Les Îles Fortunées

Le texte scansion

 traduction universitaire

traduction mot-à-mot traduction commentée   datation commentaire

Le texte:

 VOS, QUIBUS EST VIRTUS, MULIEBREM TOLLITE LUCTUM,

            ETRUSCA PRAETER ET VOLATE LITORA.

NOS MANET OCEANUS CIRCUMVAGUS ; ARVA, BEATA

            PETAMUS ARVA, DIVITES ET INSULAS,

REDDIT UBI CEREREM TELLUS INARATA QUOTANNIS                          5

            ET INPUTATA FLORET USQUE VINEA,

GERMINAT ET NUMQUAM FALLENTIS TERMES OLIVAE

            SUAMQUE PULLA FICUS ORNAT ARBOREM,

MELLA CAVA MANANT EX ILICE, MONTIBUS ALTIS

            LEVIS CREPANTE LYMPHA DESILIT PEDE.                             10

ILLIC INJUSSAE VENIUNT AD MULCTRA CAPELLAE

            REFERTQUE TENTA GREX AMICUS UBERA,

NEC VESPERINUS CIRCUMGEMIT URSUS OVILE,

            NEQUE INTUMESCIT ALTA VIPERIS HUMUS ;

PLURAQUE FELICES MIRABIMUR, UT NEQUE LARGIS                       15

            AQUOSUS EURUS ARVA RADAT IMBRIBUS,

PINGUIA NEC SICCIS URANTUR SEMINA GLAEBIS,

            UTRUMQUE REGE TEMPERANTE CAELITUM.

NON HUC ARGOO CONTENDIT REMIGE PINUS

            NEQUE IMPUDICA COLCHIS INTULIT PEDEM,                           20

NON HUC SIDONII TORSERUNT CORNUA NAUTAE,

            LABORIOSA NEC COHORS ULIXEI ;

NULLA NOCENT PECORI CONTAGIA, NULLIUS ASTRI

            GREGEM AESTUOSA TORRET IMPOTENTIA.

JUPPITER ILLA PIAE SECREVIT LITORA GENTI,                                   25

            UT INQUINAVIT AERE TEMPUS AUREUM                                 

AERE, DEHINC FERRO DURAVIT SAECULA, QUORUM

            PIIS SECUNDA VATE ME DATUR FUGA.

SCANSION :

Il s’agit de distiques composés, pour le premier vers, d’un  hexamètre dactylique (voir ailleurs sur Lutèce pour l’explication) et pour le second, d’un sénaire ïambique…

En fait, comme son nom l’indique, le sénaire ïambique est composé de 6 mesures, théoriquement d’ïambes,  soit chaque mesure (ou pied) composé d’1ère syllabe brève, la seconde étant longue et portant l’ICTUS (le temps fort, soit, arithmétiquement, 6 temps marqués) ; donc, rythme ascendant ; seul, le dernier pied est obligatoirement pur, compte non tenu de l’indifférenciation finale entre longue et brève ; en toute logique, tout vers avec 12 syllabes (comme ici !) devrait être en ïambes ; c’est sans compter avec la possibilité de substitutions ; heureusement, ici  comme leur nombre est de 12, la seule substitution possible est un spondée (deux longues) ; il suffirait d’une syllabe de plus pour que s’ouvre la possibilité d’un

* dactyle : longue suivie de deux brèves, la première brève étant frappée

* ou d’un tribraque : 3 brèves, l’intermédiaire étant frappée

* voire d’un anapeste : deux brèves suivie d’une longue, elle-même accentuée ;

N.B. : avec une syllabe de plus, on pourrait donc avoir un autre exemplaire de ces pieds, voire rencontrer un… procéleusmatique (ce nom m’a toujours fait rire, surtout en copule avec un tribraque ; ils se prononcent comme ils s’écrivent): 4 brèves successives, la pénultième étant frappée ; c’est fréquent au premier pied, qu’on se le dise…

Et la césure ? Facile ! Ordinairement, elle est penthémimère, et répartit les demi-pieds en 5+7 et les temps marqués en 2 + 4 ; moins souvent hepthémimère, les demi-pieds sont en 7 +5, et les temps marqués en 3 + 3. Tu ne me crois pas ? Amuse-toi à tester cela avec les mesures qui précèdent, avec des vers au max. de 22 syllabes, et au min. de 12, le cas le plus favorable si on connaît mal la quantité de ses syllabes en latin… on risque seulement de se tromper entre spondée et ïambe attendu…

 

