(scansion, traduction par groupe, commentaires: Marie-Catherine Rolland)

Poursuivons notre cueillette des fleurs ovidiennes… Tel est le quatrième extrait choisi par nos élèves :

texte traduction traduction notée scansion

traduction par groupe de mots 

commentaires
 Le texte
    CREDITA NON SEMPER SULCI CUM FOENORE REDDUNT,
                                                   (foenore, Bornecque : faenore, Nisard)
         NEC SEMPER DUBIAS ADJUVAT AURA RATES ;
    QUOD JUVAT, EXIGUUM, PLUS EST, QUOD LAEDAT AMANTES ;               
         PROPONANT ANIMO MULTA FERENDA SUO.
    QUOT LEPORES IN ATHO, QUOT APES PASCUNTUR IN HYBLA,
         CAERULA QUOT BACAS PALLADIS ARBOR HABET,
    LITORE QUOT CONCHAE, TOT SUNT IN AMORE DOLORES.
         QUAE PATIMUR, MULTO SPICULA FELLE MADENT.                                                    520
    DICTA ERIT ISSE FORAS,  QUOM TU FORTASSE VIDERES ;
          (quom, B. : quam tu, scolaire : intus, N. ; videres, B.  : videre est, N.)
         ISSE FORAS, ET TE FALSA VIDERE PUTA.
    CLAUSA TIBI FUERIT PROMISSA JANUA NOCTE ;
         PERFER ET IMMUNDA PONERE CORPUS HUMO.
    FORSITAN ET VULTU MENDAX ANCILLA SUPERBO               
         DICET «QUID NOSTRAS OBSIDET ISTE FORES ?»
    POSTIBUS ET DURAE SUPPLEX BLANDIRE PUELLAE
         ET CAPITI DEMPTAS IN FORE PONE ROSAS.
    CUM VOLET, ACCEDES: CUM TE VITABIT, ABIBIS ;
         DEDECET INGENUOS TAEDIA FERRE SUI.                                                                     530
    «EFFUGERE HUNC NON EST» QUARE TIBI POSSIT AMICA
         DICERE? NON OMNI TEMPORE SENSUS OBEST.
    NEC MALEDICTA PUTA NEC VERBERA FERRE PUELLAE
         TURPE, NEC AD TENEROS OSCULA FERRE PEDES.
    QUID MOROR IN PARVIS? ANIMUS MAJORIBUS INSTAT.
traduction de Bornecque

Les tristesses de l’amour

Le sillon ne rend pas toujours avec usure ce qu’on lui a confié, et le vent ne favorise pas toujours le vaisseau dans sa course hasardeuse. Peu de plaisirs et plus de peines, voilà le lot des amants : qu’ils préparent leur âme à de nombreuses épreuves. Les lièvres que nourrit le mont Athos, les abeilles que nourrit le mont Hybla, les baies que porte l’arbre de Pallas au feuillage sombre, les coquilles du rivage ne sont pas aussi nombreuses (sic !) que les tourments de l’amour. Les traits que nous recevons sont abondamment trempés de fiel. On te dira que ta maîtresse est sortie, au moment où peut-être tu l’aperçois ; pense qu’elle est sortie et que tes yeux te trompent en l’apercevant. Elle t’a promis sa nuit et sa porte t’est fermée. : supporte avec patience t’étendre ton corps même par terre dans la saleté. Peut-être une menteuse servante viendra-t-elle jusqu’à dire d’un air insolent :«Pourquoi cet homme assiège-t-il notre porte ?» Suppliant, adresse des paroles caressantes aux battants et à la cruelle servante, ôte les roses qui sont sur ta tête et pose-les sur le seuil. Lorsqu’elle te voudra, tu viendras ; lorsqu’elle t’évitera, tu t’en iras ; un homme bien élevé ne doit pas être importun. Voudrais-tu forcer ton amie à dire : «Il n’y a donc pas moyen de s’en défaire !» Ses sentiments ne te seront pas toujours contraires. Et n’aie pas honte de supporter les injures de ton amie, ses coups, et d’aller jusqu’à baiser ses pieds délicats.

