scansion, traduction et commentaire: Marie-Catherine Rolland

texte

traduction universitaire

scansion traduction mot-à-mot commentaire

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HUIC DECET INFLATOS LAXE JACUISSE CAPILLOS ;
        ILLA SIT ADSTRICTIS IMPEDIENDA COMIS ;
 HANC PLACET ORNARI TESTUDINE CYLLENEA ;
        SUSTINEAT SIMILES FLUCTIBUS ILLA SINUS.
 SED NEQUE RAMOSA NUMERABIS IN ILICE GLANDES,
        NEC QUOT APES HYBLAE, NEC QUOT IN ALPE FERAE,                                           150
 NEC MIHI TOT POSITUS NUMERO CONPRENDERE FAS EST ;
        ADICIT ORNATUS PROXIMA QUAEQUE DIES.
 ET NECLECTA DECET MULTAS COMA ; SAEPE JACERE
        HESTERNAM CREDAS, ILLA REPEXA MODO EST.
 ARS CASUS SIMILIS. SIC CAPTA VIDIT UT URBE   (casus similis:casum simulat)               
        ALCIDES IOLEN, «HANC EGO, DIXIT, AMO» ;
 TALEM TE BACCHUS, SATYRIS CLAMANTIBUS «EUHOE ! »
        SUSTULIT IN CURRUS, GNOSI RELICTA, SUOS.
 O QUANTUM INDULGET VESTRO NATURA DECORI,
        QUARUM SUNT MULTIS DAMNA PIANDA MODIS !                                                      160
 NOS MALE DETEGIMUR, RAPTIQUE AETATE CAPILLI
        UT BOREA FRONDES EXCUTIENTE, CADUNT.
 FEMINA CANITIEM GERMANIS INFICIT HERBIS,
        ET MELIOR VERO QUAERITUR ARTE COLOR ;
 FEMINA PROCEDIT DENSISSIMA CRINIBUS EMPTIS               
        PROQUE SUIS ALIOS EFFICIT AERE SUOS.
 NEC RUBOR EST EMISSE PALAM ; VENIRE VIDEMUS
        HERCULIS ANTE OCULOS VIRGINEUMQUE CHORUM.

traductions

Bornecque :

Des cheveux bouffants et libres conviennent à l’une, l’autre les resserrera en dents et en boucles. Il faut à celle-là l’ornement d’un peigne de Cyllène ; celle-ci veut des ondulations semblables aux flots de la mer. Mais on en dénombrera pas plus les glands d’un chêne touffus, les abeilles de l’Hybla, el gibier des Alpes, que moi je ne puis fixer le nombre des genres de coiffure. Chaque jour ajoute un arrangement nouveau. Une coiffure négligée sied également à plus d’une, que l’on croirait souvent coiffée de la veille et qui vient de se recoiffer. L’art ne fait qu’imiter le hasard. Telle, dans la ville prise d’assaut, Iole s’offrit aux regards d’Hercule, qui dit aussitôt : «C’est elle que j’aime». Ainsi étais-tu, fille de Gnose, abandonnée [par Thésée], lorsque Bacchus l’enleva sur son char, aux cris «Evohé» que poussaient les Satyres.

Combien la nature est secourable à vos charmes, puisque vous avez mille moyens d’en réparer les outrages ! Nous, [hommes], nous nous déplumons fâcheusement et nos cheveux, emportés par l’âge, tombent comme les feuilles de l’arbre que secoue l’Aquilon. La femme, [elle], teint ses cheveux blancs avec des herbes de Germanie et leur procure artificiellement une nuance plus séante que la couleur naturelle. La femme, elle, s’avance parée d’une très épaisse chevelure qu’elle a achetée, et, à prix d’argent, les cheveux d’une autre deviennent les siens. Et elle ne rougit pas d’en faire ouvertement l’achat : on le vend sous les yeux d’Hercule et du chœur des Muses.

Iskikian :

A celle-ci il sied de laisser à ses cheveux leur volume et leur liberté : celle-là doit les tenir bien serrés. Telle aime à les parer d’écaille de Cyllène, telle autre les rehaussera d’ondulations semblables aux vagues marines. Mais un chêne touffu n’a pas autant de glands, il n’y a pas autant d’abeilles sur l’Hybla ni de gibier dans les Alpes que de coiffures : impossible d’en fixer le nombre. Chaque jour voit naître une nouvelle parure. Au reste, le naturel sans apprêts sied à plus d’une : on croirait bien souvent qu’elle a gardé sa coiffure de la veille, or elle vient de se repeigner. L’art produit le même effet que le hasard. Ce fut sous cet aspect que dans sa ville prise d’assaut, Iole apparut à Hercule qui dit alors: «C'est elle que j’aime». En cet état, fille de Gnossos abandonnée, Bacchus te souleva dans son char tandis que les Satyres s’écriaient : «Evohé».

