GRAMMAIRE imaginaire
Réflexions IMPERTINENTES
sur quelques « règles »
OU PRÉTENDUES TELLES
Qu’appelle-t-on
une règle de grammaire ? Cela se discute au plus haut niveau de la
linguistique, mais pour nous, humbles serviteurs de la Science, c’est tout
simplement ce que nous inculquons à nos élèves, le contenu de nos manuels de
grammaire : une description d’un fait de langue.
La
règle est description (« le sujet est
au nominatif »), elle est aussi prescription
(« il faut mettre le sujet au nominatif »). Une question se pose,
cependant : nos descriptions sont-elles valides ? Donnent-elles la
meilleure explication possible des faits linguistiques ? N’enseignons-nous
pas des règles qui n’en sont pas, des règles
imaginaires ?
Telles
les fameuses cinq déclinaisons, qui, nous l’avons tous vu dans la Morphologie historique du latin
d’Ernout, ne sont que deux, à la rigueur trois. Cependant le découpage en cinq,
appuyé sur les différences, n’empêche pas l’élève de retenir les formes même
s’il est plus coûteux, en termes d’apprentissage (surtout si l’on inflige aux
débutants les subtils distinguos entre parisyllabiques, imparisyllabiques, faux
imparisyllabiques et faux parisyllabiques).
Il
y a plus grave : nous dépensons bien du temps et des efforts à inculquer
de la syntaxe imaginaire, qui non seulement n’aide pas l’élève à saisir le
mécanisme de la langue, mais encore l’empêche de le voir nettement.
Épinglons
deux exemples : le relatif de liaison, et l’ablatif absolu.
GRAMMAIRE IMAGINAIRE
1
Le relatif de liaison
Relatif
de liaison : l’appellation est curieusement redondante. Le pronom relatif
est ainsi nommé car il joue un double rôle, d’anaphorique et de « démarcation,
en introduisant la proposition relative, et de subordination en rattachant
celle-ci à la principale. » (Delphine Denis et Anne Sancier-Château, Grammaire du français, ce sont les
auteurs qui soulignent.) Donc, le relatif relie, est un mot de liaison.
Qu’est-ce donc
qu’un mot de liaison de liaison ?
Examinons les
définitions qu’en donnent les grammaires ad
usum discipulorum (Nous
avons choisi des grammaires en ligne pour nous éviter un fastidieux travail de
copie) avant de nous tourner vers l’incontournable Syntaxe latine d’Ernout et Thomas.
Sur le site Itinera Electronica, Anne-Marie Boxus
écrit :
466.
Liaison relative / relatif de liaison :
après une ponctuation forte, le pronom/adjectif qui,
quae, quod peut introduire une proposition indépendante ou
principale, équivalant ainsi à une conjonction de coordination + is, ea, id.
Sur le site Prima elementa on trouve :
3 - Le relatif de liaison s'emploie en tête de phrase, après une forte
ponctuation (point, deux points, point-virgule). Il remplace un pronom ou un
adjectif démonstratif (surtout is,
ea, id) accompagné d'une
conjonction de coordination. Il sert à lier les deux phrases.
Ernout et Thomas :
Le relatif se rencontre hors de l’emploi subordonné
pour rattacher une proposition indépendante ou principale à une autre de même
nature.
Les deux premiers auteurs
sont d’accord : ponctuation forte et forte ponctuation.
Ponctuation forte ?
Dans un texte latin ? Un texte
écrit sans aucune séparation entre les mots, sans signes diacritiques autres
que les abréviations, sans ponctuation graphique ?
Nous disons bien : sans
ponctuation graphique, sans ces petits symboles nés tardivement et longuement mis
au point au cours des siècles. La langue latine ignore une telle chose. La
ponctuation, en latin, se fait par des moyens syntaxiques, des mots qui jouent
un rôle de démarcation, tels ita,
toujours en première position, enim,
toujours en seconde position, les conjonctions de subordination… et le relatif.
Le relatif EST une ponctuation.
