas été réalisé...
L’amour est une espèce de service militaire. Arrière, mollassons ! Ce n’est pas à des peureux de garder ses étendards ; la nuit, l’hiver, de longs trajets, de cruels chagrins et toutes sortes d’épreuves : voilà ce qu’on vit dans ce camp de la douceur de vivre ! Tu endureras souvent la pluie tombant à verse du ciel nuageux, et plus d’une fois tu coucheras, gelé, à même le sol. Le dieu du Cynthe, dit-on, garda les vaches d’Admète, roi de Phéres, et s’abritait dans une humble chaumière. Ce qui fut bon pour Phébus, qui ne s’en contenterait pas ? Dépouilles (sic !) ton orgueil si tu te soucies que tes amours durent longtemps. Si, pour la retrouver, la route unie et sûre t’est refusée, et que se dresse (sic !) devant toi porte close et verrou tiré, laisse-toi tomber à la verticale par l’ouverture du toit ; une haute fenêtre te permettra aussi d’entrer en tapinois. Elle sera enchantée de savoir que pour elle tu as pris des risques ; c’est là pour une maîtresse un gage certain d’amour. Souvent tu aurais pu, Léandre, ne pas aller voir ta belle : si tu traversais l’Hellespont à la nage, c’était pour qu’elle connût le fond de ton cœur.
Voici le troisième extrait choisi par nos élèves.
Après les techniques de capture du livre I, ce livre donne des conseils pour rendre l’amour durable, en commençant par le simple bon sens : ut amaris, amabilis esto (107).
Persévérer en dépit des obstacles...
Pour commencer, scandons le passage En gras, les pieds constitués d’un mot entier (ou de deux mots présentant un sens complet), entre parenthèses, les élisions :
Militi|ae speci|es amor| est ;
//dis|cedite, |segnes :
Non sunt|
haec timi|dis ||signa tu|enda vi|ris.
Nox et hi|ems// lon|gaeque vi|ae sae|vique do|lores
235
Mollibus|
his cas|tris ||et labor |omnis
in|est.
Saepe fe|res// imb|rem cae|lesti |nube so|lutum,
Frigidus|
et nu|da|| saepe ia|cebis hu|mo.
Cynthius| Adme|ti vac|cas// pa|visse
Phe|raei
Fertur, et
|in par|va|| delitu|isse ca|sa.
240
Quod Phoe|bum decu|it, //quem| non decet
? |exue| fastus,
Curam |mansu|ri||
quisquis a|moris ha|bes.
Si tibi |per tu|tum// pla|numque
ne|gabitur| ire,
Atqu(e
e)rit| opposi|ta|| ianua| fulta
se|ra,
At tu| per prae|ceps// tec|to
de|laber(e a)|perto:
245
Det quoque|
furti|vas ||alta fe|nestra vi|as.
Laet(a e)rit, | et cau|sam// tibi |se
sciet| esse pe|ricli;
Hoc domi|nae cer|ti|| pignus a|moris e|rit.
Saepe tu|a pote|ras, //Le|andre, ca|rere pu|ella :
Transnabas,
| ani|mum|| nosset ut |illa tu|um.
250
Militiae species
amor est. |
L’amour, c’est
une image de la guerre : |
discedite segnes ! |
arrière, les
petites natures ! |
Non sunt haec signa
tuenda |
Ces postes de
combat ne doivent pas être tenus (Ovide joue sur
l’expression : signa
servare :
« rester à son poste de combat, rester dans le rang », et la synonymie tueri/servare, « garder, protéger ». D’autres comprennent :
« garder les étendards ».) |
timidis uiris. |
par des lâches
(datif complément de l’adjectif verbal attribut.) |
Nox et hiems |
La nuit et
l’hiver, (probable hendiadyn
pour les nuits d’hiver, à
conserver en français) |
longaeque uiae |
et les longues
marches, |
saevique dolores |
et les cruelles
souffrances (Ovide joue sur les
deux sens, physique pour le soldat, moral pour l’amant.) |
et labor omnis |
et toute peine |
Mollibus his
castris inest. (Inest
au singulier : accord avec le sujet le plus proche, labor
omnis.) |
<voilà ce
qui> est impliqué dans ce doux service. (Service,
au sens de service militaire, mais aussi service d’amour, au sens de la
littérature courtoise.) |
Saepe |
Souvent |
feres imbrem
calesti nube solutum, |
tu supporteras la
pluie lâchée par un nuage céleste |
frigidus et iacebis |
tu te coucheras
aussi, frigorifié, |
nuda humo |
sur la terre nue. (humo,
à l’ablatif de la question ubi au
lieu du locatif attendu : choix imposé par l’accord avec
l’adjectif nuda.) |
Cynthius |
Le Cynthien (c-à-d.
