texte traduction universitaire mot-à-mot commenté commentaire

texte

HUMANA ANTE OCULOS FOEDE CUM VITA JACERET

IN TERRIS, OPPRESSA GRAVI SUB RELIGIONE

QUAE CAPUT A CAELI REGIONIBUS OSTENDEBAT

HORRIBILI SUPER ASPECTU MORTALIBUS INSTANS,                        65

PRIMUM GRAIUS HOMO MORTALIS TOLLERE CONTRA

EST OCULOS AUSUS PRIMUSQUE OBSISTERE CONTRA ;

QUEM NEQUE FAMA DEUM NEC FULMINA NEC MINITANTI

MURMURE COMPRESSIT CAELUM, SED EO MAGIS ACREM

INRITAT ANIMI VIRTUTEM, EFFRINGERE UT ARTA                             70

NATURAE PRIMUS PORTARUM CLAUSTRA CUPIRET.

ERGO VIVIDA VIS ANIMI PERVICIT, ET EXTRA

PROCESSIT LONGE FLAMMANTIA MOENIA MUNDI

ATQUE OMNE IMMENSUM PERAGRAVIT MENTE ANIMOQUE,

UNDE REFERT NOBIS VICTOR QUID POSSIT ORIRI,                            75

QUID NEQUEAT, FINITA POTESTAS DENIQUE CUIQUE

QUANAM SIT RATIONE ATQUE ALTE TERMINUS HAERENS.

QUARE RELIGIO PEDIBUS SUBJECTA VICISSIM

OPTERITUR, NOS EXAEQUAT VICTORIA CAELO.

traduction de Nisard

Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l'arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde; [1,70] loin d'ébranler son courage, les obstacles l'irritent, et il n'en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie: il s'élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l'infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d'où vient que la puissance des corps est bornée et qu'il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux.

mot-à-mot commenté

CUM VITA HUMANA JACERET Alors que la vie humaine gisait/croupissait IN TERRIS ANTE OCULOS FOEDE sur terre aux yeux de tous honteusement OPPRESSA SUB GRAVI RELIGIONE écrasée sous le lourd poids de la religion, QUAE OSTENDEBAT CAPUT qui montrait sa tête A REGIONIBUS CAELI depuis les régions du ciel INSTANS SUPER MORTALIBUS APSECTU HORRIBILI, PRIMUM menaçant par-dessus les mortels par son apparence horrifiante (R: INSTO: verbe composé, donc c. au datif possible) en/le premier (R: adverbe, alors que PRIMUS est apposition) HOMO GRAIUS MORTALIS un (homme) grec, un mortel AUSUS EST TOLLERE OCULOS CONTRA osa lever les yeux contre elle QUE PRIMUS OBSISTERE CONTRA et le premier s'y opposer de face. QUEM NEQUE FAMA DEUM et ce dernier (R: relatif de liaison, donc = coordination et pronom de rappel) ni ce que l'on disait sur les dieux (=les mythes) NEC FULMINA NEC CAELUM MURMURE MINITANTI ni les éclairs ni le ciel au grondement menaçant COMPRESSIT ne l'ont écrasé (R: verbe au sg. car accord avec le sujet le plus proche), SED IRRITAT EO MAGIS mais ont éveillé d'autant plus VIRTUTEM ACREM ANIMI le courage aigu de son esprit UT CUPIRET EFFRINGERE PRIMUS à désirer rompre le premier CLAUSTRA ARTA PORTARUM NATURAE les verrous (R: participe passé substantivé au neutre pluriel) bloqués des portes de la nature. ERGO VIS VIVIDA ANIMI PERVICIT Donc la force vivifiante de son esprit a vaincu ET PROCESSIT LONGE EXTRA MOENIA FLAMMANTIA MUNDI et s'est avancée loin au-delà des remparts enflammés du monde. ATQUE PERAGRAVIT OMNE IMMENSUM MENTE ANIMOQUE Alors elle a parcouru (de fond en comble) toute son immensité grâce à son intelligence et à son esprit, UNDE NOBIS REFERT VICTOR d'où il nous rapporte, victorieux, QUID POSSIT ORIRI ce qui peut naître QUID NEQUEAT ce qui ne le peut pas, DENIQUE QUANAM RATIONE CUIQUE POTESTAS SIT FINITA Enfin (pour finir?), par quelle raison à chacun son pouvoir est (R: sens parfait, définitivement) délimité ATQUE TERMINUS ALTE HAERENS ainsi que son terme profondément fixé. QUARE RELIGIO SUBJECTA VICISSIM C'est pourquoi la superstition, soumise à son tour, OBTERITUR PEDIBUS est foulée aux pieds, VICTORIA NOS EXAEQUAT CAELO sa victoire nous égale au ciel (aux dieux).