La ponctuation forte est
une initiative des éditeurs modernes, destinée (qu’ils en soient remerciés) à
faciliter la compréhension, mais elle varie d’un éditeur à l’autre : l’un
met un point où l’autre met un point-virgule, un autre une virgule, et le plus
puriste… rien du tout, tels les éditeurs de la Vulgate de Stuttgart.
Quant à nos maîtres, nous
nous permettons de les trouver peu clairs : que peut bien signifier le rattachement d’une proposition
indépendante à une autre de même nature, par le moyen d’un outil
subordonnant, hors de l’emploi subordonné ? Proposition qu’ils
illustrent de cette citation de Cicéron :
perutiles Xenophontis libri sunt, quos legite, quaeso, studiose.
On voit que le
relatif quos a pour antécédent libri et on ne voit pas pourquoi cela
n’entraine pas subordination.
Nous allons y
revenir.
Étudions
donc les exemples.
Site
Itinera electronica :
Quorum aduentu, colonia sumptibus atterebatur (Plin., 9, 33).
« Et à leur arrivée, la colonie était écrasée sous les dépenses.»
(Quorum = et eorum)
Quae nec ulla impediuntur senectute (Cic., Sen., 51).
« Et ces plaisirs ne sont aucunement entravés par la vieillesse. »
«
Le
pronom/adjectif qui, quae, quod, nous
a-t-on dit, peut introduire une proposition indépendante. »
La propriété de
la proposition indépendante, par hypothèse, est de se suffire à elle-même du
double point syntaxique et
sémantique. Force nous est de constater que ces exemples ainsi tirés de leur contexte
ne sont pas des propositions indépendantes, mais des propositions rendues indépendantes par leur
extraction, une extraction qui les rend totalement incompréhensibles. Ce dont
se sont bien aperçu les auteurs, contraints, dans leur traduction du second
exemple, de gloser le relatif quae.
Remettons
dans son contexte la phrase de Pline :
Confluebant omnes ad spectaculum magistratus, quorum
adventu et mora modica res publica novis sumptibus atterebatur.
Nous
l’importons directement du site the Latin
library, qui, on le voit, se contente de placer une virgule entre
l’antécédent magistratus et le pronom
quorum, virgule dont tout aussi bien
on pourrait se dispenser.
Remettons
dans son contexte la phrase de Cicéron :
Venio nunc ad voluptates
agricolarum, quibus ego
incredibiliter delector ; quae nec
ulla impediuntur senectute…
En fait, nous
trouvons ici deux relatives coordonnées par un nec antéposé. Aucune « ponctuation forte » ne s’impose, bien
au contraire : les deux propositions sont solidaires dans la détermination
de voluptates.
Examinons
maintenant les exemples du site Prima
elementa. Contrairement aux précédents, ce ne sont pas des phrases
d’auteurs. La pratique est courante, et elle ne se limite pas aux grammaires du
latin, de fabriquer des exemples pour le besoin de la cause. Passe pour les
grammaires destinées à des locuteurs natifs, mais dans la grammaire d’une
langue ancienne ? La règle, ici, est simple formulation d’observations de
textes authentiques et l’exemple se doit d’être le texte même, sinon, on court le risque de créer une phrase
qu’aucun Ancien n’aurait jamais prononcée.
£Premier exemple :
Dux equites trans flumen
misit. Qui cum hostibus proelium
commiserunt.
à Le chef envoya des cavaliers au-delà de la
rivière. Et ceux-ci engagèrent le combat contre
l'ennemi.
Retirons le point :
Dux equites trans flumen
misit qui cum hostibus proelium commiserunt.
« Le chef envoya au-delà de la rivière des cavaliers qui engagèrent le combat contre l'ennemi. »
On peut aussi créer
un effet stylistique, à la manière d’André Gide dont la phrase illustre, dans
les grammaires du français, la possibilité d’éloigner la relative de son
antécédent : « Une servante entra, qui apportait la lampe », et traduire :
« Le chef envoya des cavaliers au-delà de la rivière qui engagèrent le combat contre l'ennemi »,
et conserver ainsi
l’ordre syntaxique du latin.