traduction d'Iskikian (avec quelques annotation)

Le sillon ne rend pas toujours avec usure le grain qui lui a été confié, et la brise ne vient pas toujours en aide aux vaisseaux désemparés. Pour les amants, rares sont les plaisirs et plus fréquentes les contrariétés. Qu’ils se disent bien qu’il leur faudra supporter une foule d’épreuves. Autant le mont Athos fournit de lièvres (expression curieuse ! NDLE), autant d’abeilles butinent sur le mont Hybla, autant il y a de baies aux branches bleuissantes de l’arbre Palladien (pédant, lourd !) et de coquillages sur le bord de mer (expression moderne ?), autant l’amour comporte de chagrins. Les pointes qui nous transpercent le cœur sont trempées dans une mare de fiel (outrancier ?).

On te dira que Madame est sortie (anachronique, mais culturel !), alors que justement tu as bien cru la voir : pense qu’elle est sortie et que ce n’est pas elle que tu vois. Tu trouves porte close lors qu’elle t’a promis la nuit : endure, et étends-toi sur le sol poussiéreux (conseil et stoïcien et militaire, un calque humoristique du célèbre : ANEXOU KAI APEXOU ?). Il se peut qu’une servante menteuse te dise d’un air hautain : «Qu’est-ce qui prend à cet individu d’assiéger notre porte ?» (le héros courtois, Lancelot dans sa charrette, subit, comme lui, les avanies de la populace…). Par ton attitude suppliante essaie d’amadouer la porte et la servante revêche. Ote ta couronne de roses de ta tête et dépose-la sur le seuil. Quand elle le voudra, va la voir ; si elle t’évite, tu t’en iras. Il n’est pas convenable pour un homme bien né de se rendre indésirable (jeu de mots bien venu). Pourquoi donner à ton amie l’occasion de dire : «Celui-là, pas moyen de s’en débarrasser» ? Elle n’est pas toujours de mauvaise humeur. Ne considère pas comme une honte de supporter des injures, des coups de ton amie, ni de baiser ses petits pieds mignons (tout comportement indigne d’un mâle romain, d’un MILES QUI FERT ARMA… TERRA MARIQUE, cf. le premier distique de cet extrait : le service d’amour a des titres de gloire inverses, d’autres exigences, que le service militaire – dont le lexique abonde en l’occurrence : LAEDAT, ANIMO MULTA FERENDA SUO, DOLORES, PATIMUR, SPICULA, v. 524 – la défaite, le légionnaire sans son camp de repli, VULTU SUPERBO, NOSTRAS OBSIDET FORES, ACCEDO#ABEO, la gloire en danger: DEDECET INGENUOS TAEDIA FERRE, argument moult fois énoncé dans l’(EX)HORTATIO au combat, cf. la questions censée enflammer de rage le courage, EFFUGERE, OBEST. AMOR et ARMA mélangés, entre qui frappe et qui est frappé, avec : VERBERA FERRE, OSCULA FERRE, fin des NDLE) 

scandé, avec mise en relief des pieds complets:

Credita| non sem|per //sul|ci cum| faenore| reddunt,
     Nec sem|per dubi|as|| adiuvat |aura ra|tes ;
Quod iuvat, |exigu|um, plus| est, //quod |laedat a|mantes ; 515
     Propo|nant ani|mo ||multa fe|renda su|o.
Quot lepo|res in A|tho, //quot a|pes pas|cuntur in| Hybla,
     Caerula| quot ba|cas ||Palladis |arbor ha|bet,
Litore| quot con|chae, //tot| sunt in a|more do|lores ;
     Quae pati|mur, mul|to ||spicula |felle ma|dent.                520
Dict(a e)rit| isse fo|ras :// quom|tu for|tasse vi|der(e e)st :
     Isse fo|ras, et |te ||falsa vi|dere pu|ta.
Clausa ti|bi fue|rit// pro|missa |ianua| nocte :
     Perfer et |inmun|da|| ponere |corpus hu|mo.
Forsitan |et vul|tu// men|dax an|cilla su|perbo                                 525
     Dicet | « quid nos|tras ||obsidet| iste fo|res ? »
Postibus |et du|rae //sup|plex blan|dire pu|ellae,
     Et capi|ti demp|tas ||in fore |pone ro|sas.
Cum volet, | acce|des : cum| te vi|tabit, a|bibis ;
     Dedecet| ingenu|os|| taedia |ferre sui|.                            530
« Effuge|r(e hunc) non| est » //qua|re tibi |possit a|mica
     Dicere ? |non om|ni|| tempore| sensus o|best.
Nec male|dicta pu|ta, nec| verbera |ferre pu|ellae
     Turpe, nec |ad tene|ros|| oscula| ferre pe|des.

traduit groupe par groupe

Sulci non semper reddunt

Les sillons ne rendent pas toujours

credita cum fenore

les dépôts avec intérêt

Nec

Et

semper adiuuat aura

le vent n’est pas toujours favorable

dubias rates

aux navires louvoyants

(On peut également comprendre : en danger, dubius signifiant incertain, entre deux voies.)

Quod iuuat <amantes>, exiguum <est>,

Ce qui est favorable aux amants, c’est tout petit,

quod laedat amantes, plus est.

Ce qui fait du tort aux amants est en grande quantité.

(Ou, pour imiter le style elliptique d’Ovide :

Pour les amants, ce qui est favorable : bien peu, ce qui est défavorable : beaucoup.)

Proponant animo multa ferenda suo.

Qu’ils promettent de nombreux fardeaux à leur courage.

(ou : qu’ils se représentent les nombreux far­deaux que devra supporter leur courage, se­lon que le datif animo est compris comme complément de proponant ou  comme complément de l’adjectif verbal ferenda.

Nous rendons animo par courage, pour filer la métaphore du mile,s mais la connotation cœur, sentiment reste présente à notre…esprit !)

Quot lepores <pascuntur> in Atho,

Autant <il y a >de lièvres <qui>broutent sur l’Athos,

quot apes pascuntur in Hybla

autant <il y a >d’abeilles <qui> butinent sur l’Hybla

(Mont de Sicile, célèbre pour son miel)

Caerula quot bacas Palladis arbor habet

Autant l’arbre bleu de Pallas porte de baies,

(L’arbre de Pallas est l’olivier. La langue latine ne distingue pas le bleu du vert.)

Litore quot conchae <sunt>,

autant il y a de coquillages sur le rivage,

tot sunt in amore dolores.

Autant il y a en amour de souffrances.

(Tot… quot : corrélatifs : autant… que…)

Quae patimur spicula

Les flèches que nous souffrons

multo felle madent.

sont imprégnées d’un fiel abondant.

Dicta erit isse foras

On t’aura dit qu’elle est allée dehors

(litt. : elle sera dite sortie)

quom tu fortasse uideres.

alors que peut-être tu la voyais.

(ou : quand bien même il se pourrait que tu l’aies vue…

Le livre de l’élève donne la leçon quam, plus facile à construire. Avec quom le verbe videres n’a pas de C.O.D. exprimé.)

 

Puta

dis-toi

Isse foras

qu’elle est allée dehors

et te falsa uidere.

que tu as des visions

(litt : que tu vois des choses fausses,).

Clausa tibi fuerit ianua

Peut-être que la porte t’aura été fermée

(valeur potentielle du parfait du subjonctif, hors système hypothétique)

promissa nocte

quand la nuit <t’> a été promise.

(Promissa nocte, participe absolu.)

