(chez Hatier; chez Bréal: 140 - 167)

 

le tout: Hubert steiner

 texte

traduction universitaire

traduction par groupe de mots commentaires

texte

Hunc igitur terrorem animi tenebrasque necesse est 
non radii solis neque lucida tela diei 
discutiant, sed naturae species ratioque. 
Principium cujus hinc nobis exordia sumet, 
nullam rem e nihilo gigni divinitus umquam.                         150
Quippe ita formido mortales continet omnes, 
quod multa in terris fieri caeloque tuentur, 
quorum operum causas nulla ratione videre 
possunt ac fieri divino numine rentur. 
Quas ob res ubi viderimus nil posse creari                             155
de nihilo, tum quod sequimur iam rectius inde 
perspiciemus, et unde queat res quaeque creari 
et quo quaeque modo fiant opera sine divum. 
Nam si de nihilo fierent, ex omnibus rebus 
omne genus nasci posset, nil semine egeret.                          160
E mare primum homines, e terra posset oriri 
squamigerum genus et volucres erumpere caelo; 
armenta atque aliae pecudes, genus omne ferarum, 
incerto partu culta ac deserta tenerent. 
Nec fructus idem arboribus constare solerent,                          165
sed mutarentur, ferre omnes omnia possent. 
Quippe ubi non essent genitalia corpora cuique, 
qui posset mater rebus consistere certa? 
At nunc seminibus quia certis quaeque creantur, 
inde enascitur atque oras in luminis exit,                                 170 
materies ubi inest cujusque et corpora prima; 
atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni, 
quod certis in rebus inest secreta facultas.
 

(texte contrôlé sur source fiable: édition des Belles-Lettres)

traduction universitaire

d'Alfred Ernout

Cette terreur et ces ténèbres de l'âme, il faut donc que les dissipent non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais la vue de la nature et son explication.

Le principe que nous poserons pour débuter, c'est que rien n'est jamais créé de rien  par l'effet d'un pouvoir divin. car si la crainte tient actuellement tous les mortels asservis, c'est qu'ils voient s'accomplir sur terre et dans le ciel maint phénomène dont ils ne peuvent aucunement apercevoir la cause, et qu'ils attribuent à la puissance divine. Aussi dès que nous aurons vu que rien ne peut être créé de rien, nous pourrons ensuite mieux découvrir l'objet de nos recherches, et voir de quels éléments chaque chose peut être créée et comment tout s'accomplit sans la volonté des dieux.

Car si de rien pouvait se former quelque chose, de toutes choses pourrait naître toute espèce, rien n'aurait besoin de semence. de la mer pourraient soudain sortir les hommes, de la terre la gent à écailles, et du ciel s'élanceraient les oiseaux: bestiaux gros et petits, bêtes sauvages de toute espèce, engendrés au hasard, occuperaient indifféremment lieux cultivés et déserts. Sur les arbres, les fruits ne demeureraient pas les mêmes, mais changeraient; tous pourraient tout produire. En effet, puisqu'il n'y aurait point d'éléments fécondants propres à chaque espèce, comment les choses ne pourraient-elles se former que dans une mère déterminée! Mais en réalité, comme tous les coprs doivent leur création à des germes spécifiques, aucun ne peut naître et aborder aux rives de la lumière ailleurs qu'au lieu où se trouvent la matière et les corps premiers qui lui sont propres. Et c'est ainsi que tout ne peut être engendré de tout, puisque chaque objet déterminé possède des propriétés distinctes.

