le tout: Hubert Steiner

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texte

'Editus hac ille est, qui si sine prole fuisset, 
inter felices Cinyras potuisset haberi. 
dira canam; procul hinc natae, procul este parente               300
aut, mea si vestras mulcebunt carmina mentes, 
desit in hac mihi parte fides, nec credite factum, 
vel, si credetis, facti quoque credite poenam. 
si tamen admissum sinit hoc natura videri, 
(gentibus Ismariis et nostro gratulor orbi,)                             305
gratulor huic terrae, quod abest regionibus illis, 
quae tantum genuere nefas: sit dives amomo 
cinnamaque costumque suum sudataque ligno 
tura ferat floresque alios Panchaia tellus, 
dum ferat et murram: tanti nova non fuit arbor.                      310
ipse negat nocuisse tibi sua tela Cupido, 
Myrrha, facesque suas a crimine vindicat isto; 
stipite te Stygio tumidisque adflavit echidnis 
e tribus una soror: scelus est odisse parentem, 
hic amor est odio majus scelus.—undique lecti                       315
te cupiunt proceres, totoque Oriente juventus 
ad thalami certamen adest: ex omnibus unum 
elige, Myrrha, virum, dum ne sit in omnibus unus.

traduction universitaire

Cinyras fut aussi le fruit de cet hymen : Cinyras qu'on eût pu dire heureux, s'il n'eût pas été père. Je vais chanter un crime affreux. Jeunes filles, et vous, pères, éloignez-vous et ne m'écoutez pas; ou si mes vers ont pour vous quelques charmes, doutez du fait que je vais raconter : ou, si vous le croyez, croyez aussi et gravez dans vos cœurs le châtiment qui l'a suivi. Je félicite les peuples de la Thrace, et ce ciel, et ma patrie, d'être éloignés des climats qui furent témoins d'un forfait aussi odieux. Que l'heureuse Arabie soit féconde en amome; que l'encens, des parfums précieux, des plantes rares, des fleurs odoriférantes, croissent dans son sein : elle voit naître aussi la myrrhe, et l'arbre qui la porte est trop cher acheté par le crime qui l'a produit. Myrrha ! l'Amour même se défend de t'avoir blessée de ses traits, d'avoir allumé de son flambeau tes feux criminels. Ce fut une des Furies, armée de sa torche infernale, qui souffla sur toi les poisons dont ses affreux serpents étaient gonflés. La haine pour un père est un crime dans ses enfants; mais l'amour que tu sens est cent fois plus détestable. Tous les princes de l'Orient se disputent et ton cœur et ta main. Parmi tous ces amants, choisis un époux : n'excepte que celui qui t'a donné le jour.