Perfer et

Résigne-toi, même,

ponere corpus

à t’étendre (litt. : poser ton corps)

immunda humo.

sur la terre boueuse.

(La présence de l’adjectif immunda empêche d’employer le locatif. En thème on exigerait la préposition devant le groupe, mais qui fait encore du thème ?)

Forsitan et

Peut-être même

mendax ancilla

une servante menteuse

uultu superbo

la mine arrogante

(ablatif de manière et/ou de qualité.)

Dicet

dira :

« Quid nostras obsidet iste fores ? »

« Pourquoi il assiège notre porte, celui-là ? »

(Le démonstratif iste a une valeur péjora­tive.)

supplex blandire

Cajole, suppliant,

Postibus et durae puellae,

la porte et la farouche jeune fille,

(Datif complément du verbe déponent blan­diri. Puella est ambigu : s’agit-il de la ser­vante ou de la maitresse ?)

Et in fore pone

et fixe au battant

capiti demptas rosas.

les roses ôtées de ta tête.

(Allusion à la coutume de porter des cou­ronnes lors des banquets : selon Bornecque, l’amant a dîné en ville avant son rendez-vous.)

Cum uolet, accedes ;

Quand elle le voudra, tu entreras ;

cum te uitabit, abibis ;

quand elle te fuira, tu t’enfuiras.

(Essai de rendre le jeu de sonorités :-uitabit abibis.)

Dedecet

Il n’est pas convenable

(Impersonnel, introduisant une infinitive.)

ingenuos taedia ferre sui.

que les gens de bien donnent des dégoûts d’eux-mêmes.

(mot-à-mot très lourd ; la traduction des clas­siques Garnier donne le très élégant :

un homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge.)

 « Effugere hunc non est  »

« Il n’y a donc pas moyen de <lui> échap­per »

(esse + infinitif signifie « il est possible ».

quare tibi possit amica Dicere ?

pourquoi ton amie devrait-elle te <le> dire ?

non omni tempore sensus obest.

Sa disposition d’esprit ne t’est pas toujours contraire.

Nec maledicta <ferre puellae> puta <turpe esse>,

Dis-toi <qu’il n’est >pas honteux de porter ses injures,

(Ovide emploie deux fois puta, nous reprenons la même traduction.)

nec uerbera ferre puellae Turpe, <esse>

ni de porter ses coups,

nec ad teneros oscula ferre pedes.

ni de porter tes baisers à ses tendres pieds.

(Ovide emploie deux fois ferre, il fallait tra­duire par le même verbe. Porter est la moins mauvaise solution.)

commentaires:

Nous sommes toujours dans le livre II, livre consacré aux moyens de faire durer l’amour. Nous avons vu, dans l’extrait précédent, l’honnête mise en garde du poète envers l’amant : il aurait à franchir des obstacles, au prix de sa vie, le cas échéant. Ce second extrait nous montre ce même amant confronté à la mauvaise volonté de l’aimée en personne : situation certes moins dangereuse, mais cependant fort délicate.

Ces deux textes, à quatre cents vers de distance, émettent le même paradoxe : « quiconque aime, aime à douleur », comme le dira Aragon. Remarque juste, mais peu à sa place dans un traité de séduction où l’on s’attend plutôt à « de l’amour sans scandale et du plaisir sans peur. »

Nous nous attacherons donc à souligner les reprises thématiques, sur le plan suivant :

La parodie

L’art poétique.

* La parodie :

Dans ce passage, Ovide abandonne la parodie d’ouvrage didactique (préceptes et exemples), pour la parodie des ouvrages de philosophie morale : maxime, puis anecdote illustrative.

D’où le contraste entre le ton solennel des premiers vers (514-520), riches en maximes : Credita non semper sulci cum faenore reddunt, Quod iuvat, exiguum, plus est, quod laedat amantes, d’une part, et les croquis sur le vif des vers 521 à 534.