traduction par groupe de mots

IGITUR NECESSE EST NON RADII SOLIS Donc, il est nécessaire que (=UT qui n'a pas besoin d'être exprimé ici, dans le cadre d'une ancienne parataxe) (ce) ne (soient) pas les rayons du soleil NEQUE TELA LUCIDA DIEI DISCUTIANT ni les traits lumineux du jour (qui) dissipent HUNC TERROREM QUE TENEBRAS ANIMI cette terreur (HUNC=qui est la tienne = le plus proche) et ces ténèbres de l'âme, SED SPECIES NATURAE RATIOQUE mais l'observation de la nature et le compte-rendu qui en est fait (ce terme renvoyant aussi à la doctrine épicurienne). HINC PRINCIPIUM CUJUS SUMET NOBIS EXORDIA A partir de là, le principe dont le compte-rendu posera pour nous le début (EST) NULLAM REM, UMQUAM GIGNI E NIHILO DIVINITUS est qu'(aucune chose) rien, jamais, n'est engendré à partir de rien, par une action divine. QUIPPE FORMIDO CONTINET OMNES MORTALES ITA QUOD Car la crainte réfrène tous les mortels seulement parce que (ITA en corrélation avec QUOD) TUENTUR MULTA (OPERA) FIERI IN TERRIS CAELOQUE ils voient beaucoup de phénomènes avoir lieu (être faits) sur terre et dans le ciel QUORUM OPERUM POSSUNT VIDERE CAUSAS NULLA RATIONE dont ils ne peuvent discerner les causes par aucune explication AC RENTUR FIERI NUMINE DIVINO et qu'ils croient que ceux-ci ont lieu à cause d'une puissance divine QUAS OB RES Pour cette raison, UBI VIDERIMUS NIL POSSE CREARI DE NIHILO, TUM quand nous aurons vu que rien ne peut être créé de rien, alors (corrélatif d'UBI) PERSPICIEMUS INDE JAM RECTIUS QUOD SEQUIMUR nous apercevrons à partir de là désormais plus justement ce que nous poursuivons ET UNDE QUAEQUE RES QUEAT CREARI d'où chaque chose peut être créée ET QUO MODO QUAEQUE FIANT SINE OPERA (abl., METRI CAUSA!) DIVUM et comment toutes se font sans intervention des dieux (gén. archaïque). NAM SI FIERENT DE NIHILO En effet, si elles se faisaient à partir de rien, OMNE GENUS POSSET NASCI EX OMNIBUS REBUS n'importe quelle espèce pourrait naître de toutes choses, NIL EGERET SEMINE rien n'aurait besoin de semence. HOMINES (POSSENT) PRIMUM (ORIRI) E MARE PRIMUM Les hommes pourraient en premier lieu (soudain?) naître de la mer, GENUS SQUAMIGERUM E TERRA, l'espèce porte-écailles le faire de la terre, ET VOLUCRES ER UMPERE CAELO et les oiseaux surgir du ciel. ARMENTA ATQUE ALIAE PECUDES, OMNE GENUS FERARUM le gros bétail et en outre le petit bétail, toutes les espèces de bêtes sauvages, PARTU INCERTO par un engendrement au hasard, TENERENT CULTA AC DESERTA occuperaient les lieux cultivés et abandonnés/incultes. NEC IDEM FRUCTUS SOLERENT CONSTARE ARBORIBUS et les mêmes fruits n'auraient pas l'habitude d'être aux arbres (les arbres porteraient des fruits différents!) SED MUTARENTUR mais changeraient. OMNES POSSENT FERRE OMNIA tous pourraient tout produire. QUIPPE, UBI CORPORA GENITALIA NON ESSENT CUIQUE De fait, quand des éléments fécondant ne seraient pas à chacun en propre (quand chacun n'aurait pas ses propres éléments) QUI MATER CERTA POSSET CONSISTERE REBUS comment une mère déterminée pourrait-elle exister de façon constante/se maintenir pour les choses? AT NUNC QUIA QUAEQUE CREANTUR SEMINIBUS CERTIS Mais en réalité, puisque chaque chose est créée grâce à ses semences déterminées, INDE ENASCITUR ATQUE EXIT IN ORAS LUMINIS de ce fait, elle naît et sort aux rivages de la lumière UBI INEST MATERIES ET CORPORA PRIME CUJUSQUE où se trouvent sa matière et ses corps premiers propres. ATQUE OMNIA NEQUEUNT GIGNI EX OMNIBUS et tout ne peut être engendré de tout, HAC RE QUOD pour cette raison parce que FACULTAS SECRETA INEST IN REBUS CERTIS une faculté distincte/particulière se trouve dans (chaque) chose déterminée/spécifique

commentaire

1) le poète est présent, dans ce passage, par des fulgurations issues de sa fertile imagination, tout en se jouant subtilement de l'opposition entre tout et rien, l'un étant en fait l'envers de l'autre.