Ici, Id=2 brèves finales (dernière indifférenciée), s=spondée, d=dactyle, t=trihémimère, p=penthémimère, h=hephtémimère ; pour compléments d’information, cf. Lutece, ailleurs…

 

dsdsdt, tp

iiiiiid, p  (i=ïambe, of course !)

ddsddt, p

iiiiii, p, correspondant à une pause phono-sémantique

ddsdds, tph                                        5

iiiiiid, h

dsssds, tp

iiiiiid, h

dssdds, tp

iiiiiid, p                                                 10

ssdsds, ph

iiiiiid, p

sdssdt,

iiiiii, p

dssdds, p                                             15

iiiiiid, p

dsssds, p

iiiiii, p

ssssds, p

iiiiii, h                                                    20

sdssds, p

iiiiii,p

ddsdds, tp

iiiiiid, p

ddssdt, p                                              25

iiiiiid, p                                                 

dsssds, tp

iiiiiid, p

 

Traduction par groupe de mots :

 VOS, QUIBUS EST VIRTUS, Vous à qui est la vertu , TOLLITE LUCTUM MULIEBREM, laissez là des lamentations de femmes ET VOLATE  PRAETER LITORA ETRUSCA  et volez au-delà des rivages étrusques; NOS, OCEANUS CIRCUMVAGUS MANET; Nous, l’océan qui erre tout autour du monde nous attend. PETAMUS ARVA Atteignons les champs, ARVA BEATA, les champs fertiles ET INSULAS DIVITES, et les Îles Fortunées UBI TELLUS INARATA REDDIT où une terre  sans labour rend QUOTANNIS CEREREM chaque année Cérès,  VINEA INPUTATA FLORET USQUE, +où+ la vigne non taillée fleurit continuellement ET GERMINAT TERMES et +où+ bourgeonne le rameau OLIVAE NUMQUAM FALLENTIS d’un olivier qui ne trompe jamais SUAMQUE QUE FICUS PULLA ORNAT  et  +où+ la figue brune décore ARBOREM SUAM un arbre qui est le sien, MELLA MANANT EX ILICE CAVA, +où+ le miel coule du creux d’une yeuse MONTIBUS ALTIS +où+ du haut des monts LYMPHA LEVIS DESILIT l’eau légère tombe PEDE CREPANTE d’un pied retentissant. ILLIC CAPELLAE INJUSSAE VENIUNT AD MULCTRA Là les chèvres d’elles-mêmes viennent près des vases à traire -QUE GREX AMICUS  REFERT et le troupeau amitieux apporte UBERA TENTA  ses mamelles tendues NEC URSUS VESPERINUS CIRCUMGEMIT OVILE et l’ours à la nuitée n’entoure pas de ses grondement la bergerie NEQUE HUMUS ALTA INTUMESCIT VIPERIS et la terre profonde ne se gonfle pas de vipères QUE FELICES MIRABIMUR PLURA, et heureux, nous verrons avec admiration plus de choses encore UT EURUS AQUOSUS NEQUE RADAT +le fait+ que l’Eurus gorgé d’eau ne ravine pas ARVA LARGIS IMBRIBUS les champs de ses abondantes pluies PINGUIA SEMINA NEC URANTUR  et que les grasses semences ne sont pas brûlées GLAEBIS SICCIS par les mottes desséchées, REGE CAELITUM TEMPERANTE UTRUMQUE le roi des +dieux+ célestes régulant l’un et l’autre. NON PINUS CONTENDIT HUC Le pin ne s’est pas tendu vers cet endroit REMIGE ARGOO grâce au+x+ rameur+s+ d’Argo (AUTRE possibilité: PINUS ARGOO CONTENDIT HUC REMIGE, le pin d'Argo ne s'est pas tendu vers cet endroit à la rame) NEQUE IMPUDICA COLCHIS INTULIT PEDEM et l’impudique colchidienne n’y a pas porté le pied; HUC NON TORSERUNT CORNUA vers elle n’ont pas détourné leurs antennes NAUTAE SIDONII, les marins de Sidon, NEC COHORS ULIXEI LABORIOSA, ni la troupe d’Ulysse, groupe soumis à tant de travaux NULLA CONTAGIA NOCENT PECORI aucune contagion ne nuit au bétail, IMPOTENTIA AESTUOSA NULLIUS ASTRI l’excès de chaleur d’aucun astre TORRET GREGEM ne brûle le troupeau. JUPPITER SECREVIT Jupiter a mis à part  ILLA LITORA GENTI PIAE, ces rivages pour un peuple pieux UT INQUINAVIT TEMPUS AUREUM AERE quand il a souillé l’âge d’or avec le bronze; DURAVIT SAECULA AERE, DEHINC FERRO, il a endurci les siècles +d'abord+ avec le bronze, ensuite avec le fer QUORUM PIIS FUGA SECUNDA DATUR aux gens pieux desquels une fuite heureuse est donnée  ME VATE moi-même en étant le chantre.