D’où aussi la rareté des formes injonctives limitées à sept occurrences :

Un subjonctif : proponant (vers 516)

cinq impératifs :

puta (vers 522),

perfer (vers 524)

blandire (vers 527)

pone  (vers 528)

puta (vers 533),

et l’auxiliaire modal dedecet (vers 530), qui introduit une maxime.

Impératifs qui n’expriment pas des consignes générales, mais donnent des conseils en situation.

Cependant que le texte est parcouru du champ lexical de la souffrance :

laedat (vers 515),

dolores (vers 519)

patimur,

felle (vers 520)

verbera (vers 533)

Ce relevé chronologie met en évidence la répartition dans le texte de ces deux champs lexicaux : liés en ouverture (515, 516) puis nettement séparés, souffrance d’abord (519 à 520), puis injonction (522 à 530) et de nouveaux liés dans le même vers 533.

La reprise de puta délimite nettement le passage injonctif.

En ouverture s’exprime la sagesse des Anciens à l’aide de métaphores tirées de l’agriculture (sulci), et de la navigation (dubias rates). 

 Dans l’hexamètre Credita non semper sulci cum faenore reddunt, encadré de deux pieds complets, qui le résument : credita non… reddunt, Ovide fait un irrévérencieux écho à cette phrase de Cicéron, De Senectute, 15, 51 : Habent enim rationem cum terra, quae numquam recusat imperium nec umquam sine usura reddit, quod accepit, sed alias minore, plerumque maiore cum faenore. « Ils figurent sur un compte où la terre est débitrice et la terre jamais ne refuse de reconnaître son propriétaire, elle rend toujours avec usure ce qu'elle a reçu, parfois le bénéfice est petit, le plus souvent il est grand.» (traduction de Charles Appuhn, Garnier, mise en ligne par Itinera electronica). Malicieux retournement du numquam en non semper : Ovide le citadin ne croit pas trop aux vertus des Géorgiques de ce Virgile dont il avait détourné, au vers 606 du livre précédent, un passage de l’Énéide. Mais l’irrespect n’est-il pas un hommage ?

La métaphore du vent défavorable est, elle, conforme à cette vieille peur de la mer, congénitale aux Romains. Il suffit de rappeler l’ode d‘Horace, dite Ode au vaisseau de Virgile (Carmina, I, 3). La peur de la mer se traduit par le choix du mot ratis. Métaphore courante en poésie pour navis, le mot signifie proprement radeau. Ces radeaux sont ici qualifiés de dubias, que les traducteurs rapportent à la course : « dans sa course incertaine (Hénin de Guerle), dans sa course hasardeuse (Bornecque). » Mais il n’est pas interdit de comprendre que c’est le bateau lui-même qui n’est pas sûr, pas solide.

En résumé, on ne peut faire confiance ni à la terre, ni à la mer.

A ces aphorismes tirés d’expériences concrètes, Ovide fait succéder une vérité générale :

Quod iuvat, exiguum, plus est, quod laedat amantes

Style formulaire bien frappé :

balancement : Quod iuvat… quod laedat,

antithèse (rapprochement des contraires) : exiguum, plus est.

Puis il conclut par une maxime, en forme d’avertissement :

Proponant animo multa ferenda suo.

Ce plus, ce multa, le poète les souligne par une comparaison qui s’étend sur trois vers (517-520) : quot…, quot…, quot…, quot…, tot… Ce chiffrage d’un nombre d’éléments (ici les in amore dolores) par la mise en relation avec des éléments innombrables a tout d’un lieu poétique.

On le trouve dans la Bible (Genèse, XV, 5 : eduxitque eum foras et ait illi suscipe caelum et numera stellas si potes, et dixit ei sic erit semen tuum : nous citons le latin de Jérôme ; dans la traduction Chouraqui : « Il le fait sortir dehors. Il dit : Regarde donc les ciels ! Compte les étoiles si tu peux les compter ! Il lui dit : Telle sera ta semence »).