traduction par groupe de mots

EDITUS HAC ILLE EST (lire : EDITUS EST...ILLE CINYRAS) D'elle (càd. Paphos, fille de Pygmalion et de Galatée) naquit ce fameux Cyniras QUI qui SI SINE PROLE FUISSET s'il était demeuré sans descendance INTER FELICES POTUISSET HABERI (irréel du passé/HABERI, passif de HABERE : être pris pour) aurait pu être compté parmi les heureux DIRA CANAM je vais chanter des horreurs PROCUL HINC NATAE (lire PROCUL ESTE) loin d'ici, les filles PROCUL ESTE PARENTES loin d'ici les pères (inutile de traduire ESTE) AUT ou bien MEA SI VESTRAS MULCEBUNT CARMINA MENTES (lire : MEA CARMINA//VESTRAS MENTES) si mes poèmes charment vos esprits DESIT IN HAC MIHI PARTE FIDES que votre confiance me soit retirée sur ce point NEC CREDITE FACTUM ne croyez pas à l'acte VEL ou SI CREDETIS si vous +y+ croyez, FACTI QUOQUE CREDITE POENAM croyez aussi à la sanction de l'acte SI TAMEN cependant si ADMISSUM SINIT HOC NATURA VIDERI la nature permet que l'on voie ce crime GENTIBUS ISMARIIS ET NOSTRO GRATULOR ORBI je félicite les peuples Ismariens (càd les Thraces : n'oublions pas que la scène se situe en Thrace, et que le narrateur Orphée est fils du roi de Thrace Oiagros) et notre pays, GRATULOR HUIC TERRAE je félicite notre terroir QUOD ABEST de ce qu'il est éloigné REGIONIBUS ILLIS QUAE TANTUM GENUERE NEFAS (GENUERE variante de GENUERUNT) de ces régions qui ont vu naître un tel sacrilège (pas de mot de liaison : forte opposition renforcée par la coupe hepthémimère aprsè NEFAS) SIT DIVES AMOMO CINNAMAQUE COSTUMQUE SUUM [...] PANCHAIA TELLUS quant à la terre de Panchaie, elle peut bien s'enrichir de son amome, de sa cannelle, de son costus SUDATAQUE LIGNO TURA FERAT et elle peut bien porter l'encens suinté par l'arbre FLORESQUE ALIOS et d'autres fleurs DUM FERAT ET MYRRHAM du moment qu'elle porte aussi la myrrhe (valeur concessive du subjonctif en indépendante : cf ODERINT DUM METUANT, ils peuvent bien me détester du moment qu'ils me craignent. Ici, divergences d'interprétation. Lafaye : n'envions pas ses richesses, et laissons-lui l'exclusivité de la production de myrrhe. Chamonard : ses richesses ne nous éblouissent pas, puisqu'elle se dégrade à produire de la myrrhe. L'explication de Mme Flobert : qu'elle soit riche à condition de produire aussi la myrrhe me semble plus obscure que le texte.) TANTI NOVA NON FUIT ARBOR cet arbre nouveau ne valait pas si cher (construire TANTI ESSE : il ne valait pas d'être payé si cher) IPSE (...) CUPIDO Cupidon lui-même NEGAT NOCUISSE TIBI SUA TELA affirme que ce ne sont pas ses flèches qui t'ont blessée MYRRHA Myrrha FACESQUE SUAS A CRIMINE VINDICAT ISTO et il défend ses torches contre cette accusation +monstrueuse+ (valeur péjorative du démonstratif ISTE) E TRIBUS UNA SOROR une des trois sœurs TE AFFLAVIT t'a fait sentir le souffle STIPITE STYGIO TUMIDISQUE ECHIDINIS de son bâton infernal (càd : sa torche) et de ses vipères gonflées +de colère+ (Les Erinyes, divinités infernales, poursuivent les criminels. Armées de fouets et de torches, elles ont des vipères pour cheveux.) SCELUS EST ODISSE PARENTEM c'est un crime que de hair son père HIC AMOR EST ODIO MAJUS SCELUS cet amour-ci est un crime plus grand que la haine UNDIQUE LECTI TE CUPIUNT PROCERES de toutes parts l'élite des grands te recherche TOTOQUE ORIENTE JUVENTA la jeunesse de l'Orient tout entier AD THALAMI CERTAMEN ADEST est ici en compétition pour t'épouser (litt. : pour ton lit nuptial) EX OMNIBUS UNUM ELIGE MYRRHA VIRUM entre eux tous, choisis-toi, Myrrha, un mari, DUM NE SIT IN OMNIBUS UNUS : pourvu que de tous, tu en exclues un seul (litt. : pourvu qu'un ne soit pas parmi les tous)

Commentaires

1) INSERTION DANS LE TEXTE

Récit à tiroir : Ovide nous conte qu'Orphée conta les histoires de Cyparissus, Ganymède (et d'autres qui ne sont pas au programme) et Pygmalion. Pygmalion engendra Paphos qui mit au monde Cinyras qui engendra Myrrha d'où naquit Adonis... qui termine notre programme. Ce passage de vingt vers (mesure idéale pour l'oral) constitue le prologue de la narration de l'inceste de Myrrha, annoncé dès les vers 153 et sq (hors programme, mais qu'il faut avoir remarqués) : CANAMUS ... INCONCESSISQUE PUELLAS IGNIBUS ATTONITAS MERUISSE LIBIDINE POENAM, chantons comment les jeunes femmes foudroyées par des passions interdites ont été justement punies de leurs désirs. Ces vers programment l'épisode de Myrrha et l'épisode d'Atalante ainsi que la forte connotation éthique de ces récits, mise en garde contre les désordres de l'amour.