£Second exemple :
Antiquorum sapientia magna
est. Quorum libros legite.
à La sagesse des Anciens est grande. <Lisez
donc les livres de ceux-ci> = lisez donc leurs livres.
Notons incidemment que
cet exemple sort tout droit de l’Abrégé
de grammaire latine de Morisset, Gason, Thomas et Baudiffier
(Masson) : les grammaires se copient les unes les autres, pourquoi
pas ? Nous reconnaissons l’adaptation extrêmement simplifiée de l’exemple procuré
par Ernout et Thomas dans leur Syntaxe
latine :
Multas ad res perutiles Xenophontis libri sunt, quos legite, quaeso, studiose, ut
facitis, ici
en version intégrale, importée le site The
Latin library.
Deux
remarques en passant :
Ernout
et Thomas ont tronqué la phrase, eux aussi, dans des proportions moindres
cependant. Il n’en demeure pas moins que cela pose question : à qui donc
se fier, si même les plus grands
manipulent les textes ?
On peut ne pas
isoler le relatif par une ponctuation forte : contrairement à Ernout et
Thomas qui mettent un point-virgule, les éditeurs de The Latin library se contentent d’une virgule.
Retirons donc le
point de la phrase adaptée :
Antiquorum sapientia magna
est quorum libros legite.
Pour traduire, nous nous
heurtons à une difficulté : en français contemporain, il est impossible
d’employer l’impératif dans une relative, ce qui a pour résultat d’interdire le
calque syntaxique.
Nous dirons donc comme
les auteurs, gardant l’impératif :
« La sagesse des Anciens est grande : lisez donc leurs
livres. »
ou, gardant le relatif :
« Grande est la sagesse des Anciens, dont vous devez lire les livres »,
Nous pourrions d’ailleurs garder le relatif avec une tournure
archaïsante :
« Grande est la sagesse des Anciens, desquels lisez les livres ».
Bref, la prétendue absence de subordination ne serait-elle pas une
illusion d’optique, induite par une perspective purement franco-française ?
En français « pour éviter toute ambiguïté dans le repérage de
l’antécédent, la relative se place, dans la grande majorité des cas,
immédiatement après son antécédent » (Delphine Denis et Anne Sancier-Château,
Grammaire du français), mais en
latin, on peut éloigner la relative de l’antécédent sans risquer l’ambiguïté. Le francophone, prisonnier de son schéma mental veut trouver
la relative dans la suite de l’antécédent. Quand elle en est distante, ou quand il peut difficilement rendre la relative latine par une relative française,
le francophone conclut que la relative latine n’est pas une relative, et le
tour est joué.
Autrement dit, le latin n’est pas pensé par rapport à lui-même, mais
comme pré-texte de textes français.
Nos grammaires sont des grammaires de la version latine (« Il remplace un
pronom ou un adjectif démonstratif accompagné d'une conjonction de coordination
» : c’est un conseil pour le rendu français), et du thème latin (« traduction
de on »), elles ne nous font que trop
rarement entrer dans la logique du latin.
£Troisième exemple :
- Ad te scripsi. Quas litteras non accepisti.
àJe t'ai écrit. < mais cette lettre, tu ne l'as
pas reçue> = Mais tu n'as pas reçu cette (la) lettre
Celui-ci aussi vient tout
droit de l’Abrégé de grammaire latine.
Il semble démarqué de l’exemple-type Quas
scripsisti litteras, eae mihi jucundissimae fuerunt, exemple-type
illustrant la règle suivante : « Quand la relative précède la principale, le nom antécédent peut être placé à
l’intérieur de la relative. » (Rédaction identique chez Sausy et Morisset et alii.)