Traduction commentée par groupe de mots :

 VOS, QUIBUS EST VIRTUS, Vous à qui est la vertu (=en qui bat un coeur d’homme), TOLLITE LUCTUM MULIEBREM, laissez là des lamentations (propres aux) de femmes (LUGEO= pleurs officiels pour un mort, versés justement par des pleureuses appointées pour ce faire; notons l'opposition VIRTUS # MULIEBREM)  ET VOLATE PRAETER LITORA ETRUSCA  et volez au-delà des rivages étrusques (le berceau de Rome, fondée en -753 par Romulus, RITE ETRUSCO) NOS, OCEANUS CIRCUMVAGUS MANET; Nous, l’océan qui erre tout autour du monde nous attend PETAMUS ARVA (remarquons ce qui est en fait une anaphore pronominale:  VOS puis NOS sur les deux distiques; les auditeurs/lecteurs passent dans le groupe convoqué par Horace - VOS - avec le NOS, lui-même d'abord objet de MANET en appel avec l'inversion du groupe nominal plein d'emphase, puis sujet collectif du subjonctif d'ordre: PETAMUS au début du sénaire ïambique; la duplication d'ARVA, le doublement des expansions mélioratives/laudatives (BEATA, DIVITES) répondent bien à ce qui fait référence et bonheur à cette époque, la terre; d'aucuns, sans dandysme, en notre période de décadence morale, parleraient de Rollex qu'en tant que prof, donc méprisé - VAE VESTRO DUCI -  je n'ai pas, quarantaine déjà nettement dépassée lors de la rédaction du premier jet). Atteignons les champs, ARVA BEATA, les champs fertiles ET INSULAS DIVITES, et les Îles Fortunées (par le truchement d'un hendiadyn/s <une chose en deux)=les champs des îles fortunées, id est les Baléares) UBI TELLUS INARATA REDDIT où une terre sans labour rend (à l’homme) QUOTANNIS CEREREM chaque année Cérès (=la moisson, par antonomase: un nom propre devient ici un nom commun),  VINEA INPUTATA FLORET USQUE, +où+ la vigne non taillée fleurit continuellement ET GERMINAT TERMES et +où+ bourgeonne le rameau OLIVAE NUMQUAM FALLENTIS d’un olivier qui ne trompe jamais (FALLO, au participe ; Villeneuve, chez Budé, donne la leçon : OLIVA sans mention dans l’apparat critique ; donc ?) SUAMQUE QUE FICUS PULLA ORNAT  et  +où+ la figue brune décore ARBOREM SUAM un arbre qui est le sien (ce déterminant surprenant pour le lecteur s'explique par les techniques fruitières de l'époque: ainsi, il était commun de faire pousser de la vigne sur des arbres fruitiers - pommiers, figuiers etc., si bien que l'on pouvait avoir l'impression assez surréaliste - passons sur cet anachronisme! - de voir par ex. une figue pousser sur de la vigne; ici, il y a assez de terre, d'espace pour que chaque production reste autonome, sans chercher un rendement maximum, puisque tout, dans ce pays de Cocagne, est généreusement donné) MELLA MANANT EX ILICE CAVA, +où+ le miel coule du creux d’une yeuse (les deux dernières relatives locatives sont en asyndète, au rebours des deux précédentes, pour les deux éléments liquides? MELLA=pl. qui marque l’abondance ; yeuse=synonyme de chêne, en poèsie, cf. "onde" pour "eau" ; yeuse creuse) MONTIBUS ALTIS +où+ du haut des monts (des monts élevés, plutôt ablatif d’origine que datif avec un verbe composé !) LYMPHA LEVIS DESILIT l’eau légère tombe (SALIRE=danser, cf. les prêtres de Mars, saliens) PEDE CREPANTE d’un pied retentissant. ILLIC CAPELLAE INJUSSAE VENIUNT AD MULCTRA Là, les chèvres d’elles-mêmes viennent près des vases à traire  (INJUSSAE=non commandées ; SUB serait plus précis; on parle prosaïquement de «seau», tout simplement) -QUE GREX AMICUS  REFERT et le troupeau amitieux apporte (je n’aurais jamais cru que je pourrais replacer un jour, dans un cadre culturel de haute tenue, ce normandisme de bon aloi) UBERA