traduction par groupe de mots et commentaire: Chantal OSORIO
texte | traduction universitaire | traduction par groupe de mots | commentaire |
Suave,
mari magno turbantibus aequora ventis,
e terra magnum alterius
spectare laborem;
non quia vexari quemquamst
jucunda voluptas,
sed quibus ipse malis careas
quia cernere suavest.
Suave etiam belli certamina
magna tueri
5
per campos instructa tua sine
parte pericli;
sed
nihil dulcius est bene quam munita tenere
edita doctrina sapientum
templa serena,
despicere unde queas alios
passimque videre
errare atque viam palantes
quaerere vitae, 10
certare ingenio, contendere nobilitate,
noctes atque dies niti
praestante labore
ad summas emergere opes
rerumque potiri
miseras hominum mentes, o pectora caeca!
qualibus in tenebris vitae
quantisque periclis
15
degitur hoc aevi quodcumquest!
nonne videre
nil aliud sibi naturam
latrare, nisi utqui
corpore sejunctus dolor absit,
mensque fruatur
jucundo sensu cura semota metuque?
Ergo
corpoream ad naturam pauca videmus
20
esse opus omnino: quae demant
cumque dolorem,
delicias quoque uti multas
substernere possint .
Gratius interdum neque natura
ipsa requirit,
si non aurea sunt juvenum
simulacra per aedes
lampadas igniferas manibus
retinentia dextris,
25
lumina nocturnis epulis ut suppeditentur,
nec domus argento fulget
auroque renidet
nec citharae reboant laqueata
aurataque templa,
cum tamen inter se prostrati
in gramine molli
propter aquae rivum sub ramis
arboris altae
30
non magnis opibus jucunde
corpora curant,
praesertim cum tempestas
adridet et anni
tempora conspergunt
viridantis floribus herbas.
Nec
calidae citius decedunt corpore febres,
textilibus si in picturis
ostroque rubenti
35
jacteris, quam si in plebeia
veste cubandum est.
quapropter quoniam nihil
nostro in corpore gazae
proficiunt neque nobilitas
nec gloria regni,
quod super est, animo quoque
nil prodesse putandum;
Si non forte tuas legiones per loca campi
40
fervere cum videas
belli simulacra cientis,
subsidiis magnis et
opum vi constabilitas,
ornatas
armis stlattas pariterque animatas,
his tibi tum rebus timefactae
religiones
effugiunt animo pavidae
mortisque timores
45
tum vacuum pectus lincunt
curaque solutum.
Quod
si ridicula haec ludibriaque esse videmus,
re veraque metus hominum
curaeque sequaces
nec metuunt sonitus armorum
nec fera tela
Audacterque inter reges
rerumque potentis
50
versantur neque fulgorem
reverentur ab auro
nec clarum vestis splendorem purpureai,
quid dubitas quin omnis sit
haec rationis potestas,
omnis cum in tenebris
praesertim vita laboret?
Nam vel uti pueri trepidant atque omnia
caecis
55
in tenebris metuunt, sic nos
in luce timemus
inter dum, nihilo quae sunt
metuenda magis quam
quae pueri in tenebris
pavitant finguntque futura.
Hunc igitur terrorem
animi tenebrasque necessest
non radii solis neque lucida
tela diei
60
discutiant, sed naturae
species ratioque.
Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand effort d'autrui; non parce que le tourment de quelqu'un est un plaisir agréable mais parce qu'il est doux de discerner les maux auxquels on échappe soi-même. Pareillement il est doux d'observer les grands combats d'une guerre, dans leur déploiement ordonné sur les champs de bataille, sans participer au danger; mais rien n'est plus doux que d'occuper les hauteurs bien protégées par le savoir des sages, temples tranquilles d'où l'on peut plonger ses regards vers les autres, les voir errer de-ci de-là, chercher le chemin d'une vie hasardeuse, rivaliser de talent, lutter pour leur rang, s'efforcer nuit et jour, en une énergie exceptionnelle, d'atteindre les sommets de l'opulence et du pouvoir. Ô misérables pensées, ô coeurs aveugles des hommes ! Cette petite génération-ci, dans quelles ténèbres et quels grands dangers de vie ce passe cette existence qui est la nôtre ? Comment ne pas voir que la nature ne réclame rien d'autre pour elle que la douleur soit éloignée du corps et que l'esprit libéré de crainte et de souci jouisse d'une sensation agréable ? Nous voyons donc que peu de choses sont vraiment nécessaires à la nature physique puisque celles qui ôtent la douleur peuvent aussi mettre à notre disposition beaucoup d'agréments. Sans que la nature elle-même l'exige, si dans les maisons ne se trouvent pas des statues dorées de jeunes gens tenant dans leur main droite des torches enflammées pour diffuser la lumière sur des banquets nocturnes, si une demeure n'est pas brillante d'argent ni reluisante d'or, si des cithares ne font pas résonner les pièces lambrissées d'or, il est parfois plus agréable de s'allonger entre soi sur un tendre gazon près d'un ruisseau, sous les branches d'un arbre élancé pour déjeuner sans grandes dépenses, surtout si le temps est souriant et que la saison parsème de fleurs les pelouses verdissantes.
Et
les fièvres brûlantes ne quittent pas notre corps plus vite, que l'on
s'agite sous une couverture brodée et le rouge de la pourpre ou que l'on
soit allongé sous un drap plébéien. Finalement puisque les richesses ne
sont d'aucun profit pour notre corps, pas plus que la noblesse ou la
gloire d'un trône, il ne reste qu'à juger qu'elles ne sont pas plus
utiles à notre âme.
Si
d'aventure en regardant s'agiter avec ferveur tes légions sur le Champ de
Mars s'entraînant à la guerre fortifiées par de grandes réserves et
par l'importance des moyens, équipées d'armes et également pleines de
courage, alors effrayés par ces choses tes scrupules religieux s'enfuient
de ton esprit et la crainte apeurée de la mort quitte ta poitrine libre
et exempte de souci.
Mais si nous comprenons que tout cela n'est qu'un jeu ridicule et qu'en vérité, les craintes humaines et les soucis qui s'y attachent ne craignent ni le fracas des armes ni les traits cruels, habitent hardiment les rois et les puissants, ne respectent pas l'éclat de l'or ni l'illustre magnificence d'un manteau de pourpre, pourquoi douter que la raison en son tout n'aurait pas cette puissance surtout quand toute notre existence peine dans les ténèbres ?
[En
effet de même que les enfant tremblent et ont peur de tout
dans les ténèbres aveugles, de même nous nous craignons parfois dans la
lumière des choses qui ne sont en rien plus à craindre que ce que les
enfants redoutent dans les ténèbres et s’imaginent devoir se
produire.]
Il est donc nécessaire que ce soient non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour qui chassent l'effroi et l'obscurité de l'âme mais l'explication et l'observation de la nature
traduction (1 - 19) de Bertrand Chesneau
terminale en 2011, qui m'(HS) a permis de rétablir le lien sur cet ensemble de CO
Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,
Il
est doux, lorsque les vents troublent les flots sur la grande mer,
e terra magnum alterius spectare laborem ;
de
regarder depuis la terre le labeur important d’un autre
non quia vexari quemquamst jucunda voluptas,
non
pas parce que c’est (e)st) un plaisir agréable que quelqu’un soit tourmenté
sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.
mais
parce qu’il est doux de voir à quels malheurs on échappe soi-même.
Suave etiam belli certamina magna tueri
Il
est doux aussi d’observer les grands combats de la guerre
per campos instructa, tua sine parte pericli .
en
ordre dans les plaines, sans que tu participes au danger.
Sed nihil dulcius est bene quam munita tenere
Mais
rien n’est plus doux que d’occuper des temples sereins, bien protégés,
edita doctrina sapientum templa serena
édifiés
selon la doctrine des sages,,
despicere unde queas alios passimque videre
d’où
l’on peut regarder d’en haut les autres, (et) les voir errer de tous côtés
errare, atque viam palantis quaerere vitae,
et
rechercher le chemin d’une vie dispersée
certare ingenio, contendere nobilitate,
faire
assaut d’intelligence, rivaliser de noblesse,
noctes atque dies niti praestante labore
jour
et nuit s’efforcer par un labeur immense
ad summas emergere opes rerumque potiri.
de
s’élever vers les plus hautes richesses et maîtriser le monde.
