Traduction et commentaire : Marie-Catherine Rolland

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illa quidem sentit foedoque repugnat amori 
et secum "quo mente feror? quid molior?" inquit                             320
"di, precor, et pietas sacrataque jura parentum, 
hoc prohibete nefas scelerique resistite nostro, 
si tamen hoc scelus est. sed enim damnare negatur 
hanc Venerem pietas: coeunt animalia nullo 
cetera dilectu, nec habetur turpe juvencae                                       325
ferre patrem tergo, fit equo sua filia conjunx, 
quasque creavit init pecudes caper, ipsaque, cujus 
semine concepta est, ex illo concipit ales. 
Felices, quibus ista licent! humana malignas 
cura dedit leges, et quod natura remittit,                                           330
invida jura negant. Gentes tamen esse feruntur, 
in quibus et nato genetrix et nata parenti 
jungitur, et pietas geminato crescit amore. 
Me miseram, quod non nasci mihi contigit illic, 
fortunaque loci laedor!—quid in ista revolvor?                                  335
Spes interdictae, discedite! dignus amari 
ille, sed ut pater, est.—ergo, si filia magni 
non essem Cinyrae, Cinyrae concumbere possem: 
nunc, quia jam meus est, non est meus, ipsaque damno 
est mihi proximitas: aliena potentior essem.                                         340
Ire libet procul hinc patriaeque relinquere fines, 
dum scelus effugiam; retinet malus ardor euntem, 
ut praesens spectem Cinyran tangamque loquarque 
osculaque admoveam, si nil conceditur ultra. 
Ultra autem spectare aliquid potes, inpia virgo?                                    345
Et quot confundas et jura et nomina, sentis? 
Tune eris et matris paelex et adultera patris? 
Tune soror nati genetrixque vocabere fratris? 
Nec metues atro crinitas angue sorores, 
quas facibus saevis oculos atque ora petentes                                       350
noxia corda vident? At tu, dum corpore non es 
passa nefas, animo ne concipe neve potentis 
concubitu vetito naturae pollue foedus! 
Velle puta: res ipsa uetat; pius ille memorque est 
moris—et o vellem similis furor esset in illo!"                                          355

traduction universitaire

Cependant Myrrha connaît le trouble de son cœur, la honte et l'horreur de sa flamme."Quelle fureur m'entraîne, dit-elle, et qu'est-ce que je veux ? Ô dieux immortels ! ô piété filiale ! droits sacrés du sang ! étouffez mon amour, et prévenez un si grand crime, si c'est un crime en effet. Mais la nature ne paraît pas condamner mon penchant. Les animaux s'unissent indistinctement et sans choix. Le taureau, le cheval, le bélier fécondent le sein qui les a nourris. L'oiseau couve avec sa mère dans le nid qui fut son berceau. Ah ! l'homme est moins heureux. Il s'est enchaîné par des lois cruelles qui condamnent ce que permet la nature.
On dit pourtant qu'il existe des nations où le père et la fille, où le fils et la mère, unis par l'hymen, voient leur amour croître par un double lien."Pourquoi chez ces peuples heureux n'ai-je reçu le jour, loin de la terre où je suis née, et dont les lois condamnent mon amour ? Mais pourquoi me retracer ces objets ? Fuyez, vains désirs, faux espoir ! Cinyras mérite mon amour, mais je ne dois aimer Cinyras que comme on aime un père. Ainsi donc, si je n'étais sa fille, je pourrais aspirer à lui plaire ! Ainsi si j'étais moins à lui, il serait plus à moi !Le lien qui nous unit s'oppose à mon bonheur. Étrangère à Cinyras, ah ! je serais plus heureuse."Fuyons de ces lieux. Ce n'est qu'en abandonnant ma patrie que je pourrai triompher d'un penchant criminel. Mais, hélas ! une erreur funeste me retient et m'arrête. Que du moins je puisse voir Cinyras, me placer à ses côtés; que je puisse lui parler, recevoir ses baisers et les lui rendre, s'il ne m'est permis d'espérer rien de plus. Eh ! que peux-tu, fille impie, prétendre plus encore ? Veux-tu confondre ensemble tous les noms et tous les droits; être la rivale de ta mère, et la fille de ton époux, et la sœur de ton fils, et la mère de ton frère? Ne crains-tu pas les sombres déités, aux cheveux de serpents, qui, à la lueur de leurs torches sanglantes, voient et épouvantent le crime dans le cœur des mortels. Ah ! tandis que ton corps est pur encore du crime, garde-toi d'en souiller ton esprit. Ne cherche point à violer les droits sacrés de la nature. Quand ton père partagerait ton funeste délire, ce délire trouve en lui-même sa condamnation.
Mais Cinyras a trop de vertu. Il connaît et respecte les droits du sang. Malheureuse ! ah ! pourquoi ne brûle-t-il pas des mêmes feux que moi" !