Or l’exemple Ad
te scripsi. Quas litteras non accepisti contredit la dite règle…
Mais, nous dira-t-on, nous avons là
un relatif de liaison, la relative n’est pas une relative…
Une fois le point retiré :
Ad
te scripsi quas litteras non accepisti, nous avons un cas d’attraction de l’antécédent dans la relative, une
phrase un peu torturée, perturbante pour un francophone. Comme pour les
exemples précédents, force nous est de constater que si Ad te scripsi est une indépendante qui se suffit à elle-même, Quas litteras non accepisti, hors
contexte, n’a pas grand sens, pour ne pas dire pas de sens du tout.
Au
terme de cette brève revue, une conclusion s’impose : la règle du relatif
de liaison est un artefact, une illusion née de ce que l’on a pris la
conséquence (la ponctuation, placée par des éditeurs qui repéraient une
articulation du texte) pour une cause remontant aux Latins eux-mêmes, illusion
renforcée par la recherche du calque syntaxique dans la traduction.
Une
observation objective ne nous fait voir ici que des propositions subordonnées
relatives parfaitement canoniques. Inutile donc de tracasser les élèves en
essayant de leur inculquer cette notion imaginaire. Mieux vaut leur faire faire
des manipulations : de deux indépendantes, transformer l’une en
relative ; d’une paire principale-relative, faire deux indépendantes, en
s’aidant du pronom is, ea, id.
GRAMMAIRE IMAGINAIRE
2
L’ablatif absolu existe-t-il ?
Existe-t-il
une réalité grammaticale méritant le nom d’ablatif
absolu ?
On
sait quelle est la réponse des grammairiens. À titre d’exemple, consultons nos sites de référence :
Site Itinera Electronica, Anne-Marie
Boxus :
261. Ablatif absolu Une
proposition subordonnée participiale est constituée par un sujet et un prédicat
à l'ablatif ; elle décrit le cadre, les circonstances entourant le fait énoncé
dans la proposition principale.
Des rapports logiques —cause, opposition, coïncidence
temporelle, condition— peuvent se déduire du contexte.
Alexander,
ueste deposita, descendit in flumen (Curt., 3, 5, 2),
« Son vêtement enlevé, Alexandre descendit dans la rivière ».
Pythagoras, Superbo regnante, in Italiam uenit (Cic., Tusc., 1, 38),
« Pythagore vint en Italie, sous le règne de Tarquin le Superbe. »
Site Prima elementa, plus disert :
1 - L'ablatif absolu correspond à une
subordonnée participiale, avec un sujet (nom ou pronom) à l'ablatif et un
participe également à l'ablatif, sans conjonction de subordination. Ce sujet
doit être différent de celui du verbe principal. L'ablatif absolu se traduit souvent par une subordonnée circonstancielle
(de temps, de cause, mais aussi de concession, de condition...) ou par un
groupe nominal complément circonstanciel.
Partibus
factis, sic verba fecit
leo.
Les parts une fois faites, le lion parla
ainsi.
Quand les parts furent faites, le loin
parla ainsi.
Artes repertae sunt, docente
naturā, Cic.
<la nature enseignant...>
Les arts ont été inventés grâce aux indications
fournies par la nature.
Quibus rebus cognitis, Caesar Auximum proficiscitur, Caes.
Ces événements une fois connus...
A cette nouvelle, César marche sur
Auximum.
Perdicca nuntiato satellitum
adventu in limine domus suae constitit, Curt. 10.
<... l'arrivée des gardes ayant été
annoncée...>
Perdiccas, averti de l'arrivée des
gardes, se tint sur le seuil de sa maison.
Cantante eo, ne necessaria
quidem causa excedere theatro licitum erat, Suet.
<Lui chantant...>
Quand il chantait, on ne pouvait sortir
du théâtre même en cas de nécessité.
Quo facto civitatibus
tyrannisque magnas imperaverat pecunias, Caes.
<Cela fait...>
Après cela, il avait exigé de grosses
sommes d'argent des villes et des tyrans de ces contrées.
Alii se satis vixisse te
viso, te recepto, alii nunc magis
esse vivendum praedicabant, Plin. Pan.
Les uns déclaraient qu'ils avaient assez
vécu puisqu'ils t'avaient vu, puisqu'ils t'avaient retrouvé, les autres que
c'était surtout maintenant qu'il fallait vivre encore.