Ô miseras hominum mentes, ô pectora caeca !
Oh
misérables esprits humains, Oh cœurs aveugles !
Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis
Dans
quelles ténèbres de la vie et dans combien de dangers
degitur hoc aevi quodcumque est ! Nonne videre
se
passe ce temps de vie quel qu’il soit ! Comment ne pas voir
nihil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui
que
la nature ne réclame rien d’autre pour elle même que ceci :
corpore sejunctus dolor absit, mensque
fruatur
que
la douleur séparée du corps s’éloigne et que l’esprit jouisse
jucundo sensu cura semota metuque ?
d’un agréable sentiment, éloigné du souci et de la crainte ?
Lucrèce
De
rerum natura
Livre II Vers
1-61 |
|
Suave |
Il
est doux |
turbantibus
aequora ventis |
les
vents troublant les flots |
mari
magno |
sur
la haute mer |
e
terra spectare |
de
contempler de la terre |
magnum
alterius laborem; |
le
grand effort d’autrui ; |
non
quia vexari quemquam |
non
parce que <le fait que > quelqu’un soit tourmenté |
est
jucunda voluptas, |
est
un plaisir agréable, |
sed
quia cernere suavest |
mais
parce qu’il est doux de discerner |
quibus
ipse malis careas |
à
quels maux soi-même on échappe. |
Suave
etiam |
Il
est doux aussi |
belli
certamina magna tueri |
de
voir les grands combats de la guerre |
per
campos instructa |
disposés
à travers les champs de bataille |
tua
sine parte pericli; |
sans
ta part du danger (sans
participer au danger) ; |
sed nihil dulcius est quam tenere |
Mais
rien n’est plus doux que d’occuper |
bene munita templa |
les
espaces bien protégés (les
hauteurs fortifiées)
|
edita |
édifiés |
doctrina
sapientum serena,
OU |
par
la doctrine sereine des sages, par la pensée des sages, ces régions sereines, |
despicere unde queas alios |
d’où
on peut contempler les autres de haut |
passimque videre errare |
et
les voir errer de-ci de-là, |
atque viam palantes quaerere vitae |
et
chercher au hasard le chemin de la vie |
certare ingenio, |
rivaliser
de talent, |
contendere
nobilitate, |
se
disputer la gloire de la naissance, |
noctes
atque dies niti |
nuits
et jours s’efforcer |
praestante
labore |
par
un effort exceptionnel |
ad
summas emergere opes |
de
se hisser au sommet des richesses |
rerumque
potiri. |
et
de s’emparer du pouvoir. |
o miseras hominum mentes |
O
misérables esprits des hommes, |
o pectora caeca! |
O
cœurs aveugles ! |
qualibus in tenebris vitae |
dans
quelles ténèbres de la vie (dans
quelle ignorance de la vie) |
quantisque periclis |
et
dans quels dangers |
degitur hoc aevi |
se
passe ce morceau de vie |
quodcumquest! |
quel
qu’il soit ! |
nonne
videre |
Ne
voyez-vous pas |
nil
aliud sibi naturam latrare |
que
la nature ne réclame rien d’autre pour elle-même |
nisi
utqui corpore sejunctus dolor |
si
ce n’est que la douleur séparée du corps |
absit, |
en
soit absente, |
mensque
fruatur jucundo sensu |
et
que l’esprit jouisse d’une sensation agréable, |
cura
semota metuque? |
séparé
de souci et de crainte ? |
|
|
Ergo
videmus |
Donc
nous voyons que |
pauca
esse opus omnino |
peu
de chose sont vraiment utiles |
corpoream
ad naturam |
à
la nature corporelle : |
quae
demant cumque dolorem |
celles,
quelles qu’elles soient, qui ôtent la douleur |
quoque
uti substernere possint |
et
qui peuvent procurer |
delicias
multas. |
de
nombreux plaisirs. |
interdum
neque natura ipsa |
Et
dans cet état la nature laissée à elle-même |
gratius
requirit, |
ne
réclame rien de plus agréable, |
si
non aurea sunt juvenum simulacra |
s’il
n’y a pas de statues de jeunes gens en or |
per
aedes |
dans
toute la maison |
manibus
retinentia dextris
|
tenant
dans leur main droite |
lampadas
igniferas, |
des
flambeaux allumés, |