traduction par groupe de mots

ILLA QUIDEM SENTIT mais elle le sait bien (ne pas séparer du vers précédent : ELIGE VIRUM DUM NE SIT IN OMNIBUS UNUS) FOEDOQUE REPUGNAT AMORI et elle lutte contre son amour honteux ET SECUM INQUIT et elle se dit en elle-même QUO MENTE FEROR ? où suis-je portée par ma pensée ? QUID MOLIOR ? qu'est-ce que je médite ? (si mijoter ne manquait de dignité poétique, c'est ce verbe qu'il faudrait employer) DI, PRECOR Dieux, je vous supplie, ET PIETAS et +toi+ piété, SACRATAQUE JURA PARENTUM et +vous+ sacrés droits des parents HOC PROHIBETE NEFAS empêchez cela, le sacrilège (je lis HOC comme un pronom, déterminé par l'adjectif NEFAS, et non comme un déterminant du nom NEFAS) SCELERIQUE RESISTITE NOSTRO : et faites obstacle à mon crime (NOSTRO : Myrrha emploie le nous de majesté, qui souligne l'horreur du crime, mais ici notre est impossible en français) SI TAMEN HOC SCELUS EST si toutefois cela est un crime SED mais ENIM en effet, PIETAS DAMNARE NEGATUR on dit que la piété +familiale+ ne condamne pas (litt.: la piété est dite ne pas condamner, il s'agit d'un passif impersonnel type HOMERUS DICITUR CAECUS FUISSE ) HANC VENEREM : cet amour COEUNT ANIMALIA CETERA : les autres animaux s'accouplent NULLO DELICTO sans aucune faute (ablatif absolu, participe passé passif de DELINQUO, manquer, faillir, qui a donné délinquant. La traduction Budé, sans choix, suppose un autre texte, NULLO DELECTO. L'idée de sans faute me semble plus en accord avec le contexte, voir la phrase suivante) NEC HABETUR TURPE et il n'est pas tenu pour honteux JUVENCAE de la part d'une génisse FERRE PATREM TERGO : de porter son père sur le dos FIT EQUO SUA FILIA CONJUX le cheval fait de sa propre fille son épouse (litt : sa propre fille est faite épouse par le cheval, FIERI est le passif de FACERE) -QUE et INIT CAPER le bouc pénètre QUAS CREAVIT PECUDES : des chevrettes qu'il a engendrées (PECUS, PECUDIS : petit bétail, brebis ou chèvre selon le contexte. J'ai beau être de souche citadine, je n'irais pas jusqu'à soutenir que les boucs engendrent des brebis !) IPSAQUE ... ALES et l'oiselle pour sa part EX ILLO CUJUS SEMINE CONCEPTA EST : de celui dont la semence l'a conçue (litt : de celui dont elle a été conçue par la semence) CONCIPIT conçoit. (J'ai exhumé l'archaïque oiselle car il s'agit ici de toute évidence, de la femelle de l'espèce ! Autres solutions : le délayage, la femelle de l'oiseau ; la transposition, abandon du générique au profit du spécifique, l'hirondelle, la tourterelle -excellent, la tourterelle, qui est l'oiseau de Vénus !) FELICES Heureux QUIBUS ISTA LICENT ceux à qui ces choses sont permises ! HUMANA CURA le gouvernement des hommes MALIGNAS DEDIT LEGES a édicté des lois malfaisantes ET et QUOD NATURA REMITTIT ce que la nature permet INVIDA JURA NEGANT une législation hostile le défend TAMEN FERUNTUR on dit pourtant GENTES ESSE qu'il est des peuples IN QUIBUS JUNGITUR chez qui s'unissent (litt : s'unit, accord avec le sujet le plus proche) ET NATO GENETRIX et à son fils, la mère ET NATA PARENTI et la fille à son père (noter le parallélisme de l'ordre des mots et le renversement grammatical NATO/NATA et GENETRIX/PARENTI : ce sont les femmes qui font tout ! C'est dur de traduire ce passage un 8 mars, quand on est soi-même femme !) ET PIETAS CRESCIT et la piété +familiale+ grandit GEMINATO AMORE de cet amour redoublé (litt : rendu double, càd et filial et passionnel) ME MISERAM ! Malheureuse que je suis ! QUOD parce que NON NASCI MIHI CONTIGIT ILLIC je n'ai pas eu la chance (litt il ne m'est pas arrivé par bonheur de ...) naître là-bas FORTUNAQUE LOCI LAEDOR ! Et je suis victime du destin en mon lieu de naissance ! (litt : je suis lésée par le destin du lieu, càd, en