2) COMPOSITION

Deux premiers vers narratifs, verbe au parfait (ou perfectum présent, ces deux termes désignent le même temps) troisième personne du singulier, après lesquels le narrateur s'implique directement : CANAM, allant jusqu'à s'adresser directement à son personnage, MYRRHA, à deux reprises (vers 312 et vers 318). Dans ce passage proprement discursif, quatre thèmes: adresse au public, éloge de la Thrace, déploration de la Panchaïe, adresse à Myrrha, sur laquelle enchaîne la narration.

3) ÉTUDE DETAILLÉE

UNE CAPTATIO BENEVOLENTIAE Les deux premiers vers ne sont pas une simple transition, ils piquent la curiosité du lecteur en lui soumettant une énigme : SI SINE PROLE FUISSET, INTER FELICES POTUISSET HABERI. Ainsi s'annonce la thématique de l'inceste : ah ! quel malheur d'être son propre gendre, si j'ose m'exprimer ainsi. (Sachez, jeunes générations, que je pastiche ainsi une chanson satirique du siècle dernier, née lors du scandale des décorations : le propre gendre du Président de la République vendait la Légion d'Honneur. Le Président Jules Grévy en démissionna, et l'on chanta : Ah ! quel malheur d'avoir un gendre ! Sachez aussi que taquiner de la sorte le grand Ovide n'est pas manque de respect, mais suprême forme de respect, au contraire : c'est le traiter, non en mort, mais en vivant.) L'allusion se précise au vers suivant : PROCUL HINC NATAE, PROCUL PARENTES (coupe penthémimère après HINC, mettant NATAE en relief). Cette apostrophe nous remet en mémoire la situation de base : Orphée chante devant un public, chez qui toutes ces précautions ne peuvent que susciter une forte attente de la suite : le narrateur joue sur les nerfs (En anglais : to thrill, je dédie cette remarque aux naïfs qui croient en la supériorité narrative des scénaristes américains. Ils ne font que reprendre de vieux trucs en usage depuis Homère...). Il s'agit de susciter l'horreur sacrée (DIRA CANAM), le rejet (NEC CREDITE FACTUM, bien mis en valeur par une coupe hephthémimère) et de mettre en garde contre l'exemple : FACTI QUOQUE CREDITE POENAM. (Pour la musique du vers, noter les reprises : NEC CREDITE, SI CREDETIS, CREDITE qui forment allitération avec FIDES). Le poète serait évidemment bien ennuyé d'être pris au mot ! C'est là pur jeu, jeu sur le prestige bien connu de l'interdit. Ayant éveillé la curiosité de l'auditoire, le narrateur s'empresse... de ne pas la satisfaire ! (Oui, Hitchcock avait fait du latin chez les Jésuites, pourquoi ?) Il retarde sa narration, tout en la préparant, par un éloge de la patrie Thrace doublé d'une malédiction de la Panchaïe, sur le critère de l'éloignement des lieux du crime et de la complicité avec le crime. (Non, les Anciens ne pouvaient pas sauter des vers en lisant, ce privilège nous est réservé. Les Anciens qui ne lisaient pas mais écoutaient lire étaient tout aussi captifs d'une lecture que nous le sommes d'une projection au cinéma ou d'une représentation théâtrale.) L'éloge de la Thrace dont le grand mérite est d'être éloignée de la Grèce prend une connotation amère lorsque l'on se souvient qu'Ovide est mort exilé un peu plus au Nord, dans un port de la mer Noire, et qu'il souffrait par dessus tout de cet éloignement. Ces vers, s'ils ont été écrits avant l'exil, ont une allure prémonitoire. Peut-être datent-ils de l'exil, et constituent-ils une consolation ironique. Le morceau va du plus large au plus restreint, des peuples (GENTIBUS) au territoire (ORBI) puis au terroir (HUIC TERRAE) pour former repoussoir à ces pays innommés (ILLIS REGIONIBUS, tabou du nom maudit) où fleurit le crime : NEFAS, bien mis en valeur par la coupe hephthémimère. La mention de la Panchaïe me pose problème tout autant qu'aux autres commentateurs. Il s'agit de