le dieu du mont Cynthe, Apollon) |
Fertur |
dit-on (Verbe introducteur
à la voix passive : le sujet de l’infinitive qui en dépend reste
au nominatif : tournure Homerus
dicitur caecus fuisse.) |
Admeti uaccas
pauisse Pheraei |
a gardé les vaches
d’Admète de Phères (allusion
mythologique : Apollon avait percé de flèches les Cyclopes. En conséquence,
Zeus l’avait condamné à passer un an au service d’Admète, roi de Phères
en Thessalie, en qualité de bouvier.) |
et in parua
delituisse casa. |
et s’est caché
dans une petite cabane. (On a envie de
traduire par case…) |
Quod Phoebum
decuit, |
Ce qui a été bon
pour Phébus |
quem non decet ? |
pour qui cela ne
serait-ce pas bon ? (Phébus, autre nom
d’Apollon : l’art d’aimer est un art poétique.) |
Exue fastus, |
Dépouille tes
grands airs, |
quisquis |
<toi> qui que
tu sois qui |
curam habes |
as le souci |
mansuri amoris. |
d’un amour qui
durera. |
Si tibi negabitur
ire |
S’il t’est
refusé d’aller (si
dans le sens de quand, au cas où est suivi du futur en latin) |
per tutum planumque |
par une voie sûre
et facile |
Atque erit ianua
fulta |
et si la porte
<de ta bonne amie> est renforcée |
opposita sera |
d’une barre mise
en obstacle (soit simple
ablatif de moyen, soit tournure dite
ablatif absolu : une barre ayant été mise en obstacle, càd en
travers des vantaux) |
At delabere per
praeceps |
hé bien, glisse-toi
par ce danger (métonymie pour
moyen dangereux, avec un jeu sur l’étymologie prae-ceps,
tête première.) |
tecto aperto : |
Deux interprétations
possibles : Soit : du toit ouvert, autrement dit, par implication, de l’ouverture du toit, au dessus de l’impluvium de la maison romaine, aperto simple adjectif de nature ; soit, solution qui
a notre préférence : après avoir percé
le toit, tecto aperto, tournure
dite ablatif absolu (déplacer les tuiles pour s’ouvrir un passage
est un procédé des voleurs antiques.) |
Det quoque alta
fenestra |
Qu’une fenêtre
élevée te donne aussi |
furtiuas uias. |
des chemins dérobés. |
Laeta erit |
Elle sera contente |
et se sciet esse |
et elle saura
qu’elle est |
causam tibi pericli ; |
la cause du danger
pour toi (= du danger que tu as couru) ; |
Hoc erit dominae |
cela sera pour
<ta> maitresse |
certi pignus
amoris. |
une preuve
d’amour solide (= une preuve de la solidité de ton amour, implication). |
Saepe poteras |
Tu aurais pu
souvent (emploi de
l’imparfait de l’indicatif pour exprimer l’irréel du présent, pour
les verbes marquant la possibilité) |
Leandre |
Léandre (Amant légendaire
qui traversait toutes les nuits le Bosphore à la nage, pour rejoindre son
amante Héro… et qui finit par se noyer sous ses yeux !) |
tua carere puella |
te priver de ta
petite amie (puella, ablatif complément de carere, manquer de…) |
Transnabas |
Mais bien au
contraire, tu traversais à la nage (l’absence de mot de liaison souligne l’opposition.) |
ut illa nosset |
pour qu’elle
connaisse (pour lui faire connaitre) |
animum tuum. |
ton cœur. (Au double sens du
XVIIe siècle : ton amour, et ton courage.) |
La scansion du
pentamètre impose la leçon illa : Transnabas|,
ani|mum||
nosset
ut|
illa
tu|um La leçon ilia du livre de l’élève Hatier-Les Belles Lettres ne présente
aucun sens. |
Un texte paradoxal,
pour ne pas dire contre-productif dans un traité de la séduction : il ne
chante pas la douceur d’aimer, mais, tout au contraire, en souligne les
souffrances saevi dolores et les
difficultés, labor omnis. De quoi
faire reculer les plus braves…
Nous allons donc analyser cette anomalie, et chercher à en comprendre la motivation profonde.