TENTA  ses mamelles tendues (TENDO au PPP; notons que cette souffrance permet subtilement de passer de la présentation par le positif des Baléares (?) à celle par les doubles négations, comme en litote...) NEC URSUS VESPERINUS CIRCUMGEMIT OVILE et l’ours (du soir !) à la nuitée n’entoure pas de ses grondement la bergerie (cf. les voyelles fermées, en harmonie imititive, les sifflantes, les 3 gutturales successives: CirCumGemit) NEQUE HUMUS ALTA INTUMESCIT VIPERIS et les profondeurs du sol ne se gonflent pas de vipères (la terre profonde) QUE FELICES MIRABIMUR PLURA, et heureux/dans notre bonheur, nous verrons avec admiration plus de choses encore (un trait d'humour: ils seront dans la surprise car les catastrophes qui vont être évoquées n'y ont pas lieu, ils ne les verront pas! ) UT EURUS AQUOSUS NEQUE RADAT (le fait) que l’Eurus gorgé d’eau ne ravine pas (vent du S.-E., un vent mauvais au rebours du Zéphir) ARVA LARGIS IMBRIBUS les champs de ses abondantes pluies PINGUIA SEMINA NEC URANTUR  et que les grasses semences ne sont pas brûlées GLAEBIS SICCIS par les mottes desséchées (ou abl. absolu, comme l’interprète Flobert : quand la terre est desséchée) REGE CAELITUM TEMPERANTE UTRUMQUE le roi des dieux célestes régulant l’un et l’autre  (donc, maintenant l’équilibre entre les deux; ici, Horace élude les deux catastrophes météorologiques honnies des paysans méditerranéens). NON PINUS CONTENDIT HUC Le pin ne s’est pas tendu vers cet endroit (pin=synecdoque) REMIGE ARGOO grâce au+x+ rameur+s+ d’Argo (sg. collectif ? Au reste, ce terme désigne par métaphore le banc des rameurs  ou mise en valeur d’Hercule, cf. son vieil autel de haute antiquité près du Tibre, plutôt que de Jason. AUTRE possibilité: PINUS ARGOO CONTENDIT HUC REMIGE, le pin d'Argo ne s'est pas tendu vers cet endroit à la rame! Le sens est clair, de toute façon) NEQUE IMPUDICA COLCHIS INTULIT PEDEM et l’impudique colchidienne n’y a pas porté le pied (impudique car Médée n’a respecté ni son père ni son frère ni son mari ni l’innocence de ses enfants, cf. son  mythe… mais il y aurait beaucoup à dire; de toute façon, elle est d'autant plus criminelle qu'elle tue deux enfants mâles; des filles, ce serait plus pardonnable...) HUC NON TORSERUNT CORNUA vers elle n’ont pas détourné leurs antennes (TORQUEO : tordre; les CORNUA désignent les extrémités des vergues, dans la mâture d'un navire) NAUTAE SIDONII, les marins de Sidon (allusion à Didon ?) NEC COHORS ULIXEI LABORIOSA ; ni la suite d’Ulysse, groupe soumis à tant de travaux NULLA CONTAGIA NOCENT PECORI aucune contagion ne nuit au bétail, IMPOTENTIA AESTUOSA NULLIUS ASTRI l’excès (=le fait de ne pouvoir se maîtriser, loin du «mêden agan», rien de trop!) de chaleur d’aucun astre TORRET GREGEM ne brûle le troupeau. JUPPITER SECREVIT Jupiter a mis à part  (cf. mettre au secret) ILLA LITORA GENTI PIAE, ces rivages pour un peuple pieux (ILLE=laudatif) UT INQUINAVIT TEMPUS AUREUM AERE quand il a souillé l’âge d’or avec le bronze (INQUINARE ; <temps d’or), DURAVIT SAECULA AERE, DEHINC FERRO, de là, il a endurci les siècles avec le bronze, puis avec le fer PIIS QUORUM PIIS FUGA SECUNDA DATUR aux gens pieux desquels une fuite heureuse est donnée (QUORUM ayant pour antécédent: SAECULA, PIIS=COI de DARE, en polyptote avec PIAE suppra; la PIETAS est une des qualités les plus prisées à Rome comme le montre le prestige du PIUS AENEAS; SECUNDUS=qui suit bien, comme tout second! ME n'est pas le complément d'agent - encore que! - puisque sans la préposition A/AB attendue) ME VATE moi-même +en étant+ le chantre/prophète (abl. absolu)