lumina
ut suppeditentur |
pour
fournir de la lumière |
nocturnis
epulis, |
aux
repas nocturnes |
nec
domus argento fulget |
et
si la maison ne brille pas d’argent |
auroque
renidet |
et
ne reluit pas d’or |
nec
citharae reboant |
et
si les cithares ne font pas résonner |
laqueata
aurataque templa, |
les
maisons lambrissées et remplies d’or, |
cum
tamen inter se prostrati |
pourvu
que par ailleurs étendus entre eux |
in
gramine molli |
sur
un gazon moelleux |
propter
aquae rivum |
près
de la rive d’un ruisseau |
sub
ramis arboris altae |
sous
les rameaux d’un arbre élancé |
non
magnis opibus jucunde |
sans
grands frais agréablement |
corpora
curant, |
ils
prennent soin de leur corps (ils apaisent leur faim), |
praesertim
cum tempestas adridet |
surtout
si le temps est agréable |
et
anni tempora |
Et
si l’époque de l’année |
conspergunt
viridantes floribus herbas. |
Parsème
de fleurs les herbes verdoyantes. |
http://mapage.noos.fr/Anaxagore/NaturaII.html#traduction |
Lucrèce :
-
98, - 55. Dates probables. De sa vie on ne sait pas grand-chose.
Son
choix philosophique : Epicure, lui-même disciple de Démocrite.
Œuvre : De Rerum Natura
, destinée à exposer la doctrine d’Epicure. C’est le premier romain
à se lancer dans cette entreprise dans un texte en vers. Ce qui, d’après ce
qu’il dit lui-même, l’expose parfois à créer des néologismes, vu la
pauvreté de la langue romaine « si pauvre est notre langue et nouveau mon
sujet ».
L’ouvrage est divisé en trois fois
deux livres qui ont respectivement pour sujet les atomes et le vide (I), le
mouvement et les propriétés des atomes (II) /
l’âme(III), les simulacres (IV) / le monde (V) et les phénomènes
physiques effrayants (VI).
L’extrait constitue l’introduction du livre II et s’emploie à définir ce qui fait la félicité du sage épicurien, en opposition à ce qui occupe la vie des hommes ordinaires.
1-
La vie des hommes ordinaires
Elle
se définit par sa difficulté, la violence et l’ambition.
1-1
sa difficulté :
Dès le début du texte, se déploie
la métaphore de la vie, vue comme une longue traversée en bateau pour
quiconque ne pratique pas la philosophie (cf les indéfinis alterius,
vers 2, avant la coupe hepht, et quemquamst, vers 3, entre les deux
coupes pent et hepht).
Tous les éléments évoqués
insistent sur la difficulté de cette traversée :
Elle s’effectue sur une « mari magno »
(entre coupes tri-pent), c'est-à-dire vaste, sans repères précis pour se
guider ; cette impression d’immensité est renforcée par « aequora »
(plaine liquide) en dactyle obligatoire et ‘mot-pied’.
De plus cette mer n’est pas facile
et calme ; au contraire elle est soumise aux « turbantibus ventis »
(ventis en pied final) ; les marins sont donc exposés à fournir en
permanence un « magnum laborem », pour lutter contre les éléments
hostiles sur lesquels ils naviguent.
Bien sûr, cette métaphore est
limpide, et le vers 10 la résout rapidement : on y trouve les deux termes
de cette métaphore, le comparant « viam »
et le comparé « vitae » placés l’un avant la coupe unique
pent-, et l’autre en spondée final, ce qui permet de poser facilement
« route - errance= vie ».
Nous comprenons que pour Lucrèce la
vie des hommes sans le secours de la philosophie (le mot alios, vers 9,
entre deux coupes pent et hepht montre clairement que le poète n’est pas
concerné) est une longue errance aveugle : « passim (...) errare
atque viam palentes quaerere vitae » vers 9-10. Noter
passim placé juste après la coupe hepht ; une coupe pent-
entre viam et palantes, comme si la recherche de cette route était
vouée à l’échec ; échec mis en valeur par les deux mots pieds qui
terminent le vers : palantes / vitae.