commentaire

Dans ce passage, nous sommes surtout sensible d'abord aux louanges de Lucrèce') à l'égard d'Epicure, ensuite à ce que ce texte a de par rapport à la doctrine épicurienne orthodoxe, vu la passion dont il fait preuve:

A) le poète met au pinacle Epicure:

en dépréciant l'état de I'humanité (V. 56-57) avant l'intervention de ce dernier: II nous en fait un bilan objectif: ANTE OCULOS souligné par la première césure penthémimére. Le FOEDE - terme fortement négatif - écrase d'autant plus le comportement humain que ce terme est corroboré par le verbe JACERET, comme un vers de terre, qui s'inscrit en fin de vers et est sémantiquement repris par IN TERRIS, avec le surenchérissement OPPRESSA. Le responsable, ce contre quoi va lutter, c'est la RELIGIO - en fin de vers -, certes la religion, mais qui, pour Lucrèce, se confond avec la superstition. Cette dernière fonctionne comme une sorte de masque: CAPUT OSTENDABAT, mais avec toujours I'idée de niveau: préposition A avec le pluriel REGIONIBUS qui écrase d'autant plus, le SUPER du v. 59, le IN-stans. Ceci sera repris judicieusement par le TOLLERE CONTRA OCULOS. Le courage (AUSUS) d'Epicure est clairement annoncé par le HORRIBILI ASPECTU ainsi que le INSTANS... II nous est présenté en pied et se dresse )à la césure penthémimère: GRAIUS HOMO. II mérite toute notre estime: il est comme nous: MORTALIS, par opposition aux lâches MORTALIBUS du v. précédent. Mais ceci ne I'a pas empêché de réagir: PRIMUM en adverbe qui structure ce passage: CUM temporel, avec son corrélatif: PRIMUM. S'ensuivra le ERGO du début du v. 66. Ainsi, se déroule une longue période sur 10 vers, puisque le QUEM du v. 62 a pour antécédent HOMO (pour nous, ce n'est pas un relatif de liaison).