Ovide le réemploie au livre III de l’Ars amatoria (149-151) :

Sed neque ramosa numerabis in ilice glandes,
     Nec quot apes Hyblae, nec quot in Alpe ferae,                  
Nec mihi tot positus numero conprendere fas est,

vers auxquels Martial fait écho (VI, 34) :

Oceani fluctus me numerare iubes
et maris Aegaei sparsas per litora conchas
     et quae Cecropio monte uagantur apes,
quaeque sonant pleno uocesque manusque theatro
     cum populus subiti Caesaris ora uidet.

(« C'est exiger que je compte les flots de l'Océan, les coquilles éparses sur les rivages de la mer Égée, les abeilles qui voltigent sur le mont de Cécrops, les voix et les mains qui de tous côtés applaudissent au théâtre, lorsque le peuple voit inopinément paraître César. », traduction de Pierre Richard, Garnier.)

Nous ne cherchons pas à expliquer Ovide par Martial, qui lui est postérieur (et qui l’imite délibérément), ni par la Bible, qui lui est étrangère.

Nous signalons simplement un procédé récurrent et interculturel. Récurrent, de par sa grande efficacité poétique.

D’où la rudesse de contraste, aux vers suivants, avec la chute dans le quotidien : Ovide illustre sa mise en garde, proponant, par le croquis réaliste des tribulations qui attendent l’amant, en une succession de petites scènes qui préfigurent nos vaudevilles.

Première scène : « Madame est sortie. »

Dicta erit isse foras : non seulement « madame est sortie », mais il ne faut pas en croire ses yeux qui disent le contraire, quom tu fortasse videre est.  Malignement, le poète rejette la faute sur l’amant : Isse foras, et te falsa videre puta. Te, brève isolée du pentamètre clos par l’injonction puta. C’est à toi de savoir te conduire correctement, il est des choses qu’un galant homme sait ne pas voir…

Seconde scène : « Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie… » 

Clausa tibi fuerit promissa ianua, écho et reprise du vers 244 : Atque erit opposita ianua fulta sera, reprise thématique du paraclausithuron. Ainsi, Ovide compose en spirale : reprises thématiques et réécriture. Le vers 238 : Frigidus et nuda saepe iacebis humo, élément du tableau général des inconforts subis par l’amant est repris ici, comme conséquence de la fermeture de la porte : Perfer et inmunda ponere corpus humo. Notons la progression, du futur prédictif (iacebis) à l’injonction (perfer) : cette nuit sur la terre nue ou boueuse est dans un premier temps l’effet des circonstances, dans un second temps le résultat d’une décision : la jeune femme est capricieuse.

Forsitan […] mendax ancilla […] dicet. Notons dicet (526), reprise de dicta erit (521) marquant une progression : à la voix passive, le propos est anonyme, à la voix active il est attribué à une servante. Tel est le posé, mais le supposé, c’est que la maitresse elle-même est à l’origine de ces mensonges : la jeune femme n’est pas digne de confiance puisqu’elle ne tient pas ses promesses.

Troisième scène : « le (coup du) mépris »

Contrairement au vers 245 : At tu per praeceps tecto delabere aperto, il n’est plus question de forcer le passage. Au vers 527 l’amant est réduit à l’état de suppliant. Que dis-je réduit ? Il lui est enjoint (blandire) de se placer dans cette posture humiliante : Postibus et durae supplex blandire puellae, humiliation soulignée par l’implacable succession des mots supplex blandire et blandire puellae. Le latin exprime en premier l’idée principale : par sa place au premier dactyle, et premier dactyle complet, l’inanimé postibus est mis en valeur et prend une importance supérieure à celle de l’animé puellae.

Au vers suivant, autre injonction : in fore pone rosas.

Quelles roses ? Pourquoi des roses ?