Hoc nuntio audito dissensio inter Aetolos orta est. Liv. 36.
<Cette nouvelle une fois
apprise...>
Quand on eut appris cette nouvelle, un
désaccord eut lieu entre les Étoliens.
Nondum hieme confectā de improviso in fines Nerviorum contendit, Caes.
<... l'hiver n'étant pas encore
terminé...>
Bien que l'hiver ne fût pas encore
terminé, il fondit à l'improviste sur le pays des Nerviens.
Meleagro suadente ne a corpore Alexandri discederent, ad Euphraten fugam intendunt. Curt.
10.
Méléagre voulant les persuader de ne pas
s'éloigner du corps d'Alexandre, ils s'enfuient vers l'Euphrate.
---> L'ablatif absolu est suivi d'une complétive.
Les violons sont mal accordés :
Pour Anne-Marie Boxus,
« Une proposition subordonnée participiale est constituée par un sujet et un prédicat à l'ablatif ; elle décrit le cadre, les circonstances entourant le fait énoncé dans la proposition principale. »,
tandis
que sur Prima elementa,
«
L'ablatif absolu correspond à une subordonnée participiale, avec un sujet (nom ou pronom) à l'ablatif
et un participe également à l'ablatif, sans conjonction de subordination. »
Par parenthèse, notons que, curieusement,
des générations de professeurs ont dit à des élèves qui l’ont accepté sans
discussion que l’ablatif absolu comportait un sujet (nom ou pronom)
à l'ablatif. Il
est vrai que les mêmes n’ont pas peur non plus de parler de Proposition
dont le sujet (et l'attribut) est à l'accusatif et
le verbe à l'infinitif. Verbe à l’infinitif ayant
un sujet, sujet à l’accusatif ! Menues incohérences qui ne
dérangent personne…
Ne vaudrait-il pas mieux parler
de thème (un substantif à l’ablatif
ou à l’accusatif) et, comme le fait Anne-Marie Boxus, de prédicat (participe ou infinitif) ? Sujet est un terme grammatical, désignant un terme obligatoirement
au nominatif ; agent, (qu’il
nous est arrivé d’employer) un terme sémantique, ce qui présente l’inconvénient
d’expliquer la structure par le sens, et non le sens par la structure.
Fin de parenthèse.
Unanimité, donc, pour la subordonnée participiale, mais pour l’un
des sites c’est la définition même de l’ablatif absolu, alors que pour l’autre
site c’est une simple analogie. Divergence qui nous fait nous demander si la chose
va vraiment de soi.
Notons encore qu’aucune des deux
définitions ne donne la clé du terme absolu,
explication qu’il nous faut aller chercher dans la Grammaire latine complète de Sausy :
« Comme l’indique son étymologie
(absolutum, indépendant), l’ablatif absolu n’a aucun lien
grammatical avec le reste de la phrase. »
Affirmation contredite par deux
des exemples du site Prima elementa :
Quibus rebus cognitis, Caesar Auximum proficiscitur, Caes.
Ces événements une fois connus...
A cette nouvelle, César marche sur Auximum.
Quo facto civitatibus tyrannisque magnas
imperaverat pecunias, Caes.
<Cela fait...>
Après cela, il avait exigé de grosses sommes d'argent des villes et des
tyrans de ces contrées.
Ce sont des relatifs de liaison,
nous dira-t-on. Mais quoi que l’on pense du relatif de liaison, la seule chose impossible à en dire est bien qu’il
n’établit aucun lien grammatical avec
le reste de la phrase.
Revenons aux ablatifs vraiment
absolus, sans lien grammatical de quelque nature que ce soit. Cette
particularité n’est pas réservée aux propositions participiales (ou à ce qui y correspond) : tous les ablatifs non
prépositionnels peuvent être dits absolus.
Dans le vers de Phèdre :
Partibus factis,
sic verba fecit leo.