Aucun repère ne permet de donner à
la vie un sens et un but (tenebris vitae -vers 15) ; l’homme est
donc constamment entrain de « errare » (début du vers 10) ;
il exposé en outre à des difficultés qu’il ne peut pas contrôler (cf v. 1)
et qui le mettent en danger (pericli vers 6 et periclis, vers 15).
Il est donc tout aussi constamment obligé de fournir des efforts pour se
maintenir « à flot » (cf laborem vers 2), efforts d’autant
plus épuisants qu’il les fait « en aveugle » (« caeca »,
vers 14), et sans savoir exactement contre quoi il se bat et combien de temps il
va devoir le faire. Ainsi il est constamment exposé à être accablé :
« vexari » (vers 3, avant la coupe pent-).
1-2
la violence et l’ambition
L’aveuglement de l’homme
ordinaire le conduit à se livrer à des combats inutiles et injustifiés, ou
plus exactement à des luttes pour obtenir des biens inutiles et injustifiés.
Ces combats sont évoqués aux vers 5
et 6 comme des batailles guerrières : belli certamina magna, avec belli
entre les coupes tri et pent / per campos instructa , expression dans
laquelle on ne trouve presque que des syllabes longues (les deux spondées + la
longue du dactyle) comme pour faire comprendre le poids inutile de ces luttes ;
noter aussi le pluriel qui généralise la situation de conflit, et
l’expression redondante « belli certamina » qui nous incite
à prendre au sérieux cette évocation des incessants conflits déclanchés par
les hommes.
C’est que ces batailles sont à
prendre au sens propre comme au sens figuré : ce ne sont pas seulement des
guerres entre peuples ennemis, nées du désir de conquête et de pouvoir (rerum
potiri, vers 13) ; ce sont aussi des luttes quotidiennes et intérieures,
nées d’une ambition sans retenue. Car l’agitation des hommes vient de ce
qu’ils ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont.
Leurs désirs les poussent à vouloir
toujours plus et dans tous les domaines ! Cf l’accumulation de « certare »
« contendere » « niti », aux vers 11 et 12 ,
trois verbes indiquant la lutte et l’effort (le dernier mis en valeur par sa
place entre deux coupes pent et hepht-) , mais pour acquérir des « biens »
fragiles et fort sujets à caution (ni naturels ni nécessaires) : «
ingenio », alors que le talent est un don qui devrait se suffire à
soi même et non entrer en compétition avec d’autres ; « nobilitate »
qui ne tient qu’au hasard de la naissance, et peut se perdre ; « ad
sumas emergere opes » et « rerum potiri », qui
montrent une soif de possession impossible à assouvir: il y aura toujours
quelque chose de plus à posséder, un pouvoir plus grand à obtenir. Cette
dernière lutte est présentée aussi comme la plus difficile et la plus épuisante :
cf les compléments de temps « noctes et dies » qui en
montrent l’aspect continu, impossible à interrompre sous peine de perdre la
place difficilement acquise / et le complément de moyen « praestante
labore », après la coupe hepht, dont les deux termes insistent sur
l’extrême difficulté (labor, le travail pénible ; praestante,
dont le préfixe indique le côté exceptionnel).
Tout cela est dû au manque de
clairvoyance des hommes (miseras mentes / pectora caeca, vers 14) qui
n’ont pas de but clair (passim errare, vers 10-11), qui se laissent
aller au hasard ( palantes , vers 10 ; noter la place après la
coupe pent et les 3 syllabes longues qui le constituent) au milieu de dangers (periclis
vers15) qu’ils ont eux-mêmes inventés, à force d’avancer à tâtons
au milieu des embûches d’une vie à laquelle ils ne comprennent rien (tenebris
vitae vers 15).