traduction universitaire

Mais vous, qui avez un cœur viril, bannissez des plaintes de femmes et volez par delà les rivages étrusques. Oui, nous, l'Océan qui erre autour du monde nous attend. Gagnons les campagnes, les riches campagnes, les Iles Fortunées, où la terre, chaque année, rend à l'home Cérès sans labour; où, toujours, la vigne fleurit sans qu'on l'émonde; où bourgeonne le rameau d'un olivier qui jamais ne se trompe; où la figue brune décore un arbre qui est le sien; où le mile coule du creux de l'yeuse; où, du haut des monts, bondit d'un pied sonore l'onde légère. Là, sans être commandées, les chèvres viennent vers les jarres à traire et le troupeau rapporte de bonne amitié ses mamelles distendues. L’ours n’y rugit point, le soir, autour des bergeries ; le sol profond n’y est point gonflé de vipères. Et nous verrons, dans notre bonheur, plus de merveilles encore : comment l’humide Eurus n’y ronge point les champs sous ses torrents de pluie ; comment les grasses semences ne sont point brûlées sous les mottes desséchées : car le roi des deux célestes y contient l’un et l’autre excès. Vers cette terre n’ont point dirigé leur course, sous les rames de l’Argo, les pins assemblés, et la Colchidienne  impudique n’y a point porté ses pas ; vers elle n’ont point détourné leurs antennes ni les marins de Sidon, ni l’équipage tant éprouvé d’Ulysse. Nulle contagion n’y attaque le bétail, nul astre n’y consume les troupeaux de ses ardeurs effrénées. Jupiter a réservé ces rivages pour une race pieuse, lorsqu’il altéra par le bronze la pureté du siècle d’or : avec le bronze, puis avec le fer il fit les âges durs, d’où s’offre aux hommes pieux l’heureuse évasion dont je suis le chantre inspiré.

datation

(le § qui suit est librement inspiré de l’édition Villeneuve, chez Budé)

Cette épode  de QUINTUS HORATIUS FLACCUS fait partie d’un ensemble inspiré des satiristes grec Archiloque et romain Lucilius : Horace s’y attaque parfois à des individus, parfois il se raille ; plus sérieusement, non sans véhémence, il aborde les problèmes de la Cité (comme ici) sans s’interdire ailleurs quelques excursions dans le domaine amoureux ou bachique.

Celle qui nous intéresse, la pénultième dans ce livre des Epodes (EPODON LIBER), semble avoir été écrite au moment des horreurs de la guerre de Pérouse (-41 av. J.-C.) – Horace avait alors une vingtaine d’années (lui-même étant né en – 65, mourra en -8, quelques mois après son ami Mécène), et Virgile lui ferait écho dans sa 4ème bucolique (-40), où, après la paix de Brindes et déjà rallié à Octave, il annonce aux Romains la renaissance de l’âge d’or en Italie…  Après avoir déclaré combien Rome est maintenant aux abois, elle qui a résisté jusqu’à présent à tout (en vrac : les Marses, l’Etrusque Porsenna, Spartacus, Hannibal), Horace propose de s’inspirer des Phocéens de Mysie, assiégés en -584 par Harpagos, lieutenant de Cyrus, qui avaient juré de revenir chez eux uniquement quand une masse de fer ardente, jetée à la mer, en remonterait. Cette condition,  contraire aux lois de la nature,  excluait donc toute possibilité de retour. Il propose un tel exil à la PARS INDOCILI MELIOR GREGE : la portion des citoyens meilleure que le troupeau rebelle aux conseils… (suivez mon regard, Luc Ferry)

commentaire

la négation du malheur qui vise à instaurer un bonheur d'essence épicurienne     

 1) la négation du malheur

·         Ce dernier semble sourdre, pour être mieux dénié, de l’accumulation des spondées : v. 7, 11, 13, 16 où ils équilibrent les dactyles, pour les dépasser 17, 19, et se réimposer passagèrement en 27, en s‘estompant définitivement sur les ïambes de 28…

·         Cet état de l’homme présenté comme négatif s’explique par ses différents travaux : REDDIT en début de 6 est le rendement : Cérès ne donne qu’en contre-don (cf. le guerredon entre nobles à l’époque médiévale, technique déjà pratiquée dans l’Iliade entre héros, et entre hommes et Dieux), il faut d’abord lui sacrifier un certain temps, celui des labours, un labeur obsédant : ARVA répété deux fois, cf. 16 ; INARATA en 6 (pénibilité évoquée par les voyelles fermées de ce vers) et répétitif : QUOTANNIS en fin de 5 ; VINEA INPUTATA, autre travail qu’évoquera ultérieurement, pour le chanter, Virgile dans ses Bucoliques, avec derechef l’évocation du temps : USQUE… puis NUMQUAM : ces activités agricoles (l’élevage suivra) scandent de leur retour la vie du paysan… En quoi l’olivier peut-il être trompeur, concrètement, puisque ces îles idylliques n’existent pas ? Quand, couvert de fruits, ces derniers pourrissent en branches , que leur chair soit attaquée de l’intérieur par un parasite ou qu’une maladie frappe l’arbre lui-même. (cf. v. 23-24, pour les animaux domestiques : PECORI à la penthémimère du v. 23 ; GREGEM au début de 24) ; tout ceci contribuait aux angoisses des paysans méditerranéens, d’où aussi leurs sacrifices aux divinités protectrices.