Nous pouvons permuter le groupe partibus factis avec un autre groupe formé de deux mots à
l’ablatif, un nom et un adjectif :
Idibus martiis, sic verba fecit
leo.
Cela modifie le sens, mais non la
structure de la phrase : Idibus martiis n’est pas moins un complément de temps que Partibus factis. Alors, comment se
fait-il que de deux groupes à l’ablatif non prépositionnel, nom + adjectif,
l’un soit un ablatif absolu, et pas l’autre ?
Mais nous dira-t-on, dans l’un des groupes,
l’adjectif n’est pas un adjectif mais un participe. Autrement dit, ce n’est pas
l’ablatif qui est absolu (beaucoup le sont : ô pirata pugnat clava de notre grammaire Cayrou !), c’est le
participe.
Ici, ce n’est pas la règle qui est
imaginaire, c’est le nom qu’elle porte qui est fallacieux. Il suffit de
consulter Ernout et Thomas :
L’ablatif dit absolu, c-à-d. employé d’une manière autonome et sans préposition, comme une proposition raccourcie, est à l’origine une construction de valeur
mixte : ablatif d’accompagnement, de manière, de cause, de temps (locatif)
etc., et qui se détache du contexte. Un ablatif de la circonstance concomitante
comme frequentissimo senatu est déjà un ablatif absolu. La présence d’un
participe n’était pas nécessaire, et ce type ancien a subsisté dans plusieurs
tours fixés par l’usage :
[…] avec certains noms désignant
l’âge : me puero, adulescente
illo ; me sene ;
avec quelques adjectifs indiquant
l’état, la situation : aduerso (flumine) ;
[…] cf aussi l’expression me uiuo, «
de mon vivant ».
À la place de l’adjectif, un
participe — d’ordinaire passé — s’est souvent introduit dans ces tournures en
donnant lieu au participe absolu. […]
Cette construction, de développement secondaire, eut un rôle important comme
substitut des diverses propositions circonstancielles.
Tout est dit.
Il s’agit bien des emplois du participe.
La double nature du participe, verbe susceptible de régir des compléments, et adjectif qualificatif épithète d’un nom dont il prend le genre et le nombre induit des effets de sens à identifier pour les rendre dans la traduction. Étudions-les cas par cas :
Nominatif :
Nous citerons Morisset et alii, les grammaires en ligne ne mentionnant pas ce point :
Emploi
particulier du participe parfait passif. Employé comme épithète, il se traduit
souvent par un nom abstrait ou par l’expression « le fait que… »
Illustré par l’exemple-type suivant :
Angebat uirum amissa Sicilia, le fait que la Sicile était perdue (la perte de la Sicile) angoissait notre homme.
Simplification d’une phrase du livre XXI, 1 de l’Histoire romaine de Tite-Live :
Angebant ingentis spiritus uirum Sicilia Sardiniaque amissae, la perte de la Sicile et de la Sardaigne tourmentait cet homme d’un immense orgueil.
L’équivalence participe/proposition n’est donc pas exclusive de l’ablatif.
Accusatif :
Morisset et alii, toujours :
Pour
marquer la succession de deux faits, le latin emploie souvent un participe
parfait pour le premier, un verbe conjugué pour le second :
Urbem captam hostis diripuit, après
avoir pris la ville, l’ennemi la
pilla. L’ennemi prit la ville et la pilla.
Élève, nous ne nous sommes jamais demandé en quoi la précision s’imposait, car comment pourrait-on piller une ville avant de l’avoir prise, mais depuis que nous sommes professeur la joyeuse absurdité de la chose nous a frappé, et nous avons cherché la phrase originale. Elle se trouve chez Tacite, Annales, 15, 41 :
fuere
qui
adnotarent
XIIII
Kal.
Sextiles
principium
incendii
huius
ortum,
quo
et
Seneones
captam
urbem
inflammauerint.