Tout cela, le poète le déplore :
noter le tour exclamatif des vers 14 et 15, les trois coupes du vers 14 qui
mettent ainsi tous les mots en valeur : insistance d’abord sur miseras,
le malheur, hominum, frappant le commun des mortels, mentes, mais
dû à leur esprit faux ; puis les deux mots pieds après la 3° coupe, pectora
caeca qui achèvent d’accuser l’homme de faire son propre malheur. Car
il ne s’agit pas d’un malheur inéluctable ; il est engendré par
l’incapacité (ou le refus) de voir clairement la nature de l’homme, comment
le monde est fait et ce qui dans ce monde revêt de l’importance. Les deux
exclamatifs « qualibus » et «quantis » du vers
15 montrent à quel point ce refus engendre nombre de malheurs, et pour tous
« quodcumquest » (trois longues)…
2 - Le Sage épicurien
… Sauf
pour le philosophe (épicurien, évidemment ; cela a été dit dès
le début du premier livre), qui vit dans une autre sphère, dans les « bene
munita edita doctrina sapientum templa serena ». Car la différence
fondamentale entre le sage et le reste de l’humanité est sa capacité à
mette chaque chose à sa juste place, qui lui permet d’être à l’abri des désirs
inutiles et troublants.
2-1 : Ce que lui apprend
la philosophie
Cette capacité de jugement lui est
donnée par la philosophie : « doctrina sapientum »,
dont la particularité est d’être « au-dessus » des préoccupations
humaines ordinaires. Lucrèce nous la présente comme un édifice « templa »
(lieu quasi sacré), solide « bene munita », construit
de manière à le faire émerger du reste « edita » (dactyle
initial et mot-pied), et mis hors d’atteinte des troubles multiples qui
hantent l’humanité « serena ».
Installé dans cet univers, le sage,
lui, n’est pas aveugle. Au contraire, la philosophie donne à son regard une
plus grande justesse (« nonne videre », dactyle et trochée
obligatoires à la fin du vers 16).
D’abord, il est capable d’évaluer
la difficulté et les périls inhérents à toute vie humaine (vers 15-16) ;
noter les deux exclamations du vers 15 de part et d’autre de la coupe hepht ;
l’accent mis sur aevi grâce à sa place entre les deux coupes tri et
pent, et l’importance de l’ajout « quodcumquest » après
la coupe pent + 3 longues (trois spondées au milieu du vers nous incitent à
prendre cette affirmation très au sérieux).
Ensuite la philosophie lui apprend écouter
la nature pour discerner ses besoins essentiels : « nihil
aliud sibi naturam latrare nisi utqui », vers 16 : noter sibi
entre coupe tri et pent, et surtout naturam entre coupe pent et hepht ;
noter aussi le verbe très concret « latrare », qui signifie
d’abord « aboyer », « réclamer à grands cris » ;
+ le tour « nisi aliud nisi utqui » insistant sur le fait que
la nature ne veut « rien d’autre que » ; simplicité de
ses exigences. Ecouter la nature est indispensable pour comprendre quels sont
les besoins fondamentaux, incontournables, de l’homme. Cela permettra par voie
de conséquence d’éliminer de sa vie tout ce qui ne répond pas à un besoin
fondamental.
Ces besoins essentiels sont définis
aux vers 18 et 19 : « corpore sejunctus dolor absit, mensque
fruatur jucundo sensu cura semota metuque » : Lucrèce insiste
sur la nécessité de se couper de toutes les sources de douleur (sejunctus
au vers 18 avant la coupe pent + trois longues sur ce mot ; semota,
au vers 19 après la coupe hepht ; même préfixe SE marquant la séparation).
Cela consiste évidemment à éviter
par tous les moyens possibles la douleur physique (dolor après la coupe
pent ; corpore en dactyle initial mot-pied) ; et rechercher le
plaisir pour l’esprit (« mensque fruatur » dans
les deux derniers pieds du vers 18 ; jucundo, au début du vers 19,
avant la coupe tri ), plaisir intimement lié à ce que perçoivent nos
sens (sensu entre les coupes tri et hepht au vers 19 –ne pas oublier
que l’épicurisme est une philosophie matérialiste-) ; plaisir qui dépend
aussi de l’absence de douleur morale (dolor a les deux sens).