Une (relative)
anomalie : l’absence d’injonction
Ovide, dans ce
passage, s’abstient de donner des préceptes à l’impératif ou au
subjonctif : il brosse un tableau, au présent dit de vérité générale :
labor omnis inest (236), et surtout au futur, de valeur prédictive ou
éventuelle :
Feres
(237)
Iacebis
(238)
Si
negabitur
(243)
Si
erit fulta (244)
Laeta
erit (247)
Sciet
(247)
Hoc…
erit (248)
Les deux premiers
verbes dépeignent le sort de l’amant, et après l’importante digression des
vers 239-242, les derniers verbes ont pour sujet l’aimée, la puella :
laeta erit, sciet, et les objets qui
l’entourent, pour ne pas dire qui l’encerclent : erit ianua fulta.
Le texte souffle le
froid (frigidus jacebis) et le chaud (laeta
erit), prédisant la lutte contre les intempéries (nox,
hiems, imbrem) et les objets (opposita
sera), mais annonçant cependant la victoire, par un dernier futur : hoc dominae certi pignus amoris erit.
Tout serait donc bien
qui finirait bien ?
Pourtant, le texte s’ouvre par une allocution en forme d’avertissement : discedite, segnes ! Honnête avertissement, mise en garde véritable, ou manière de susciter le désir en jouant sur l’attrait de l’interdit ?
Un paradoxe : le
terrifiant tableau du service d’amour
Ovide reprend donc la
métaphore initiale du vers I, 35 : … qui
nova nunc primum miles in arma venit : l’amour est un service
militaire, militiae species amor est,
et il faut tenir (signa servare) quoi
qu’il en coûte, en bon Romain : non
sunt haec timidis signa tuenda viris.
Ovide développe sa métaphore
dans les six premiers vers, mais son tableau de la vie militaire est plus proche
de la nostalgie pacifiste de Tibulle
que de la martiale épopée.
Pas de combats
exaltants, mais l’ennui des longues veilles : nox
et hiems, mis en évidence par une coupe trihémimère, avec un superbe
effet déceptif : cette nox détachée
en tête de vers, dans le contexte d’une ars
amatoria, faisait attendre bien autre chose ! Pour faire bonne mesure,
le poète ajoute les viae, les marches :
vingt-cinq à trente kilomètres par jour, (et le
triple en cas de marches forcées), qu’il qualifie en conséquence de longae,
et résume le tout par saevi dolores.
Les deux adjectifs
qualificatifs précèdent les noms : pour parler comme les grammaires, ils
indiquent une qualité essentielle. Lapalissade en ce qui concerne saevi, car il ne saurait y avoir de souffrances suaves,
mais malice anti-militariste en ce qui concerne les viae,
considérées du point de vue du « pauv’troupier qui va-t-à pieds…»
Nouvelle malice au
pentamètre suivant : mollibus,
un pied à lui tout seul, ne qualifie pas les délices amoureux mais le métaphorique
castris. C’est de l’antiphrase et,
au cas où nous en douterions, en tête du second hémistiche, un autre dactyle
complet lui fait pendant : et labor,
au double sens de peine que l’on prend et de souffrance que l’on endure.
Le poète passe de la
description impersonnelle (inest) à
l’adresse directe saepe feres, coupe
trihémimère, avec ce futur prédictif signalé plus haut. Brutalité renforcée
par la présence de l’objet, imbrem immédiatement
après le verbe, sans aucune de ces disjonctions dont Ovide a le secret.
L’adjectif solutum suit le nom, ce
qui lui donne une valeur contingente assez paradoxale : d’où la pluie
pourrait-elle tomber, si ce n’est des nuages ? Avant de crier à la
cheville, notons qu’ainsi l’hexamètre entier est consacré à la pluie, en
longue chute monotone : dactyle, spondée, spondée, spondée, dactyle,
dactyle incomplet.
Au saepe
premier du vers 237 fait écho le saepe initial
du second hémistiche du vers 238, suivi lui aussi d’un verbe au futur : jacebis.