            O combien la nature a-t-elle de complaisance envers votre beauté ! Vous disposez de tant de moyens pour compenser les outrages

 des ans ! Nous, notre tête vilainement se dénude, et nos cheveux que l’âge emporte tombent comme feuillages secoués par Borée. La femme teint ses cheveux blancs grâce à des herbes de Germanie, et l’artifice leur donne une teinte plus réussie que leur couleur naturelle. La femme parade la tête ornée d’une épaisse toison qu’elle a payée, ayant fait siens les cheveux d’une autre, moyennant finances. Et elle ne rougit pas de les acheter en public : ils se vendent à notre vue sous les yeux d’Hercule et devant le chœur des Muses.

Voici donc le dernier extrait choisi par nos élèves, extrait tiré du livre III, le livre des femmes, et consacré à l’art de la coiffure.

Telle est sa scansion :

Huic decet |infla|tos// la|xe iacu|isse ca|pillos :                145
     Illa sit |adstric|tis|| impedi|enda co|mis ;
Hanc placet |orna|ri// tes|tudine| Cylle|nea :
     Sustine|at simi|les|| fluctibus| illa si|nus.
Sed neque |ramo|sa //nume|rabis in| ilice |glandes,
     Nec quot a|pes Hy|blae, ||nec quot in |Alpe fe|rae,               150
Nec mihi |tot //posi|tus nume|ro con|prendere |fas est :
     Adicit |orna|tus|| proxima |quaeque di|es.
Et ne|glecta// de|cet mul|tas coma ; | saepe ia|cere
     Hester|nam cre|das ; || illa re|pexa mo|d(o est).
Ars ca|sum simu|lat  ; //sic |capta| vidit ut |urbe               155
     Alci|des Io|len : || « hanc ego, |dixit, a|mo. »
Talem| te Bac|chus //Saty|ris cla|mantibus| euhoe
     Sustulit |in cur|rus, || Cnosi re|licta, su|os.
O quan|t(um in) dul|get// ves|tro na|tura de|cori,
     Quarum| sunt mul|tis ||damna pi|anda mo|dis !               160
Nos male| detegi|mur,// rap|tiqu(e ae) |tate ca|pilli,
     Ut Bore|a fron|des ||excuti|ente, ca|dunt.
Femina |caniti|em Ger|manis |inficit herbis,
     Et meli|or ve|ro ||quaeritur| arte col|or:
Femina| proce|dit //den|sissima |crinibus |emptis,               165
     Proque sui|s ali|os ||efficit| aere su|os.
Nec rubor |est e|misse ; //pa|lam ve|nire vi|demus
     Herculis |ant(e o)cu|los ||virgine|umque cho|rum

Voici le mot-à-mot :

Huic decet

À l’une, il est seyant

inflatos laxe iacuisse capillos ;

que ses cheveux crêpés tombent librement ;

(« crêpés » est sans doute anachronique, mais inflatos indique que l’on a donné de l’épaisseur à la chevelure.)

Illa sit inpedienda

si l’autre doit s’embarrasser

(subjonctif en indépendante, marquant la supposition.)

adstrictis comis ;

d’une chevelure nouée strictement ;

Hanc placet

Il plaît à l’une

(litt. :celle-ci)

ornari testudine Cyllenea

de se parer d’une <écaille de> tortue de Cyllène.

(litt : être parée d’une écaille fait plaisir à celle-ci)

Ce vers 147 est spondaïque 

Hānc plăcĕt |ornā|ri tēs|tūdĭnĕ |Cyllē|nēā :

Cyllenea, mot grec, conserve la quantité d’origine de ses syllabes.

À coiffure rare (ou recherchée), structure métrique rare et recherchée.