Bornecque commente, nous l’avons tous vu : « Il a une couronne sur la tête parce qu’il vient d’un banquet. » La coutume de se couronner dans les banquets est parfaitement attestée, par les textes et l’iconographie, mais est-ce bien de banquet qu’il s’agit ici ? Il nous semble peu vraisemblable que l’amant se soit attardé dans un banquet avant de se rendre chez sa belle, au risque de se présenter devant elle un peu gris, le pas incertain, l’haleine chargée et la tunique constellée de taches de vin. A notre avis, il ne vient pas d’un banquet, il s’est paré de fleurs pour son rendez-vous. Il se présente donc, couronné, comme la victime d’un sacrifice, comme un prisonnier de guerre mis à l’encan. On couronnait en effet esclaves et prisonniers mis en vente, comme en atteste ce passage de César (De Bello Gallico, III, 16) : Itaque omni senatu necato reliquos sub corona vendidit, « Il fit donc mourir tout le Sénat et vendit le reste à l’encan » (traduction de Maurice Rat, Garnier).

Ces roses font donc de l’amant une victime parée pour le sacrifice, un prisonnier de guerre (n’oublions pas l’image du soldat : Qui noua nunc primum miles in arma uenis).

De la porte, métonymie pour l’amante, ces roses font une divinité honorée par des offrandes, selon le précepte de Caton à l’intendante : Festus dies cum erit, coronam in focum indat, « Aux jours de fête, qu’elle place une couronne au dessus du foyer » (De Agricultura, 143). Cette citation, pour étrangère qu’elle soit à l’Ars amatoria nous fait mesurer la valeur rituelle de la couronne dans le monde d’Ovide

Par ces roses, Ovide fait de l’amant l’esclave de l’amour, antithèse du fin stratège maitre du jeu amoureux : toujours le paradoxe.

Conclusion : « la femme et le pantin. »

Nous reprenons ce titre célèbre, qui résume bien le manège de coquette des trois scènes précédentes, pour caractériser l’ultime remarque et le dernier conseil du passage : Cum volet, accedes ; cum te vitabit, abibis. Le pied complet cum volet, en début de vers, marque bien la domination de l’aimée ; Ce futur est-il prédictif, ou déguise-t-il une injonction ? On peut d’autant plus se le demander que le poète enchaine sur une maxime : Dedecet ingenuos taedia ferre sui, empreinte du sérieux romain. Dedecet mis en valeur par sa place en tête du vers dont il forme dactyle complet, dedecet verbe impersonnel, de même racine que decus est un appel au sens de l’honneur caractéristiques des ingenui, les citoyens de naissance, ceux qui n’ont jamais été esclaves, précisément. Ici, la faute contre l’honneur dont il faut soigneusement se garder c’est de se rendre importun. Le conseil est moins superficiel qu’il y parait : l’homme libre ne doit pas devenir un objet de mépris, pire de répugnance, taedia, dactyle initial du second hémistiche du pentamètre. L’homme libre doit se faire respecter : le discrédit de l’un rejaillirait sur tous.

Bien entendu, nous sommes en droit de nous demander si le sérieux d’Ovide est ici réel ou feint. Avec lui, sait-on jamais ? Aux vers 533-534, ne se contredit-il pas :

Nec maledicta puta, nec verbera ferre puellae
     Turpe, nec ad teneros oscula ferre pedes.

Turpe relève du même champ lexical que dedecet : le déshonneur qu’il fallait fuir au vers 530 n’est plus à craindre au vers 533. Qui plus est, s’il est déshonorant de se faire fuir (effugere, vers 530), il ne l’est pas de se faire maltraiter, en paroles (maledicta) et, pire encore, en gestes (verbera, dactyle complet, vers 533). Le citoyen romain se laisser frapper par une femme ? On comprend qu’Auguste ait froncé ses nobles sourcils.