ce qui concerne mon lieu de naissance, le destin m'a joué un méchant tour) QUID IN ISTA REVOLVOR ? pourquoi revenir sur ces choses ? SPES INTERDICTAE DISCEDITE arrière, espoirs interdits (litt. allez-vous en) ! DIGNUS AMARI ILLE EST cet homme est digne d'être aimé SED UT PATER mais en qualité de père ERGO donc SI FILIA MAGNI NON ESSEM CINYRAE si je n'étais pas (irréel du présent) la fille de Cinyras le Grand, CINYRAE CONCUMBERE POSSEM : je pourrais coucher avec Cinyras NUNC mais QUIA JAM MEUS EST : parce qu'il est déjà à moi NON MEUS EST : il n'est pas à moi IPSAQUE PROXIMITAS : et cette proche parenté précisément DAMNO EST MIHI cause ma perte (tournure dite du double datif cf HOC ERIT TIBI DOLORI, cela causera ta douleur? Litt. cette parenté est à perte pour moi) ALIENA +fille+ d'un autre POTENTIOR ESSEM cela me serait davantage possible (litt. je serais davantage capable) IRE LIBET PROCUL HINC je veux bien +m'en+ aller loin d'ici PATRIAEQUE RELINQUERE FINES et abandonner les terres paternelles (paternelles, puisque qu'elles sont sa patrie, et qu'elles relèvent de l'autorité de son père. L'adjectif PATRIAE résulte d'un choix conscient d'Ovide plus que de l'automatisme de plume) DUM SCELUS EFFUGIAM : pourvu que je fuie mon crime +mais+ (l'asyndète, absence de liaison marque une forte opposition) RETINET MALUS ARDOR AMANTEM : +ma+ passion mauvaise +me+ retient, +moi qui+ aime UT PRAESENS pour que sur place SPECTEM CINYRAM je voie Cinyras TANGAMQUE et que je +le+ touche, LOQUARQUE et que je +lui+ parle OSCULAQUE ADMOVEAM et que je tende +les lèvres+ pour un baiser (ici, je suis amenée à traduire deux fois OSCULA, qui signifie littéralement petite bouche, mouvement des lèvres qui donnent un baiser, et donc baiser) SI NIL CONCEDITUR ULTRA : si rien de plus n'est accordé ULTRA AUTEM SPERARE ALIQUID POTES mais quoi ! tu peux espérer quelque chose de plus IMPIA VIRGO ? criminelle jeune fille ? ET SENTIS et sais-tu QUOT JURA ET NOMINA combien de droits et de noms CONFUNDAS tu bouleverses ? TUNE ERIS toi, tu seras ET MATRIS PAELEX et la rivale de ta mère ET ADULTERA PATRIS et la maîtresse de ton père ? TUNE SOROR NATI VOCABERE toi, on t'appellera (litt. tu seras appelée) sœur de ton fils (VOCABERE variante de VOCABERIS, choisie pour des raisons métriques : nous sommes au dactyle 5, une brève est indispensable en finale du verbe, or la finale -IS serait longue par position, puisque suivie par FRATRIS) GENETRIXQUE FRATRIS et mère de ton frère ? NEC METUES ATRO CRINITAS ANGUE SORORES et tu ne crains +donc+ pas les sœurs aux cheveux de noir serpent (Je remercie Colette pour sa collaboration involontaire avec ma sœur aux longs cheveux) QUAS NOXIA CORDA VIDENT que les cœurs criminels voient FACIBUS SAEVIS PETENTES visant de leurs torches redoutables OCULOS ATQUE ORA leurs yeux ou leurs bouches ? AT Ah DUM CORPORE NON ES PASSA NEFAS du moment que tu n'as pas subi le sacrilège en ton corps TU ANIMO NE CONCIPE toi (il est indispensable de traduire ce pronom sujet exprimé qui marque une intention stylistique, mais je reconnais avoir du mal à le placer dans la phrase française), ne le conçois pas en esprit NEVE POTENTIS NATURAE POLLUE FOEDUS et ne transgresse pas les lois de la puissante nature CONCUBITU VETITO par une coucherie défendue (J'utilise coucherie pour garder la figure dérivative CONCUBERE/CONCUBITU, coucher, coucherie. Le mot français a une valeur péjorative absente du latin, mais tout à fait dans l'esprit du passage.) VELLE PUTA même si tu le voulais RES IPSA VETAT la réalité le défend PIUS ILLE lui, +il est+ vertueux MEMORQUE MORIS et se souvient de ses devoirs ET et +pourtant+ O VELLEM Oh que je voudrais SIMILIS FUROR ESSE IN ILLO qu'il y ait en lui semblable folie !