Sustineat illa sinus similes fluctibus ;

si une autre (litt. : celle-là) fixe des ondulations semblables aux flots ;

Sed

quoi qu’il en soit

neque numerabis glandes

tu ne compteras pas les glands

(= on aurait beau compter… Valeur concessive de l’indicatif futur,)

ramosa in ilice,

sur l’yeuse branchue,

Nec quot apes Hyblae,

ni combien d’abeilles <il y a> en Hyblae,

nec quot in Alpe ferae

ni combien de bêtes sauvages dans l’Alpe

(apes et ferae, nominatifs, sujets d’un verbe esse non exprimé)

Nec mihi tot positus comprendere fas est

(positus : génitif singulier de type manus) :

<pas plus> qu’il ne m’est possible de dénombrer une telle quantité d’arrangements :

(litt. = et il ne m’est pas non plus possible…//

Comprendere numero, déjà chez Virgile, Géorgiques, II, 104 :

sed neque quam multae species nec nomina quae sint//est numerus, neque enim numero comprendere refert;)

Adicit ornatus proxima quaeque dies.

chaque nouvelle journée apporte ses arrangements

Et neglecta decet multas coma ;

Même, une chevelure ébouriffée est seyante à beaucoup ;

saepe iacere Hesternam credas

souvent, tu croirais (= on dirait) qu’elle est en friche depuis la veille,

illa repexa modo est.

elle vient tout juste de se recoiffer.

Ars casus simulat ;

L’art imite les hasards,

(Boileau écrira : « Un beau désordre est un effet de l’art… »

Ars casus simulat, leçon du livre de l’élève : pour comprendre casus comme C.O.D. de simulat il faut y voir un pluriel, et traduire : « l’art imite les imprévus ».

L’édition critique des CUF (et le site Lutèce…) donne Ars casus similis, sans indiquer de variante : tournure attributive « l’art <est> semblable au hasard ».

Enfin, le site The Latin library donne Ars casuM simulat, que nous préférons « l’art imite le hasard » car elle nous évite la lectio difficilior d’un casus pluriel.

À vous de choisir…

Sic capta urbe

ainsi, une fois la ville prise

ut uidit Alcides Iolen

quand Alcide (= Hercule) vit Iole

« hanc ego, dixit, amo » ;

«elle, dit-il, je l’aime. »

Talem te Bacchus sustulit in currus suos,

Bacchus t’enleva ainsi sur son char,

Gnosi relicta (vocatif),

Crétoise abandonnée (il s’agit d’Ariane),

Satyris clamantibus « euhoe ! »

tandis que les Satyres criaient « Évohé ! »

O quantum indulget uestro natura decori

O combien la nature favorise votre parure,

Quarum sunt damna pianda

<elle> dont les outrages peuvent être réparés

(Quarum, reprise au pluriel d’un antécédent singulier : pluriel poétique, qui souligne la puissance de la nature.)

Multis modis !

de nombreuses façons !

Nos

Nous (= nous, les mâles de l’espèce dont le poète se fait ici le porte parole.)

male detegimur,

nous nous déplumons fâcheusement,

raptique aetate capilli cadunt

et nos cheveux emportés par l’âge tombent

Ut Borea frondes excutiente.

comme les feuilles quand Borée les secoue.

(Borée, le vent du nord.)

Femina

La femme, elle, (absence de connecteur logique marquant une forte opposition.)

canitiem Germanis inficit herbis,

colore ses cheveux blancs d’herbes de Germanie,

Et melior uero quaeritur arte color :

et une couleur véritablement plus séante est obtenue par artifice :

(Nous empruntons séante à Bornecque.)

Femina processit

la femme s’avance

densissima crinibus emptis

épaissie de cheveux achetés

(hypallage : densissima, « épaissie » qualifie la perruque.)

Proque aere

et contre de l’argent

suis alios efficit suos.

elle fait siens d’autres <cheveux> que les siens.

Nec pudor est emisse :

Et il n’y pas de honte à en acheter :

uidemus

nous les voyons

palam uenire

vendre au grand jour

(uēnĕo : être mis en vente ≠ uĕnĭo : venir)

Herculis ante oculos uirginemque chorum.

sous les yeux d’Hercule et du chœur des Vierges

(Les Vierges en question sont les Muses qui font temple commun avec Hercule au Champ de Mars

commentaire

Trois échos à ce passage :

Le premier, antique : Martial, Épigrammes, VI, 12 :

Iurat capillos esse, quos emit, suos

Fabulla : numquid illa, Paule, peierat ?

 

« Les cheveux, qu’elle a achetés, sont bien à elle, jure Fabulla.