  1. Fulgurations d'un texte vivant: Le jeu d'abord des allitérations n'est pas oublié, avec les liquides [r] du v. 147, finissant sur des sifflantes, avec la frappe des dentales sourdes [t], comme pour mieux nous confronter à nous-mêmes; les deux images rapides (RADII SOLIS en chiasme avec TELA DIEI) ne sont pas encore évoquées qu'elles sont déjà fortement déniées; le texte est très concis, avec la parataxe NECESS(E) EST DISCUTIANT (UT n'est pas nécessaire ici); le poète nous prend par la main avec son datif éthique NOBIS au v. 149, les vers sont ramassés, comme des proverbes: PRINCIPIUM a comme attribut, sans EST exprimé, l'infinitive NULLAM REM GIGNI (cf. fin de 172) où les sonorités fermées en [i] soulignent l'intensité du texte (pour la conviction, cf. 2); le FIERI répété (152 - 155, puis 158, 159) nous renvoie à ce qui nous entoure comme donné en soi; ainsi sommes-nous amenés d'une certaine manière à la position du poète contemplateur, sans être inactif... en fin 157, le jeu des gutturales sourdes et l'harmonie entre [a] et [e] nous intègre au processus créatif, avec sa vivacité. Ceci se marque aussi par l'abondance des termes répétés dans ce passage: RATIO (148, 153), CREARI (fins 155, 157, cf. 169), TERRA (152, 161), GENUS dont la place progresse dans les vers 160, 162, 163, REM/REBUS (150, (155), RES en 157, 159, 168, 173), CAELUM (152, 162), CORPUS (167, 171), INEST (171, 173); ceux-ci ne vont-ils pas sans un effet de fascination, par leur écho même? Certes, le latin ne répugne pas à la répétition, mais Lucrèce a cherché le dépouillement de la simplicité. C'est ainsi que le verbe POSSET fonctionne en fait pour 3 groupes nominaux (HOMINES, la périphrase (propre au style épique, avec ses artifices que Lucrèce revivifie ici par son invention verbale) GENUS SQUAMIGERUM, puis le VOLUCRES, moins banal que le terme AVES), ORIRI pour deux (HOMINES, G. S.), avec le parallélisme ET MARE, ET TERRA dont la platitude est revisitée par l'inattendu de telles tératogénèses que l'on imagine protéiformes; les images spectaculaires vont d'ailleurs crescendo dans la surprise, en se terminant ici sur les oiseaux surgissant du ciel. Cette impression de débordement se poursuit au vers 163, avec l'apposition en forme de bilan: GENUS OMNE FERARUM. En une image surréaliste, Lucrèce réinvente rapidement le supplice de Tantale, de 165 à 166. Ceci se termine sur une image fantastique, dans l'hypothèse présentée dans la subordonnée UBI, en 167, comme si les GENITALIA CORPORA pouvaient en vrac concerner tous les êtres vivants, en une orgie monstrueuse. Après cette impression de débordement débondé, vient la répartition stable, et la beauté: ORAS IN LUMINIS EXIT, image chère à Lucrèce. La vie en son ensemble, sans faux-fuyants, reprend ses droits: SE CRETA FACULTAS: Lucrèce n'a débridé la reproduction qu'en imagination, pour mieux nous rappeler la naturelle... C'est dans le même jeu qu'il passe sans cesse du tout au rien

  2. Jeu entre le tout et le rien: il serait fastidieux de reprendre en détail toutes les occurrences d'OMNIS/QUISQUE - son avatar distributif - (13!) et de NIHIL/NULLUS (7) dans ce passage; le tout nous renvoie à ce qui existe (cf. OMNES MORTALES), mais aussi à la théorie d'Epicure: ce n'est pas un hasard si le texte rapproche en 171 CUJUSQUE de CORPORA PRIMA; le rien, certes, est le néant, et c'est en même temps la théorie des, pour faire rapide, croyants, absurdes: cf. 150, 155. Si bien que ce jeu nous contraint , quoi que nous en ayons, à observer la réalité en face.