Commentaire

1) INSERTION DANS LE TEXTE: Suite de l'histoire de Myrrha, suite, ou plutôt début du récit que le prologue nous a fait impatiemment attendre (voir extrait IX).Il s'agit d'une phase d'exposition, au cours de laquelle l'auditeur fait connaissance avec l'héroïne.

2) COMPOSITION: Nous sommes plus proches du théâtre que de la narration, dans ce monologue où la parole est donnée au personnage. Ovide renoue ainsi avec la tradition homérique des discours nettement détachés. Rappelons aussi que dans les Héroïdes (de 20 à 15) Ovide prête sa plume aux grandes héroïnes de légende : Hermione, Médée, Didon, en rédigeant en distiques élégiaques les lettres qu'elles auraient pu écrire aux hommes qui les ont fait souffrir. Ovide est donc une sorte de spécialiste du cœur féminin...

Bien qu'il s'agisse de peindre le désordre de la passion, cette folie (FUROR), le développement est ordonné en un balancement du contre au pour, scandé par des rappels à l'ordre de l'héroïne à elle-même : contre le crime : QUO MENTE FEROR ? QUID MOLIOR ? (320 à 322), pour le crime (323 à 335), contre : QUID IN ISTA REVOLVOR ?(second hémistiche de 335 à 337), pour (second hémistiche de 337 à 344), contre : ULTRA AUTEM SPERARE ALIQUID POTES, IMPIA VIRGO ? (345 à 355), pour : fin du vers 335 : VELLEM SIMILIS FUROR ESSE IN ILLO. On voit que le pour a le dernier mot, remportant la victoire par 20 vers à 35.