Hé bien, est-ce qu’elle ne les a pas payés ? »

Les deux derniers, modernes :

La Fontaine, l’Homme entre deux âges et ses deux maitresses :

Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part :
L'une encor verte, et l'autre un peu bien mûre,
            Mais qui réparait par son art
            Ce qu'avait détruit la nature.

Racine, Athalie, acte II, scène 5 :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.

Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,

Comme au jour de sa mort pompeusement parée.

Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;

Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

Le passage se situe donc dans le troisième livre, le livre des femmes, où Ovide multiplie les conseils de beauté, anticipant sur une presse spécialisée et… certaines émissions de télévision. Si nous avions mauvais esprit, nous noterions qu’après avoir indiqué au chasseur comment prendre le gibier, le poète enseigne au gibier comment être le plus succulent possible. Mais nous n’avons pas mauvais esprit…, et nous savons qu’Ovide ne se prend pas au sérieux.

Au chapitre de la parure en général figure donc l’art de la coiffure, art qui unit étroitement nature et culture, comme Ovide unit notations concrètes et références mythologiques, ou plutôt les… tresse inextricablement pour sa création poétique.

1) Nature et culture

Relevons dans l’ordre du texte le champ lexical de la nature :

Laxe jacuisse (145)

Neglecta coma (153)

Casum/casus (155)

Natura (159)

Frondes cadunt (162)

Relevons dans l’ordre du texte le champ lexical de la culture :

Adstrictis comis (146)

Ornatus (152)

Repexa (154)

Ars simulat (ou similis) (155)

Vestro decori (158)

Multis modis (160)

Arte (164)

On voit au numéro des vers que l’alternance est régulière, et on note deux occurrences du mot ars. Dans notre découpage, la culture a le dernier mot.

Les deux thèmes ne sont pas tant parallèles qu’imbriqués :

Adstrictis comis (146) : comis est de nature, adstrictis de culture. Adstrictis fait antithèse au laxe du vers précédent. La mentalité romaine blâme le relâchement et valorise la rigueur, mais ici, rigueur et relâchement sont assez paradoxalement au service de la même cause, la séduction.

Ornari testudine Cyllenea (147) : cet hexamètre, que son caractère spondaïque met en vedette, relève du champ de la nature par la mention de la tortue, et du champ de la culture par le verbe ornari. Nous verrons plus loin que la tortue de Cyllène est une allusion mythologique, donc culturelle.

Similes fluctibus sinus (148) : similes repris plus bas par similis/simulat (155) relève du champ de la culture et indique que nous sommes bien sous le règne des apparences et des faux-semblants tandis que fluctibus exprime la nature. Enfin sinus, par un jeu sémantique annonçant le baroque, participe des deux : sinus, c’est la boucle de cheveux (nature ou culture ? Rome connaissait l’usage du fer à friser…), mais le mot signifie aussi golfe, baie ou rade. D’où le choix unanime des traducteurs : « ondulations ». Est-ce la culture qui imite la nature, ou la nature qui reflète la culture ?

La question se pose de façon plus aigüe encore aux vers 159-160 :

O quantum indulget vestro natura decori,

Quarum sunt multis damna pianda modis !

La bonté de la nature se traduit donc par…  le recours à de nombreux subterfuges ! On peut se demander si decor signifie la beauté naturelle ou la parure, mais l’essentiel c’est ce privilège de réparation dont jouissent les femmes, au contraire des hommes, nos male detegimur (161). L’image des vers 161-162 raptique aetate capilli,/Ut Borea frondes excutiente, cadunt rattache les mâles au camp de la nature : le Romain si maitre de lui n’est pas maitre de sa chevelure. Ovide neutralise ainsi, apparemment, l’opposition traditionnelle : homme/culture//femme/nature. C’est pour lui substituer l’opposition nature marâtre/nature maternelle, maternelle envers les femmes, bien sûr ! La marâtre nature replace le mâle dans le camp de la culture. Ouf ! nous avions eu peur…

Ovide souligne cette opposition par le balancement nos (161)/femina (163)/femina (165), et par l’anaphore de femina, en dactyle initial.