On comprend aussi qu’une fois encore, Ovide se moque. Moquerie soulignée du parallélisme verbera/oscula, mots qui forment assonance, mots qui constituent chacun un dactyle, mots également placés dans le vers, au début du second hémistiche. Moquerie soulignée de la reprise du polysémique ferre/ferre. À la première occurrence, ferre signifie supporter, subir et à la seconde occurrence placer, poser.  Ad teneros oscula ferre pedes : porter des baisers aux tendres pieds donc s’agenouiller, comme Hercule aux pieds d’Omphale.

Art d’aimer, ou art de se dégrader ?

Tel est le paradoxe du texte, qui semble une esquisse des futurs Remedia amoris, Remèdes à l’amour, 

Discite sanari, per quem didicistis amare

« De celui par qui vous avez appris à aimer, apprenez à guérir. »

* L’art poétique

Ovide ne craint pas la parodie, mais il respecte profondément son art.

Nous avons constaté l’effet de rupture entre le lyrisme de la comparaison et la peinture du manège de la coquette.

Nous allons maintenant examiner de plus près les termes de cette comparaison.

Quot lepores in Atho : l’Athos est un massif montagneux fréquenté par nombre d’animaux sauvages. Pourquoi précisément les lièvres ?

Le nom de l’animal, lepus, leporis (o bref), est paronymique de lepos, leporis (o long), grâce, agrément. De cette paronymie, Martial tirera une superbe perfidie :

Si quando leporem[1] mittis mihi, Gellia, dicis

« Formonsus septem, Marce, diebus eris. »  (V, 29 ),

[1] Leporem : jeu sur l’homonymie, leporem est l’accusatif de lepos, la grâce, la beauté, et de lepus, le lièvre. En vertu de ce calembour, le lièvre est censé embellir.

(« quand tu m’as envoyé un lièvre, Gellia, tu m’as dit : tu seras beau en sept jours », la chute étant, comme on l’a deviné : « pourquoi n’en manges-tu pas toi-même… »)

Un calembour associe donc le lièvre à la beauté.

Le Dictionnaire des Symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant offre une lecture intéressante : le lièvre est lié à la lune, dont il est le frère. Or la lune, c’est Artémis, et le frère de la lune n’est autre qu’Apollon, dieu de la poésie. Le lièvre gambadant sur l’Athos est un rappel, dans le poème, du dieu des poètes.

quot apes pascuntur in Hybla, Hybla est une ville de Sicile réputée pour la qualité de son miel, nous dit-on. L’intéressant, cependant, n’est pas le miel, mais l’abeille, symbole de l’éloquence et de la poésie. L’abeille à qui Virgile consacre le livre IV des Géorgiques. Double référence, à l’art et à un de ses représentants majeurs.

Caerula quot bacas Palladis arbor habet : l’arbre de Pallas est l’olivier, arbre sacré. Il ne doit pas nous masquer la référence à Pallas, protectrice des arts ; des arts au sens moderne, « artistique », et des arts au sens ancien, de technique comme pour… Ars amatoria.

Litore quot conchae : ces coquillages sont certes innombrables, mais ils évoquent aussi la conque dont surgit Aphrodite, déesse de l’amour, Aeneadum genetrix, hominum divomque voluptas, /alma Venus, comme l’invoque Lucrèce. Patronage qui s’impose pour une Ars amatoria, hommage à la Mater déjà saluée au vers 60 du premier livre.

Par ces métaphores des innombrables peines de l’amour, le poète évoque la poésie et le passage est bien en fin de compte un art poétique.

Dans la (fausse) simplicité de sa composition linéaire (maxime, illustration), le passage offre un jeu savant de références culturelles, dans le constant rappel que s’il s’agit d’un jeu, ce jeu est avant tout poésie.

Ovide s’amuse, certes, mais il ne plaisante pas avec les choses sérieuses. La chose la plus sérieuse, pour lui, c’est la poésie.