3) COMMENTAIRE

3.1) Les champs lexicaux :

3.1.1Celui des liens de parenté : JURA PARENTUM (321), PATREM, FILIA, CONJUX (dans un seul vers, 326), NATO, GENETRIX, NATA, PARENTI (dans un seul vers, 332), UT PATER, FILIA (dans un seul vers, 337), PROXIMITAS (338), ET MATRIS PAELEX ET ADULTERA PATRIS (PAELEX et ADULTERA relèvent du champ lexical de la famille avec une connotation nettement péjorative, ces deux termes désignant la maîtresse, par rapport à l'épouse dont elle est la concurrente -PAELEX- et par rapport à l'époux dont elle est la seconde -ADULTERA-347), SOROR NATI, GENETRIX FRATRIS. SORORES, au vers 349 désigne les Erinyes, déjà accusées au vers 314 (UNA E TRIBUS SOROR) d'avoir inspiré sa passion à Myrrha. Cette insistance sur le statut familial s'impose dans cette histoire d'inceste.

3.1.2Celui des relations sexuelles, fortement lié au précédent : COEUNT, FIT CONJUX, INIT, CONCIPIT, plus crus, plus naturalistes sont réservés au règne animal, JUNGITUR, CONCUMBERE, CONCUBITU VETITO au règne humain. (Reprise expressive du même terme aux vers 338 et 353 : CINYRAE CONCUMBERE POSSEM//CONCUBITU VETITO)

3.1.3Celui du bien et du mal, du crime et de la souillure : FOEDO AMORI (319), NEFAS, SCELERI NOSTRO (322, écho des vers 314 et 315) SI SCELUS EST (323), NULLO DELICTO (325), TURPE (325), MALIGNAS LEGES (329), SCELUS, MALUS ARDOR (342), IMPIA (345), NOXIA CORDA (351), NEFAS de nouveau (352), NE POLLUE (353)

Celui du permis et du défendu : PROHIBETE, RESISTITE, (322), QUOD NATURA REMITTIT INVIDA JURA NEGANT, (329/330), SPES INTERDICTAE (336), SI NIL CONCEDITUR ULTRA (344), CONCUBITO VETITO (353) repris au vers suivant RES IPSA VETAT (354), traduit également par l'ordre et la défense, tous ordres et défenses formulées par Myrrha : aux dieux, PROHIBETE, RESISTITE (noter le contraste : ordre par la tournure grammaticale, interdiction par le choix sémantique), à ses propres sentiments, SPES INTERDICTAE DISCEDITE enfin à elle-même ANIMO NE CONCIPE, NE NATURAE POLLUE FOEDUS.

3.1.4Moins représenté, le champ de la PIETAS, ces devoirs que l'on rend aux dieux, à sa patrie ou à sa famille, dit le dictionnaire, parcourt le texte comme un discret fil rouge : PIETAS ,dès le vers 321, répété en 324, en 333, repris par les adjectifs IMPIA (vers 335) et PIUS (354), cinq occurrences seulement, mais en ouverture et en clôture, comme un rappel obsédant.

Ce relevé est à lui seul un résumé exact du passage : définition de l'acte incestueux, rappel de son caractère monstrueux d'offense aux dieux et aux hommes, ce qui est dit en un mot : FUROR (355), folie. Mais rien ne détourne Myrrha de cette folie O VELLEM SIMILIS FUROR ESSE IN ILLO !