·         C’est que les traits réalistes abondent dans ce passage et esquissent un tableau en creux de la vie paysanne : les Travaux et les Jours, après Hésiode ? Qui est convoqué ici implicitement; en effet, Zeus crée une 4ème race (après les âges, d'or, d'argent et d'airain), celle des Héros, en fait, l'âge des Demi-Dieux. Après leur mort, à Thèbes et à Troie, Zeus Cronide «leur donna (pour citer un extrait de ce poème) une nourriture et une demeure inconnue aux hommes, aux extrémités de la terre. Et ces héros habitent paisiblement les Iles des Bienheureux, par delà le profond Okéanos. Et là, trois fois par année, la terre féconde leur donne ses fruits mielleux». On ne peut alors que constater la volonté d'Horace de se référer étroitement à ce poète. Non sans humour: on comprend mieux, après cette référence, ses allusions mythologiques à la cohorte d'Ulysse à la Colchidienne impudique: il s'agit d'un clin d'oeil culturel (et non d'érudit! car il s'agit pour l'époque d'un renvoi banal): les Héros ne sont mentionnés que pour et par leur absence; Horace s'amuse à rendre ainsi crédibles, accessibles, ses îles fortunées… Virgile se fera aussi le chantre de cette vie paysanne dans ses Bucoliques ; DIVITES à côté d’ARVA renvoie implicitement à leur fertilité, obtenue à force de travail… : labourer les champs (5), émonder la vigne (6), patienter en surveillant l’olivier (7), cueillir les fruits, ici la figue (8), récolter le miel ici sauvage (9), irriguer/assécher (cf. le Latium, le forum, ancien marécage)  (10) ; dans l’élevage, il faut – et c’est loin d’être une sinécure ! – réunir les femelles pour la traite : JUSSAE (11), et elles peuvent refuser leurs mamelles généreuses, gonflées de lait. C’est alors coups de cornes et de pattes, au minimum risque de chute du… pot au lait !   C’est si vrai qu’Horace y revient sur deux vers : 11 – 12 ; la crainte aussi de la bête fauve ; l’ours ( ?) du soir ne s’étant pas nourri pendant la journée est particulièrement affamé, donc dangereux ; même si ceci remonte à une époque haute, et dans les Appenins. De toute façon, il serait vain, et blessant pour la poésie horatienne, de vouloir à tout prix référer tous les vers à la réalité : il nous suffit que cette correspondance soit clairement établie ailleurs… Au vers suivant donc : en climat méditerranéen, les vipères ne sont jamais bien loin, en embuscade insidieuse quand la chaleur du printemps les sort (INTUMESCIT avec un suffixe itératif-inchoatif évocateur) de leur torpeur hivernale (ALTA) ; il en est de même pour les pluies méditerranéennes qui sont parfois diluviennes, destructrices (avec les 4 a à la suite), en leur abondance, comme l’évoque la forte disjonction : LARGIS IMBRIBUS à la fin des v. 15 et 16 ; après le ravinement, les méfaits de la sècheresse avec URANTUR encadré par des mises en parallèle : nom. Pl. abl. // Nom. Pl. abl. pl., avec écho : A/IS//A/IS, uni à la disjonction entre les expansions et leurs référents… Une inquiétude toujours latente qui est révélée par les 2 vers 16 – 17, mentionnant ce phénomène météorologique. La digression mythologique laisse derechef la place à une épizootie, en parallèle avec la déshydratation, en des termes rudes : NOCENT à la trihémimère du v. 23, TORRET au v. 24