Quelques-uns remarquèrent que l'incendie avait commencé le quatorze avant les kalendes d'août, le jour même où les Sénonais avaient pris et brûlé Rome. (Burnouf)
La précision ici, est utile : pour piller une ville, il faut nécessairement l’avoir prise, mais on peut l’incendier, de l’extérieur, faute de pouvoir la prendre, ou pour se venger de ne l’avoir pas prise.
La pédagogie impose l’usage de phrases courtes pour les exemples, mais à trop simplifier, on verse dans l’incohérence…
Accusatif prépositionnel :
Les grammaires que nous avons consultées sont muettes sur ce point, mais en cherchant la ville prise, nous avons trouvé cette phrase de Cicéron, De divinatione, I, 45 :
Nam
non
multo ante
urbem
captam
exaudita
uox
est,
En effet, peu de temps avant la prise de la ville, une voix se fit entendre (simplifiant à notre tour, nous ne citons pas les paroles divines).
En
ce cas d’accusatif prépositionnel, l’équivalence participe/proposition est
évidente. On (nous, quand nous étions élève…) pourrait interpréter captam dans captam urbem inflammauerint comme un simple adjectif épithète,
permutable avec magnam, par exemple.
Une telle permutation est impossible dans la phrase de Cicéron qui mériterait
l’élévation au rang d’exemple-type.
Génitif :
Rien non plus dans nos grammaires sur le participe au génitif, mais Horace (Art poétique, 173) nous fournit ce précieux exemple, dans son portrait du vieillard :
laudator
temporis acti /se puero
apologiste du temps révolu où il était enfant…
Ici se combinent l’ablatif de la circonstance concomitante (se puero), pour reprendre les termes d’Ernout et Thomas, et l’usage du participe (temporis acti). Là encore, il est possible de traduire, assez lourdement, par une proposition : le temps qui est maintenant perdu.
Datif :
Nos grammaires ignorent également ce cas, mais Tite-Live nous fournit la phrase de référence, Histoire romaine, XXX, 12 :
Intranti uestibulum in ipso limine Sophoniba, uxor Syphacis, filia Hasdrubalis Poeni, occurrit. (Il s’agit de Massinissa.)
Mot-à-mot :
Sophonibe, épouse de Syphax, fille d’Hasdrubal, vint dès le seuil au devant de lui qui entrait dans le vestibule.
Nous mettons ainsi en évidence la possibilité de rendre le participe par une proposition, mais nous préférons traduire plus élégamment :
Lorsqu’il entra dans le vestibule, Sophonibe vint au devant de lui.
Ablatif :
Nous n’avons traité que du participe à l’ablatif non prépositionnel, mais il existe également un emploi prépositionnel :
Ab Vrbe condita, depuis que la Ville a été fondée.
A rapprocher de Sicilia amissa, le fait que la Sicile soit perdue, ante urbem captam, avant que la ville ne soit prise : il est clair que l’effet de sens vient de la valeur perfective du participe, et ce quel que soit le cas auquel il est employé.
Ce que d’ailleurs Sausy a bien vu :
Le participe parfait passif, accompagné d’un nom, marque souvent l’état qui
résulte de l’action accomplie.
Il équivaut : soit à un nom abstrait (il y en a peu en latin) ;
soit à une
proposition complétive avec quod (ce
fait que).
Nous sommes donc bien dans l’étude des emplois du participe, en deux volets : fonctionnement général, cas particulier du participe parfait.
En conclusion :
L’expression ablatif absolu est trompeuse, pour deux raisons :
«Tous
les ablatifs non prépositionnels sont absolus, y compris les termes
isolés : fame interiit comme magna
voce clamat.
«Les participes sont à tous les cas l’équivalent d’une proposition, comme nos exemples le montrent.
Nous répéterons donc notre précédente remarque : inutile d’entrainer les élèves dans les arcanes de cette règle qui les terrorise (Portrait du bon élève : « Gillis avait apprivoisé les fractions et maniait l’ablatif absolu comme un Indien son tomawhak. », Marcel Pagnol, le Temps des secrets).
Mieux vaut parler des circonstants à l’ablatif, d’une part, et des valeurs de sens du participe, de l’autre.