3.2)Le désordre mental :Le désordre mental de Myrrha n'affecte pas la syntaxe. La phrase est maîtrisée, avec des balancements, ménageant des effets heureux (et trop précieux pour une adolescente perturbée ?), la répétition du nom chéri : SI FILIA MAGNI//NON ESSEM CINYRAE (génitif), CINYRAE (datif) CONCUMBERE POSSEM (339) avec homéotéleutes ESSEM, POSSEM, ou le lancinant QUIA JAM MEUS EST, NON EST MEUS, avec son jeu sur la polysémie de MEUS. Mais le désordre mental de Myrrha détraque le monde. Elle ne distingue plus les humains des animaux : ANIMALIA CETERA, et applique le terme CONJUX à une jument. Elle en prend conscience puisqu'elle énonce les paradoxes de l'inceste : SOROR NATI GENETRIXQUE FRATRIS, désarticulant les associations logiques SOROR/FRATER, GENETRIX/NATUS. Ici, le narrateur annonce Adonis : son destin tragique n'est-il pas déterminé par de cette naissance impure ? Lui aussi va confondre les genres, en étant, mortel, l'amant d'une immortelle... Evoquant ces pays (purement imaginaires, n'en déplaise aux commentateurs : Myrrha perd tout sens des réalités) où l'inceste est permis, ou, du moins pratiqué, Myrrha en vient à contester les lois humaines : HUMANA MALIGNAS (rapprochement significatif des deux adjectifs) CURA DEDIT LEGES. Enfin, signe de dédoublement, de perte de son unité intérieure elle se parle à elle-même tantôt à la première personne (QUID MOLIOR), tantôt à la seconde (SENTIS).

Ce désordre se traduit dans la scansion : ce passage de 36 vers compte un nombre élevé de coupes trihémimères, statistiquement les plus rares, qui frappent l'oreille de l'auditeur habitué à la coupe penthémimère : ET SECUM (320) SI TAMEN HOC// SCELUS EST// (323, vers haché par deux coupes), FELICES (329) auquel répond ME MISERAM au vers 334, IRE LIBET (341), UT PRAESENS (343), ULTRA AUTEM (345), NEC METUES (349, avec écho sonore METUES/SORORES) PASSA NEFAS (352) VELLE PUTA (354), MORIS ET O (355). Onze occurrences, à intervalles très rapprochés, et voilà disloqué ce grand niais d'hexamètre ! Notons également des rimes, effet connu des Latins, mais réservé à la prose : CONJUX/CUJUS (326-327), AMARI/MAGNI (336-337), SENTIS/PATRIS/FRATRIS (346 à 348), SORORES/PETENTES/NON ES (349 à 351), à quoi s'ajoute l'homophonie PETENTES/POTENTIS (348 et 352). Cette densité d'écarts par rapport aux règles poétiques est délibérée de la part d'Ovide pour exprimer le trouble de l'héroïne.

NOTA BENE : Il était tentant de voir des signes de Pythagorisme dans ANIMALIA CETERA ou la récurrence de NATURA. Ovide au livre quinzième donne longuement la parole à Pythagore, et selon certains, il fut exilé pour cause de Pythagorisme. Je n'ai cependant pas retenu cette hypothèse pour deux raisons : c'est Orphée qui s'exprime ici, et Orphée ne peut pas connaître les doctrines pythagoriciennes ; si l'on pense qu'Ovide ne se soucie pas de stricte chronologie, reste qu'il ne saurait faire d'une criminelle durement châtiée une adepte de sa propre philosophie !

4) CONCLUSION

Ce monologue du personnage ne fait pas avancer l'action, il a un but éthique : peindre l'inceste sous les plus noires couleurs en privant de toute circonstance atténuante celle qui, consciente de la nature criminelle de son désir n'y renonce pas, telle Médée : VIDEO MELIORA PROBOQUE DETERIORA SEQUOR(Met., livre VII, 20). Myrrha est par excellence la PUELLA ATTONITA INCONCESSIS IGNIBUS. Ovide-Orphée lui prête un discours marqué de folie, folie de ses désirs, folie de ses raisonnements, détraquement de la versification.

POST SCRIPTUM Il n'échappera pas à l'internaute attentif que j'ai adopté ici la méthode du commentaire composé, alors que j'ai pratiqué la lecture suivie pour le passage précédent (298-318). C'est que j'ai obéi à la suggestion du texte. Il n'y a pas de méthode unique du commentaire de texte, il n'est que de trouver la démarche qui convient à chaque texte.