Femina canitiem Germanis inficit herbis (163)

femina procedit densissima crinibus emptis (165). 

femina nous fait penser, anachroniquement, à Baudelaire : « La femme est naturelle, c'est à dire abominable. » Cette femme use de la nature (herbis), mais pour dissimuler ses cheveux blancs (inficit canitiem) : artifice, donc culture. Encore que la chevelure blanche soit de nature. (Toujours au chapitre des anachronismes, notons que nos contemporaines usent toujours d’herbis Germanis : les produits de la marque Schwarzkopf…)

Et melior vero quaeritur arte color : le verbe quaeritur, (au passif : la chose se fait toute seule) est enchâssé dans son sujet, melior color, et encadré de deux termes, l’adverbe vero et l’instrumental arte, qui forment oxymore. Alors que l’esprit saisit que vero ne fait que renforcer melior, l’oreille entend vero arte, véritable artifice, artifice sincère,

Oxymore ou calembour ?

Le poète par une gradation (ou une dégradation) en arrive à l’artifice total : Crinibus emptis, Crinibus, nature, emptis, culture.

L’hypallage femina densissima crinibus, (pour le sens c’est bien entendu la perruque qui est épaisse et fournie) assimile, non sans malice à notre avis, la femme à sa parure : la nature de la femme, c’est d’être artificielle, et elle n’en a pas honte : nec rubor est emisse. (167)

Surprenante… métamorphose de notre poète en moraliste misogyne. A moins que cela ne soit sa nature profonde ?

2) Art poétique et mythologie.

Nous posons que le vrai Ovide (si tant est que l’expression ait un sens) est amoureux… des mots qu’il tresse avec tant d’art, d’art…poétique.

Ovide enchâsse dans son texte deux médaillons mythologiques, deux rappels de sa capacité à traiter de grands sujets, deux allusions à des noces, conformément au programme de l’Ars amatoria.

Ces allusions, à première vue, nous semblent cependant un peu bien… tirées par les cheveux.

Ars casum simulat; sic capta vidit ut urbe                   
     Alcides Iolen,  « hanc ego, dixit, amo.»
(15-156)

Pour élucider ces deux vers, il nous faut narrer en détail l’histoire de Iole : Iole est la fille d’Eurytos, roi d’Œchalie. Son père fait de sa main le prix d’un concours de tir à l’arc qu’Héraklès remporte. Eurytos refuse d’honorer son contrat. Furieux, Héraklès monte une expédition contre Œchalie, prend la ville et massacre le roi et tous ses fils. Iole, pour lui échapper, se jette du haut des remparts mais elle est soutenue dans l’air par le vent qui gonfle sa robe, et elle atterrit sans dommage. Héraklès en fait sa concubine, ce qui provoque la jalousie de Déjanire… On connait la suite. Héraklès mourant ordonna à son fils Hyllos d’épouser Iole.

Le rapport avec l’art de la coiffure ? On peut penser que le vent de sa chute a dérangé la chevelure d’Iole, qui atterrit indemne, mais ébouriffée, spectacle émouvant pour Héraklès. Mais, dira-t-on, il la connaissait : elle lui avait été promise en mariage. Certes, mais cela ne signifie pas qu’il l’avait vue : Héraklès est mu par le sentiment de l’honneur, il veut laver l’affront qu’on lui a fait, il réclame la fiancée qu’on lui a promise, quand bien même ne l’aurait-il jamais vue.

Autre rapport, bien plus incongru, encore plus tiré par les cheveux, entre l’anecdote et la coiffure, les vers 167-168 :

Nec rubor est emisse ; palam venire videmus
     Herculis ante oculos virgineumque chorum.

Par cette périphrase Ovide désigne le Champ de Mars, mais aussi, il introduit dans son texte une nouvelle mention d’Hercule et convoque les Muses. Il nous apprend ainsi (mais ce n’était pas son intention) que les perruquiers avaient établi leur commerce, près du temple d’Hercule et des Muses. Ce temple, construit en ~187 par M. Fulvius Nobilior fut restauré par Auguste et c’est le 30 juin que les Romains célébraient l’anniversaire de sa dédicace, comme le chante Ovide dans ses Fastes :

VI, 799-800

Dicite, Pierides, quis uos addixerit isti
      
cui dedit inuitas uicta nouerca manus.

« dites-moi, Pierides, qui vous a confiées à celui à qui sa marâtre vaincue se rendit à contre-cœur »

VI, 811-812

Sic cecinit Clio, doctae adsensere sorores ;
      
adnuit Alcides increpuitque lyram.

« Ainsi chanta Clio ses savantes sœurs approuvèrent, Alcide hocha la tête et fit résonner sa lyre. »

Les Fastes sont encore dans les limbes de la création quand Ovide compose son Ars amatoria, nous anticipons donc. Cependant, le vers 812 et dernier, par cette image troublante d’Alcide jouant de la lyre, multiplie les échos à notre passage : Alcide, la lyre (testudine Cyllenea) et le chœur des Muses.