Lancinante répétition : sape
feres, saepe jacebis. Par un jeu
érudit d’intertextualité, Ovide, empruntant à Cicéron l’expression jacere
humi, « coucher sur la dure », réécrit tout un
passage des Catilinaires (I, 10) : Ad
huius vitae studium meditati illi sunt, qui feruntur, labores tui, iacere humi
non solum ad obsidendum stuprum, verum etiam ad facinus obeundum, vigilare non
solum insidiantem somno maritorum, verum etiam bonis otiosorum, «
c’est par penchant pour ce style de vie que se sont accomplis les exploits qui
nous sont rapportés : coucher sur la dure, non seulement pour attendre
l’heure de l’adultère mais encore pour commettre le crime, veiller pour
dresser une embuscade non seulement contre le sommeil des maris, mais aussi
contre les biens de ceux qui ne font pas de politique. »
Tel est bien le
programme qu’Ovide trace à son lecteur : ad
obsidendum stuprum, insidiantem somno maritorum, termes dont il se garde
bien d’user, et qui se révèlent en creux, par allusion, au lecteur qui a
reconnu le passage. Au rebours de Cicéron, il ne s’indigne ni ne se
scandalise, au contraire, il s’apitoie des souffrances induites par ces
activités.
Il renchérit même
sur son modèle : l’amant ne couche pas seulement à la dure, mais humo nuda, nuda à la
coupe, c’est-à-dire sans même un tapis de sol, et il est frigidus, dactyle initial. L’évocation de la vie des camps se
poursuit à la fin du passage par celle des assauts guerriers : il faut
entrer dans la citadelle barricadée, opposita
janua fulta sera, janua, dactyle
complet détaché par la coupe.
Cette janua fulta introduit ici le thème du paraclausithuron, lamentation amoureuse devant la porte close, traditionnel dans l’élégie, mais Ovide se refuse cette facilité : foin des supplications aux battants insensibles, pratiquons l’escalade, comme le fait le soldat devant les murailles des villes qui refusent de se rendre. Le poète envisage deux accès, par le toit ou par une fenêtre, préfigurant lointainement les scènes de balcon de Roméo et Juliette ou Cyrano de Bergerac.
Nous ne pouvons
suivre Bornecque quand il fait passer l’amant par l’impluvium :
la hauteur est telle qu’il se casserait le cou… sans oublier le bruit d’éclaboussure
à l’arrivée dans le bassin ! On peut faire plus discret et plus
efficace : pratiquer une ouverture dans le toit en déplaçant les tuiles,
chemin traditionnel des voleurs : furtivas vias. L’opération n’est cependant pas exempte de
danger : il s’agit de passer per
praeceps, adjectif substantivé dont la grammaire fait un complément prépositionnel,
sans contestation possible. Ce per praeceps répond et fait antithèse au per tutum planumque du vers 243 mais le lecteur ne peut s’empêcher
de l’appliquer, en une sorte d’hypallage, à l’amant qui fonce tête baissée,
ou tête la première, praeceps.
Est-ce pour
encourager à braver ce danger qu’Ovide, compose le vers 435 de cinq spondées,
sen dex, sen, dex, sen, dex sen, dex, sen, dex ! et use de l’impératif de l’injonction
à la place du futur de la prédiction ? Injonction qui s’étend à
la fenêtre, sommée de donner le passage : det
quoque furtivas alta fenestra vias…
Enfin, au dernier
vers du fragment, le dactyle transnabas rappelle
les exercices du champ de Mars (il fallait s’entrainer à traverser le Tibre),
et les exploits de César tels que Suétone les rapporte : si flumina morarentur, nando traiciens, « si des fleuves l’arrêtaient,
il traversait à la nage… » (Vita Divi Iuli,
LVII). Nous verrons plus bas tout ce que l’allusion a de tragique.
Ainsi se clôt le
parallèle avec la vie militaire : non l’amour n’est pas une partie de
plaisir…
Mais le poète avait
bien averti en tête de passage : discedite,
segnes.
Une insolence sacrilège
Ainsi donc, faites
l’amour et vous ferez la guerre, si l’on peut oser un tel anachronisme.
Cette équivalence, à Rome, où l’on ne badine pas avec la guerre et la
gloire militaire est bien impertinente, pour ne pas dire insolente et
transgressive. D’autant plus transgressive qu’elle appelle à la rescousse,
par l’allusion, deux grands hommes, Cicéron et César.