Lucrèce indique très clairement
quelles sont, pour le philosophe épicurien, les deux sources de toute douleur :
« cura (…) metuque ». Derrière « cura »
(placé entre deux coupes pent et hepht), le lecteur voit se profiler tout ce
qui peut faire naître les soucis, depuis le simple manque matériel de quelque
chose dont on pense avoir besoin, jusqu’aux soucis plus angoissants inhérents
à l’existence même ; « metu » en fin de vers met
plutôt l’accent sur toutes les sources de peur, et le premier livre de Lucrèce
en a stigmatisé l’essentiel : la peur de la mort, liée à la crainte
des dieux, double peur dont le sage épicurien (qui sait que l’homme ne dépend
pas des dieux, et que la mort n’est suivie de rien) est dégagé. Or pour
Epicure, le plaisir est essentiellement l’absence de toute douleur physique et
morale.
2-2 :
conséquences pour son mode de vie
Puisque le sage épicurien recherche
le plaisir (cf « jucunda voluptas » vers 3) comme souverain
bien, et que celui-ci se définit par l’absence de toute douleur, il est nécessaire
que le sage se coupe de toutes les sources de douleur, et donc qu’il s’isole
loin de la vie tourmentée de l’humanité moyenne, dans la mesure où elle est
centrée sur des valeurs accessoires et sources de douleur.
Le sage donc prend de la hauteur par
rapport aux soucis ordinaires « despicere unde queas » (vers
9) avant la coupe pent, isolant le groupe de « alios » entre
les coupes pent et hepht. Le suffixe de despicere (de= d’en haut
/ despicere : regarder d’en haut) insiste bien sur la hauteur
prise par le philosophe ; il ne s’agit pas de mépris mais de distance.
Le sage sait s’élever au dessus des misères humaines pour s’en protéger.
De plus il les regarde de loin : « e terra (…) spectare »,
et d’un lieu ferme et stable (e terra, trois longue en tête du vers 2
et avant la coupe tri). L’idée est reprise plusieurs fois dans le passage :
champ lexical du regard : spectare (v2)/ tueri (v5) / despicere
(v9) / videre (v16).
Il regarde ces tourments comme un
spectacle qui ne le concerne pas ; idée reprise plusieurs fois :
outre les termes comme « alterius, quemquam, alios » opposés
à « ipse, tua parte, sibi », on trouve répété le refus de
participer : « quibus ipse malis careas »,
« tua sine parte pericli »,
idée présente aussi dans « sejunctus » et « semota »
C’est cette capacité de s’élever,
de prendre ses distances qui fait son bonheur : anaphore de « Suave… »
aux vers 1 et 5 (+ fin vers 4), idée reprise dans « nil dulcius est »
au vers 7: savoir de quels soucis on est exempt permet de
considérer sereinement sa vie et d’en évaluer justement la saveur, de
n’avoir ni « miseras mentes », ni « pectora caeca »
(v14).
Ainsi ce n’est pas le fait de voir
le malheur des autres qui le rend heureux - le sage n’est pas sadique !
« non quia vexari quemquamst jucunda voluptas »- , mais la
place qu’il occupe loin, au-dessus et en dehors de ces maux (v7-8) ; il
est même bon qu’il les voie pour mieux les fuir.
Conclusion
(à vous de trier)
- Un texte qui expose clairement la
différence essentielle entre l’humanité ordinaire et le sage épicurien :
leur échelle de valeur, leur conception du bonheur.
- L’humanité moyenne est perpétuellement
en quête de plaisirs factices et artificiels (assouvir des besoins qui
ne sont ni naturels ni nécessaires) ; le sage, lui, suit ce que lui
dicte la nature et ne recherche que l’essentiel, voire l’indispensable (répondre
aux besoins naturels et nécessaires).
- Le sage ne peut pas ne pas voir le
malheur des autres. Mais il n’y peut rien. Le malheur des autres vient de leur
méconnaissance de ce qui est l’essentiel. Or ce sens de l’essentiel, on ne
peut l’acquérir que volontairement et soi-même. Mais il est du devoir du
sage de transmettre le fruit de sa réflexion à autrui…qui en fera ce qu’il
voudra.
- Pour un philosophe épicurien,
c’est la seule « participation » possible à la vie publique, qui,
par ailleurs est source de trop de maux pour qu’on s’y investisse…