2) dans cette première approche de la création, puisqu'il s'agit, IN FINE, d'arriver à la théorie atomiste de Démocrite, via d'ailleurs une traduction d'Epicure, dans la Lettre à Hérodote, citée par Diogène Laerce. En fait, ici, Lucrèce martèle d'abord les certitudes en évacuant toute affirmation d'une divinité créatrice, pour en arriver à la cohérence visible de la nature (cf. le jeu de la vision dans ce passage: les oxymores TENEBRAS (146), en opposition aux RADII SOLIS à la penthémimère, et à la redondance LUCIDA... DIEI, SPECIES en 148, fin du v. 152: TUENTUR, VIDERE en fin de v. suivant, repris en 155 avec VIDERIMUS à l'hephthémimère, PERSPICIEMUS en début de 157, LUMINIS en 161, pour terminer par ce qui existe, même si cela échappe à la perception directe, avec le rapprochement CERTIS/ SECRETA - déterminée - (FACULTAS) en fin de v. 173 ); cette cohérence se retrouve dans la structure même du texte; comme d'habitude chez Lucrèce, nous avons une démarche logique dont les articulations sont fortement marquées pour mieux emporter la conviction de Memmius: Nous n'en voulons pour preuve que le balancement entre les NON NEQUE et le SED, avec les structures binaires dont la dernière se clôt sur RATIO. Lucrèce s'appuiera sur la raison pour lutter contre la TERROREM ANIMI du v. 146, qui reprend les TIMORE de fin de v. 106, TIMENDUM de fin de 111, TERRIFICET du début de 133. Il pose comme point de départ (EXORDIA) de son raisonnement - simple, mais non simpliste, car la relative du v. 149 demande réflexion - l'absence de toute création dans l'absolu EX NIHILO, avec la reprise NULLAM, NIHILO puis le semi négatif final UMQUAM; ceci détruit, dans l'œuf, l'existence d'un processus divin (DIVINITUS), idée qui, selon Lucrèce (cf. le passage précédent) est la cause de cette crainte constance: FORMIDO à la penthémimère, avec 4 spondées et l'harmonie en [O] dans ce v. 151; la relation est exposée nettement: QUIPP(E) ITA en début de vers, qui annonce le QUOD au début du v. suivant; cette cohérence est donc un argument ô combien rassurant pour toute personne qui vise à l'ataraxie dont la recherche a nourri le début de notre texte, en proclamant la primauté de la raison - elle-même fondée sur l'observation de la nature - sur tout processus psychologique, voire purement physiologique pour traiter la crainte de l'esprit. En fait, il n'y a pas de miracle, donc pas d'arbitraire divin, et l'adverbe DIVINITUS déjà cité semble comme effacer tout pouvoir des dieux puisque Lucrèce n'utilise même pas un complément d'agent pour présenter le... géniteur/créateur au v. 150. Mais son texte concerne tous les mortels, sans distinction, et cette façon de tous (MORTALES... OMNES en 151) nous englober nous renvoie à l'expérience commu ne de notre angoisse ainsi généralisée, donc maintenue à plus grande distance de chacun d'entre nous; celle-ci relativisée car partagée comme le propre de l'homme, nous pouvons mieux accepter une confrontation directe avec nos limites intellectuelles (153: NULLA RATIONE), donc comprendre pourquoi nous avons créé l'expédient Dieu (154), sans pour autant en être méprisables: notre démarche, à partir d'une erreur de départ, est... logique; il suffit donc de changer le point de vue de départ, d'opérer un retournement - on oserait presque dire une conversion si ce terme n'était pas religieusement marqué - pour vider de tout fondement l'arrivée, la croyance en Dieu (il est évident que Lucrèce ne tient pas compte ici du côté spirituel de l'homme, ni de son mysticisme! Ce sont là les limites de son rationalisme...). Lucrèce semble même sauter - sous la contrainte de la logique: QUAS OB RES, TUM... JAM - par-delà ses preuves qu'il annonce (UBI VIDERIMUS) pour nous en donner le résultat, finalement clair (malgré l'allusif: QUOD SEQUIMUR, puis son développement par les deux interrogatives indirectes, UNDE et QUO MODO) au vers 158: SINE OPERA DIVUM. C'est ce que montre en fait (NAM) la réalité, de façon rassurante, car si l'on en prend le contre-pied (SI FIERENT), on arrive à l'absurde, inquiétant, lui, par un retournement dialectique efficace contre les croyants, comme le soulignent tous les imparfaits du subjonctif, d'irréel du présent: POSSET à l'hephthémimère de 160, EGERET en fin, POSSET de nouveau en 161, TENERENT en fin de v. 164 (lui-même spondaïque comme pour mieux évoquer - mais peut-être uniquement pour notre goût moderne, puisque d'abord, il nous est difficile d'apprécier des vers latins avec une oreille romaine, ensuite, les romains apprécient particulièrement l'outrance, le difforme, cf. leurs caricatures - le côté grotesque, énorme, de la chose), fin de 165: SOLERENT, puis le SED MUTARENTUR à la penthémimère, au début de 166 et le POSSENT de fin. ESSENT de 167 à la penthémimère, POSSET à la trihémimère, dans ce vers débutant par 4 spondées... Après toutes ces hypothèses dénonçant le ridicule de ceux qui croient, pour leur plus grande inquiétude en fait, à l'intervention de la volonté créatrice des Dieux - car cela équivaut, physiquement, à adhérer à la génération spontanée-, nous revenons à la réalité rassurante, sans tergiverser: AT NUNC en début de v. 169, avec une causale soulignée par la disjonction entre SEMINIBUS à la penthémimère et CERTIS, donc sa conséquence en principale soulignée par la locution conjonctive INDE du début du v. 170: l'existence indubitable (CERTIS 169, UBI en 171, reprise de CERTIS à la trihémimère du v. 173) de ce qui nous entoure (remarquons la prégnance des présents), av ec sa composition même: MATERIES à la trihémimère du v. 171 et CORPORA PRIMA en fin. Nous finissons en 172 par le corollaire du v. 150, souligné par la reprise et la proximité d'OMNIBUS avec OMNIA en polyptote, avec une très forte insistance sur le raisonnement: ATQU(E) HAC RE en corrélation avec QUOD en début de 173. Nous avons donc ici tout un appareil logique fortement établi, qui contribue, bien sûr, à fortifier nos convictions de néophyte contre l'angoisse...