A moins qu’il ne
s’agisse de magnifier l’amour, en en montrant la haute valeur… Les qualités
requises pour la guerre et pour l’amour sont identiques, les dangers
comparables et L’infamie est pareille et
suit également Le guerrier sans courage et le perfide amant comme dit notre
Corneille, si l’on nous permet cet anachronique rapprochement. Dans une Rome
impériale vouée à l’otium
l’amour tient lieu, pour occuper les jeunes hommes, des guerres et des joutes
politiques révolues. Avec Ovide, on ne sait jamais…
Un art poétique
Cependant, au détour
du texte, comme par parenthèse, Ovide nous donne une clé de lecture : il
convoque Apollon, Cynthius,
superbement mis en valeur dans un dactyle initial.
Procédé constant chez notre poète d’illustrer son propos par un exemple mythologique, certes, mais le présent choix est lourd de signification. Apollon-Phébus est le dieu poète, parler d’Apollon, c’est parler de la poésie.
Ici, le dieu est
montré dans son exil, punition de
Zeus pour le massacre des Cyclopes, réduit à la condition de bouvier, logeant
dans une case-nègres.
Ovide rappelle l’épisode
pour l’exemplarité du fait : quod
Phoebum decuit, quem non decet ? Si Apollon l’a fait, tu peux le
faire…
Mais un autre degré
de lecture est possible : Apollon garde les vaches, c’est façon de dire
qu’il n’y a pas de petits sujets en poésie, si mince et si anodin que
paraisse un thème, la poésie se cache, delituisse,
sous ces pauvres apparences, in parva
casa. « Je traite de bagatelles, mais je n’en suis pas moins poète, exue fastus », deux mots
pieds en clausule du vers,
injonction à l’amant, mais aussi exhortation personnelle : foin de la prétention,
et l’on songe à Virgile, en sa quatrième églogue : Sicelides Musae, paulo majora
canamus !
Ce qui place dans une alternative : subtile dévalorisation (l’ars amatoria, simple troupeau de vaches), ou orgueilleuse analogie ( je suis un autre Apollon) ?
De
plus, Ovide a recours à l’auto-citation : dans ses Héroïdes,
il donne, dans sa lettre 18 la parole à Léandre qui formule ses regrets de ce
que la tempête l’empêche de traverser, et dans la lettre 19, à Héro qui
manifeste son impatience de voir Léandre. Funeste impatience, puisque le héros
finit par se noyer.
Nous avons donc trois
degrés de lecture pour le passage :
premier degré de lecture, explicite, l’anecdote mythologique illustrant le propos ;
second degré de
lecture, implicite, la menace qui plane sur les amants trop audacieux : à
vouloir trop donner certi pignus amoris,
ils trouvent la mort et privent l’aimée de leur présence ;
troisième degré de
lecture : le poète se montre dans un coin de son tableau, tel Velasquez
dans ses Menines. C’est là du maniérisme :
forme d’art qui consiste à briser l’illusion référentielle pour
s’exhiber comme objet d’art. Dans le maniérisme, ce n’est pas le sujet
qui compte, mais son traitement.
Bref, pour bien lire
Ovide, il faut agir au rebours du proverbe chinois : ne pas regarder la
lune, mais regarder le doigt. C’est pourquoi peu importe qu’un traité de la
séduction renferme une mise en garde contre l’amour, peu importe ce que
l’on dit, l’important, c’est la façon (la manière) de le dire. Ce
n’est pas le sujet qui fait l’œuvre, et plus insignifiant est le sujet,
plus grand est le poète.
Il n’est cependant
pas interdit de dégager une leçon plus profonde : si l’amant figure le
poète, si la puella figure la poésie,
le texte nous dit que la poésie est pour le poète une conquête difficile. A
l’opposé du romantique qui n’a qu’à se frapper le cœur pour devenir génial,
le poète antique sait que poésie
signifie fabrication, et qu’il est
des obstacles sur le chemin de la création : janua
fulta, ou angoisse de la page blanche ? Conquête difficile, et même
dangereuse : non seulement menace l’échec, mais à ce jeu, Ovide a perdu
le droit de finir ses jours à Rome. Il ne pouvait pas le savoir, quand il
composait cette page, mais pour nous modernes, le causam tibi se sciet esse pericli prend une résonance prémonitoire.