Telle est l’unité de la poésie ovidienne... et dire que nous en sommes venus à cette conclusion en partant d’une perruque.

Talem te Bacchus Satyris clamantibus euhoe

Sustulit in currus, Cnosi relicta, suos.

Dans ce second médaillon, Ovide se cite lui-même : dans son livre I, comme Liber […]amantes adiuvat (525-526) « Liber vient en aide aux amants », il chante les noces de Bacchus et d’Ariane. Ovide nous dépeint ainsi Ariane abandonnée errant sur la plage (I, 529-530) :

Utque erat e somno tunica uelata recincta,

Nuda pedem, croceas inreligata comas,

« déliée quant à ses cheveux d’or » (Oui, Ovide dit cheveux jaunes, ce qui manque de saveur poétique en français).

Ariane est donc bien tout ébouriffée, ce qui confirme notre hypothèse que Iole l’est également. Tout cela à demi-mot…

Peut-être, peut-être, qu’Ovide, ici, désigne sans les nommer deux coiffures à la mode : la coiffure à la Iole, la coiffure à la Ariane, qui sait ? Nous savons si peu de choses, au fond, sur la civilisation romaine. Pure hypothèse, à ne pas répéter à l’examinateur !

Deux allusions mythologiques, dont la seconde convoque Bacchus-Liber, dieu inspirateur des poètes : Ecce, suum uatem Liber uocat écrit Ovide au livre I, (vers 525). Comme dans l’extrait précédent, avec Apollon, nommer le dieu des poètes, c’est parler de la poésie, le seul et unique sujet d’Ovide., nous ne le répéterons jamais assez.

L’art poétique apparait en creux, intimement lié à la mythologie, dès le vers 147 : Hanc placet ornari testudine Cyllenea. Cyllène est une montagne d’Arcadie, l’Arcadie, juge arbitre du concours poétique où Virgile se voit, dans sa quatrième Églogue, triompher de Pan :

Pan etiam, Arcadia mecum si iudice certet

Surtout, le mont Cyllène est consacré à Hermès qui y est né, et y fabriqua la première lyre, de la carapace d’une tortue. Cette tortue que nous voyons, grandeur et décadence, réduite à l’état de peigne.

Ce peigne figure dans un vers spondaïque, c’est dire l’importance de cette insignifiance. C’est dire aussi à quel point la virtuosité poétique est la motivation première et le but ultime d’Ovide dans son Ars amatoria.

Virtuosité poétique, qui se manifeste par la figure de l’adynaton, cet impossible décompte, neque enim numero comprendere refert disait Virgile, morceau brillant qui fait écho aux vers 517 à 520 du livre II, notre précédent commentaire :

Quot lepores in Atho, quot apes pascuntur in Hybla,
     Caerula quot bacas Palladis arbor habet,
Litore quot conchae, tot sunt in amore dolores…

Dans le présent passage, Ovide use de comparants autres mais analogues :

Règne végétal : Sed neque ramosa numerabis in ilice glandes, les glands font pendant aux baies de l’olivier, en plus rustique : la civilisation a commencé quand l’homme a remplacé les glands par le blé, don de Cérès ;

Règne animal : nec quot in Alpe ferae, de génériques ferae remplacent les lièvres lunaires, et une Alpe au singulier pour plus d’étrangeté (et pour des raisons métriques) se substitue à l’Athos grec.

Ces comparants-ci nous font régresser vers une sorte de sauvagerie, paradoxale puisqu’il s’agit d’exprimer l’impossibilité de dénombrer les multiples modèles de coiffure, ce comble de civilisation. La nature la plus inculte symbole de la culture la plus raffinée : nous reconnaissons bien là notre Ovide.

Les deux séries ont cependant un comparant commun, le plus significatif : Nec quot apes Hyblae, les abeilles virgiliennes, les abeilles symboles de la rhétorique, les abeilles patronnes d’Ovide.

Ainsi, la mythologie nous conduit à la poésie, la poésie nous conduit à la mythologie, la coiffure nous conduit au peigne, qui nous évoque la lyre… La coiffure ébouriffée nous conduit à Hercule, deux fois nommé dans le texte, nous signifiant ainsi que compter les modèles de coiffure est… un vrai travail d’Hercule !