l'Arabie heureuse (c'est à dire fertile) depuis toujours connue pour ses parfums, et pays producteur de myrrhe, ce qui est contradictoire avec la localisation à Chypre de la légende de Myrrha et Cinyras. D'autre part la phrase, SIT DIVES ...DUM FERAT, de construction limpide est d'interprétation difficile. Je penche personnellement pour l'interprétation Chamonard : ses richesses ne nous éblouissent pas puisqu'elle tire profit d'un crime. Pour suivre Budé : laissons-lui ses richesses pourvu qu'elle soit seule à produire la myrrhe, il faudrait pouvoir étendre le sens de ET (même, aussi) jusqu'à uniquement, ce qui me semble difficile. Quel que soit le sens précis de ces quatre vers, ils permettent à Ovide de dévoiler partiellement son énigme en introduisant le nom de l'héroïne : DUM FERAT ET MYRRHAM. Cette phrase programme la légende étiologique de l'arbre à myrrhe, un arbre qui valait d'autant moins le prix qu'il fut payé que sa gomme sert à embaumer les morts, symbolique restée présente dans l'Occident chrétien par l'épisode des mages : la myrrhe symbolise la nature humaine et mortelle de Jésus, et l'encens sa nature divine. Le rapprochement n'est pas gratuit : encens et myrrhe sont présents ici (SUDATA LIGNO TURA), au seuil de l'histoire d'Adonis, ce mortel divinisé dont le culte célébrait la mort puis la résurrection. Comme son nom l'indique : Adonis, Adonaï, c'est une divinité sémitique, originaire de Syrie, hellénisée par la suite. La mention de la Panchaïe rattache donc le mythe à sa véritable origine. Après l'annonce de l'énormité du crime, vient le dévoilement de sa nature, progressif et allusif : le narrateur, tel Pygmalion devant l'autel, hésite à formuler sa propre pensée... Avant tout, la coupable est désignée et apostrophée : TIBI, mis en relief par la coupe hepthémimère, MYRRHA en tête de vers. (Noter l'allitération NEGat NOCuisse, pas si éloignée du moderne gningningnin ou gnagnagna qui raille les vaincus des cours de récréation.) Notons aussi, pour n'y plus revenir, que les imprécations d'Ovide se font encore entendre aux Assises, lorsque l'on juge un père incestueux : c'est elle qui m'a provoqué, Monsieur le Président. Comme quoi rien n'est nouveau sous le soleil... Poursuivons notre lecture de ce texte profondément misogyne en dominant nos réflexes féministes...Le nom CUPIDO, en relief en fin de vers révèle qu'il s'agit d'amour, mais cet amour a une origine infernale : STYGIO. Cet adjectif, dérivé du nom du Styx, a ici le sens plus large (donné par Gaffiot et Bornecque) de maudit. Il qualifie STIPITE, qui signifie bâton, en une expression énigmatique et contournée. Ce bâton est la torche des Erynnies, mais personnellement je trouve cocasse de parler de tison du Styx, ou brandon du Styx... Pourquoi pas les braises de la Seine ? Ce peut-être aussi le manche du fouet... Ne soyons pas plus précis qu'Ovide, et notons le tabou qui lui fait dire E TRIBUS UNA SOROR, pour ne pas prononcer le nom maudit. Et les serpents sifflent plus abondamment que chez Racine : STIPITE STYGIO...TUMIDIS...ECHIDNIS ...TRIBUS... SOROR... SCELUS EST...ODISSE...EST... MAJUS SCELUS. Maintenant, le lecteur a compris la nature du crime innommé. Il ne reste plus qu'à ôter à Myrrha toute circonstance atténuante en rappelant la bousculade des prétendants : UNDIQUE LECTI ... TOTOQUE ORIENTE, avec le balancement : LECTI/ELIGE et le parallélisme de ces deux groupes situés à la même place dans le vers : EX OMNIBUS UNUM//NE SIT IN OMNIBUS UNUS.

4) CONCLUSION

Au terme de ce prologue, l'atmosphère est créée, horreur sacrée contrastant avec l'euphorie du récit précédent. La curiosité de l'auditeur est éveillée. Il en a deviné assez pour être avide d'entendre la suite, le récit peut commencer.