·         De fait, les éléments négatifs prolifèrent dans ce passage: passons sur le terme péjoratif : MULIEBREM (un tel poncif ne s’invente pas !) en 1 : LUCTUS est funèbre ; préfixe négatif : IN- 5, repris en 6; l’adverbe NUMQUAM en 6 ; FALLENTIS en 7 ; après la négation par préfixation en 12 (cf. 20, IMPUDICA), nous passons aux négations lexicales accumulées : NEC en début de 13, 14, fin de 15, puis 17 ; à l’initiale de 19, 20, avec l’anaphore de 19 en 21 ; le déterminant NULLA en début de 23, NULLIUS toujours dans le même vers. Les termes négatifs cessent ensuite, puisque le contraste ainsi établi a été assez efficace pour laisser la place aux alter ego d’Horace… car il s’agit d’

2)       instaurer le bonheur :

·         par le rythme rapide et ascendant des sénaires ïambiques purs, la dernière syllabe souvent elle-même brève, en : 2, 6, 8,10, 12,16, 24, 26, 28 ; les onze césures penthémimère participent aussi, par leur présence attendue, à cette impression d’apaisement généreux généré par le texte. De même, les hexamètres dactyliques proposent un idéal édénique, par ex. au v. 1 du passage, avec l’alternance régulière des dactyles et spondées ; mer et terre s’allègent en dactyles fréquents en 3 et 5 ; ensuite, une présence plus instante des spondées souligne par contraste la plus grande légèreté des vers à partir de 23, pour retrouver justement des spondées en finale où l’âge de fer est fortement marqué par les spondées du v. 27 ; par contraste, le v. ïambique final donne toute son évanescence, la fluidité de la fuite vers autre chose que la réalité, qui clôt finement ce passage : FUGA en fin de vers.

·         Qui ne supprime pas l’intervention manuelle. Ce n’est pas un OTIUM total : Notons qu’il faut tout de même moissonner, ce qui demande des efforts, même si le labour reste le labeur par excellence, étymologiquement ; olives et figues doivent être récoltées, le miel recueilli, comme l’eau, malgré ses mouvements. La traite elle aussi doit se faire : nul besoin certes de réunir le troupeau, mais il faut tout de même mettre la main aux mamelles ! la preuve étant que les chèvres ne viennent pas SUB mais AD ; le MULCTRUM sera SUB grâce à son déplacement par le berger… Mais ceci se rapproche bien d’un Eden : il n’y a pas d’autres problèmes : le pays est sûr, sans serpents (au rebours du Paradis terrestre), sain, tempéré… Un grand Jardin vraiment royal, étymologie de Paradis ! Ici, celui d’épicuriens, cf. 3

·         Car ce bonheur se vit dans le présent : une fois les impératifs présents réalisés, donc imminents, proches, le présent de permanence, du calme parfait, sans rupture (car les subordonnées dépendants de UBI se déroulent les unes derrière les autres), oui, sans ratés, donc sans histoire, en fait sans mythes ! (v. 19 – 22 !), le présent donc s’inscrit dans ce passage comme une promesse réalisée : le futur MIRABIMUR souligne bien que cela existe, que ce bonheur est à notre portée, il faut simplement vouloir le saisir (PETAMUS, au prix d’une rupture certes : TOLLITE en début de texte, FUGA pour conclure cet extrait, en encadrement... 3 parfaits expliquent l’origine de cette utopie : SECREVIT, INQUINAVIT, DURAVIT, mais elle continue le TEMPUS AUREUM, elle échappe donc au temps, puisque malgré les siècles et les générations successives, elle est dispose pour les PIIS en début de vers 28…

·         Il est à la portée des hommes dignes de ce nom, comme le proclame hautement le début du passage, avec le rapprochement antinomique : VIRTUS, MULIEBREM, et c’est à eux seuls que s’adresse le guide… tour-istique ? (cf. CIRCUM-VAGUS). L’émetteur s’embarque avec eux au vers 3 : nous passons de VOS à NOS, tous deux en début de vers. Après 11 vers de description, le texte prend de la hauteur, et les Îles Fortunées ne se contentent pas d’améliorer la réalité : elles ne subissent ni les assauts du climat, ni les importunités des découvreurs/explorateurs ; elles échappent à l’agitation de ce bas monde, et portent donc à l’ataraxie, non par une ascèse mentale et morale personnelle – qui est derrière soi : PIIS, - mais parce qu’elles sont la récompense de la GENTI PIAE, en fait celle qui a refusé de se lancer dans le déchaînement des passions, ici, historiquement, la guerre intestine – car civile est trop beau… Il suffit de prêter l’oreille au VATES, comme nous le faisons en le lisant…