Lucrèce souligne la spécificité d'Epicure, sans le nommer: il utilise une périphrase GRAIUS HOMO - sans tenir compte du mépris implicite des romains traditionalistes à I'égard des grecs cf. v. 130: GRAIORUM OBSCURA REPERTA); en fait, même ce mépris accentue en fait celui que I'on doit éprouver pour la lâcheté humaine... Donc, Epicure a changé, révolutionné le monde, d'abord en osant dire non, en osant s'opposer: CONTRA deux fois en fin de vers, PRIMUS en répétition (v. 60, 61 65). Le dernier verbe est très fort: OBSISTERE (fixe après le mouvement: TOLLERE) comme I'a été la disjonction entre EST - AUSUS (semi-déponent) avec le OCULOS entre les deux. On passe à une structure ternaire: NEQUE NEC NEC avec la VARIATIO (sg. FAMA, pl. FULMINA, puis sg. CAELUM) due aussi aux expansions d'abord c. de nom (DEUM), puis rien, ensuite ablatif de qualité, en enjambement comme le sera le ACREM VIRTUTEM. Tout concoure à souligner le côté héroïque d'Epicure: c'est un être d'exception - nous n'osons écrire: providentiel - comme le souligne I'opposition EO MAGIS. un homme de qualité: VIRTUTEM. L'adjectif AC-REM renvoie à la pointe, donc à I'acuité, la pertinence, non sans passion: CUPIRET ni violence: EFFRINGERE. C'est un être passionné pour la vérité, la découverte: CLAUSTRA ARTA PORTARUM NATURAE (cf. le titre de cette épopée scientifique) souligne la résistance qu'oppose la réalité à notre compréhension, ce qu'évoque le rythme spondaïque. Mais Epicure reste égal à lui-même: PRIMUS à la césure penthémimère. Cette passion de la connaissance - libératrice - ne correspond pas à I'idéal d'ataraxie à laquelle doit accéder le sage épicurien, mais c'est aussi celle de la vie, rapproché de VIS au v. 66, en une allitération soulignant I'efficacité d'Epicure: PER-vicit, déjà au parfait, comme si le désir allié au courage suffisait et qui annonce I'apposition VICTOR du v. 69. Les I en harmonie imitative (7) incarnent la tension passionnée d'Epicure! La situation haut-bas évoquée au début du passage se retourne: EXTRA en fin de vers, LONGE au v. 67, MOENIA FLAMMANTIA MUNDI incarne poétiquement la résistance à I'interprétation qu'offre le monde, tout en évoquant I'ancienne cosmologie. C'est alors tout I'univers qui s'ouvre pour nous, en une périphrase: OMN(E) IMMENSUM, avec toujours I'idée d'achèvement, de complétude impliquée par le préfixe PER- Les moyens utilisés sont simples: MENS (I'intelligence, ANIMUS, moins abstrait, le désir de connaissance, ou plutôt de com-prendre (cf. le sens étymologique de ce dernier verbe). Cette expédition est fructueuse, elle nous concerne actuellement, vu le passage au présent, et son retour (UNDE) positif: QUID QUID, le possible et I'impossible, la spécificité de tout ce qui existe: FINITA POTESTAS CUIQUE, avec la référence absolue: RATIONE: il ne s'agit pas d'affirmations péremptoires... Le résultat est Ià: la RELIGIO écrasante du début du passage, VICISSIM, par un retournement dû à Epicure (QUARE), est détruite: OBTERITUR au présent en début de vers, avec la césure trihémimère. L'homme - NOS - égale (avec le EX qui rappelle I'ancienne représentation spatiale) les dieux représenté par la métaphore collective CAELUM, puisque I'idéal du sage épicurien est d'être dans la même ataraxie que celle qu'un dieu digne de ce nom devrait avoir (et non par ex. Jupiter et ses multiples pulsions, ses plaisirs non nécessaires, et souvent non naturels): Grâce à Epicure, I'homme se met à la place de(s) Dieu(x):

ce jeu sur le pluriel explique pourquoi Lucrèce n'était pas en odeur de sainteté auprès des Chrétiens. Mais cette évocation de I'absence de trouble (NE COMPRESSIT, avec les allusions floues à notre propre finitude, c'est-à-dire la mort: FINITA POTESTAS, HAERENS ALTE TERMINUS, qui ne doit pas nous angoisser car relevant de la RATIO) se retrouve peu dans le texte lui-même, vu le souffle dont il fait preuve: Lucrèce s'adresse en fait ici moins à I'intelligence qu'à nos affects

B) c'est un texte au souffle paradoxal:

ANIMUS est étymologiquement en rapport avec le souffle. Lucrèce ne s'appuie pas ici sur la cohérence d'un argumentaire imparable comme annoncé précédemment cf. v. 44 à 55): sans vergogne, en toute subjectivité, il utilise tous les moyens pour nous convertir. Loin de tout raisonnement, il manipule les sentiments du lecteur. (ceci ne va pas sans correspondre au v. 928: MUSAEO CONTINGENS CUNCTA LEPORE): II fait tout pour rendre notre humanité profondément abjecte et induire ainsi en nous le désir d'échapper à cette répugnante situation, pour ne pas dire position (Pascal se souviendra de cette leçon dans ses Pensées, quand il évoquera la misère de I'homme sans Dieu). Les deux élisions (HUMAN(A) ANT(E) OCULOS) estompent le peu d'estime que nous pouvons avoir pour notre vie... VITA en forte disjonction évoque ainsi le peu d'intérêt de cette dernière... I'impact du terme FOEDE est accentué par sa place à la césure hephthémimère. N'y a-t-il pas une opposition entre les voyelles ouvertes du v. 56 et celles plus fermées du v. 57, même si le jeu musical des phonèmes latins ne peut que nous rester étranger7 Comme le jeu allitératif des 5 liquides du v. 2, R/L. Un rythme assez pesant aussi, dû aux 3 spondées de 56, comme en 57. Impression d'étouffement accentuée par le pluriel de TERRIS et la force du p.p.p. OPPRESSA, juste avant le GRAVI, à la césure hephthémimére, en partie estompée par le SUB ainsi postposé: I'impression négative est donc donnée avant ce qui est dénoncé: GRAVI SUB avant le RELIGIONE Elle-même se transforme en monstre: CAPUT A REGIONIBUS OSTENDEBAT, avec I'effet attendu: HORRIBILI. En fait, il s'agit de transformer notre regard sur le monde, en touchant nos sens: sens tactile: OPPRESSA, GRAVI, OBSISTERE, COMPRESSIT, EFFRINGERE, PROCESSIT, PERAGRAVIT, REFERT, HAERENS (?): il s'agit de la quête intellectuelle d'une intelligence en mouvement; le champ sémantique de la vision est aussi prégnant: OCULOS (56, 61), OSTENDEBAT, ASPECTU, FULMINA, FLAMMANTIA, TERMINUS (?)- une évocation auditive, avec I'allitération MINITANTI MURMURE. Un texte très expressif en fait: Lucrèce le martèle, avec des moyens ici brutaux pour mieux supprimer toute résistance et ainsi obtenir une adhésion totale... une conversion, comme dans les sectes... Pensons au jeu des sifflantes et des occlusives au v. 61, aux répétitions déjà évoquées en première partie. la contraction d'lRRITAT au v. 64 accentue la pression, comme le rythme: sdssdt, la césure trihémimère et les deux élisions. Participe à cette impression de contrainte due à notre ignorance du monde I'enchaînement des déterminants au v. 65: NATURAE PORTARUM CLAUSTRA. Le VIS du v. suivant est lui-même encadré de deux expansions, I'une adjectivale: VIVIDA, I'autre nominale: ANIMI. Suivre Epicure est convaincant: ERGO, ET ATQUE QUARE, dont 3 en début de vers. La rhétorique, avec ces syndèses bien marquées, sert à emporter la conviction moins intellectuelle qu'intime... I'univers ne nous est plus inconnu, présenté d'abord en métaphore (MOENIA FLAMMENTIA) ensuite de façon plus abstraite: OMNE IMMENSUM, en rappelant en fin de vers les moyens propres à un homme digne de ce nom: MENS ET ANIMUS. Epicure nous confronte à la réalité: QUID POSSIT ORIRI QUID NEQUEAT, il semble même DENIQUE pouvoir dénouer le nœud de notre angoisse: la mort, présentée ici très allusivement, car si cette angoisse gâche le bonheur de I'homme, il ne s'agit pas de la rappeler trop nettement ici: I'important est la VICTOR, la VICTORIA qui écrase le monstre de la superstition (pensons à I'"écralinf" de Voltaire!): SUBJECTA PEDIBUS et la promotion de I'homme qui s'ensuit automatiquement, comme le souligne I'asyndète entre OBTERITUR ET EXAEQUAT.