·         les images génèrent aussi du plaisir esthétique et participent à cette impression de plénitude accomplie: répétition hyperbolique en 3 et 4, hypallage en 10 ? Plaisir culturel de la mise en abyme que le terme PEDE : l’eau donne un rythme, comme le vers, léger comme l’eau, s’écoule selon un rythme CREPANTE… La synecdoque du pin, l’aller et retour de Jason, d’abord avec sa nef Argo (la Blanche), puis, au retour sur le même navire, avec Médée de noire mémoire… Notons que le terme INPUDICA concerne une orientale (même si c’est du NE !) comme si Horace pressentait le mépris affecté par les partisans d’Octave pour Cléopâtre : le poète est toujours un peu VATES… Au reste, les allusions culturelles comblent notre bonheur, cf. Ulysse et les tribulations non seulement du héros, mais de ses compagnons, en fait tous morts : LABORIOSA évoque Circé, les Sirènes, le naufrage… comme l’évocation des 3 âges de l’humanité, un LOCUS COMMUNIS du temps, dégradation à laquelle on peut échapper ici…

·         le lexique positif abonde : VIRTUS à la penthémimère de 1, BEATA en fin de 3, DIVITES en 4 ; ensuite des verbes exprimant l’abondance,  la générosité de la nature : REDDIT en début de 5, FLORET au v. suivant, GERMINAT en début de 7, ORNAT en 8 ; puis des verbes de mouvements pour le comportement des animaux, par le truchement de MANANT à la penthémimère de 9, DESILIT en 10, avec le CREPANTE en écho favorable : VENIUNT à l’hephthémimère de 11, REFERT au début de 12. PLURA comparatif de supériorité, FELICES, à tonalité religieuse, à la penthémimère de 15, puis l’enthousiaste MIRABIMUR ; LARGIS et PINGUIA à deux places fortement contrastées participent à cette impression positive, pour se conclure sur le médiant : TEMPERANTE. Après avoir évoqué combien ces îles sont intactes, aussi bien fabuleusement (19 -22) que concrètement ( 23 – 24), le poète montre qu’elles sont réservées à ceux qui l’ont mérité car appartenant à la PIAE GENTI, mise en valeur par la disjonction et l’adjectif à la penthémimère de 24, ceci étant corroboré par le PIIS du début du v. 27, le tout se terminant par un très (paradoxalement pour un romain) positif SECUNDA (à la penthémimère du sénaire ïambique), car se complétant par la finale FUGA, en disjonction, en une sorte d’ultime conseil; celui qui permet la solution de cette contradiction, ce d’autant plus que SECUNDA signifie étymologiquement : qui suit ? le poète lui-même : VATE ME, comme si Horace signait ainsi la pièce pénultième de ses épodes… avec la pirouette pleine d’esprit : FUGA… Pour aller rejoindre le Jardin d’Epicure ?  Donc,

3)       Un bonheur épicurien ?

·         Rappelons que l’épicurisme, stricto sensu, est un ascétisme… mais ce texte présente des critères épicurien : privilégier le présent, l’ataraxie, la mise à distance, ici à l’écart (TOLLITE préfigure : VOLATE, puis PETAMUS) du monde commun, avec un groupe d’amis choisis : Horace est bien le chantre d’un épicurisme… humanisé, à portée humaine : ainsi, cette philosophie est praticable, accessible à un romain… 

·         Il n’en reste pas moins que la présentation qui nous est faite des Îles Fortunées renvoie plutôt à un pays de Cocagne… Faut-il en voir un écho hyperbolique dans l’Eldorado voltairien ? Si le lait n’y coule pas à flots, du moins les chênes débordent de miel, comme l’eau des montagnes.., ni hiver trop humide, donc pas d’inondation, ni d’été caniculaire, donc pas de fortes chaleurs meurtrières (on n’est pas en France, donc mortelles pour les moissons !) ; en fait, c’est le Juste Milieu, l’équilibre, TEMPERANTE

·         il s’agit d’un  hédonisme subtil : MHDEN AGAN, (rien de trop) certes, l’AUREA MEDIOCRITAS horatienne est au RV : 18, unissant la Foi romaine à un juste équilibre des choses, loin des héros frénétiques et outranciers chers au MOS MAJORUM. Evoqué nostalgiquement en fin de 25 ; La mise à l’écart ne relève-t-elle pas du : LAqE BIWSAS ? (cache ta vie, donc pour vivre heureux…) ? Nous comprenons alors mieux le mot de la fin, FUGA… qui clôturera heureusement ce commentaire verbeux!

Post-face : notons que Voltaire, dans Candide, reprendra cette même démarche : le bonheur n’étant pas possible ici, on va le cherche là-bas, en utopie, avec une solution de continuité marquée par l’élément eau. Est-ce la nostalgie du sein maternel, voire d’une régression AD UTERUM, vu la grotte profonde, chez Voltaire ?