Première partie :  

 

Tentative de définition de la pensée magique

 à travers la littérature latine

 ( 1er et 2ème siècles )

 

Chapitre premier : Pourquoi la Magie ? La Magie pour quoi ?

 

Avoir recours aux pratiques magiques est un acte signifiant, tout comme écrire une scène de magie. Les personnages mis en scène dans la littérature latine qui ont recours à de telles pratiques, poursuivent un but : agir sur le monde, la nature ou le cours des événements à venir. Ils sont dans l’attente, dans l’angoisse, dans une attitude de demande : ils croient qu’une surnature peut être à l’action, que des forces existent et sont agissantes à la demande. Ils tablent sur une spécificité des pratiques magiques : leur efficacité.

La question est de savoir si l’efficacité seule, permet de définir la pratique magique : c’est l’objet de cette partie.

 

Ce qui est plus sûr, c’est que parler de magie, décrire la magie, l’écrire même, est un gage de succès pour un auteur : la peur qu’elle suscite, la fascination qu’elle crée, la parole qu’on tient sur ce qui ne doit pas être dit, voilà des clefs pour attirer l’attention d’un lecteur ou d’un auditeur.

Il peut donc être très efficace de glisser des éléments de magie dans une œuvre, afin qu’on la lise. La question étant de savoir si une efficacité « éditoriale » seule, justifie la place de la magie dans la littérature latine : c’est tout l’enjeu de ce présent travail.

 

 

                  Chercher à être efficace, à produire des effets, c’est poursuivre certains buts. Il s’agit souvent d’amour : inspirer l’amour, retrouver l’objet de son amour ou s’en venger, retrouver sa capacité à faire l’amour.

Didon pleure le départ d’Enée et son ultime recours avant son suicide, est de pratiquer la magie[1]. Médée, elle, ne choisit pas la mort pour elle même, mais pour sa rivale : les présents qu’elle ensorcelle, servent  l’accomplissement de sa vengeance[2].Quant au jeune Encolpe, sa virilité lui faisant brutalement défaut et l’empêchant d’aimer une jeune femme , il s’écrit pour justifier son  impuissance “ on m’a jeté un sort ! ”, et  a aussitôt recours à une vieille femme, qui à l’aide d’une incantation et de quelques gestes, lui rend toute sa vigueur…[3]

 

La magie sait tuer comme elle sait guérir. Ovide en donne un bel exemple quand dans le même chant, il nous présente Médée rajeunissant Eson puis causant la mort de Pélias. Si le premier rajeunit bel et bien, le deuxième reste à l’état de ragoût[4].

 

Cette différence d’intention (guérir/nuire) a conduit les lettrés du Moyen Age à établir la célèbre distinction entre magie blanche et magie noire ; la magie poursuivant la destruction d’un être étant immédiatement classée comme magie noire. Cette magie noire englobe en fait toute pratique qui tend à utiliser les morts comme moyen d’action ou à causer la mort d’un tiers. La nécromancie ou divination grâce aux morts répond à ces critères.

Lucain représente Sextus Pompée, fils du grand Pompée, allant consulter la sorcière Erichto pour connaître ce que les Destins ont préparé pour son père, pour César, son ennemi, et pour lui même[5].On peut ainsi chercher à connaître l’avenir, mais aussi le présent quand la distance géographique ne permet pas de savoir ce qui se passe ailleurs. Ulysse apprend de sa défunte mère Anticléia ce qui se passe au même instant à Ithaque[6].

 

La divination donne un savoir. La divination magique donne accès par des moyens interdits aux volontés des Destins. A la différence de la divination officielle dont les diverses formes sont énumérées par Lucain[7], les pratiques magiques sont nefas. Et l’interdiction qui pèse sur ces moyens de divination n’est pas sans rappeler que la magie, pour efficace qu’elle soit, est avant tout ce que le culte officiel n’encadre pas. Ce n’est d’ailleurs pas tant le rite en lui-même qui définit la magie, qui permet d’établir les limites, la distinction entre magique et religieux, que le regard que la société porte sur ce rite.

« Nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales.[8] » Cette conception de Marcel Mauss invite à se demander ce qu’était la magie pour les Romains, quels termes ils employaient pour la désigner et quelles réalités recoupaient ces termes.

Chapitre II : Ce qu’on appelle magie

        Dans la terminologie grecque, μάγος et ses dérivés μαγεία, μαγικός et μαγεύειν sont attestés dès l’époque classique. «Le mot vient de l’univers religieux des Perses où le μάγος est un prêtre ou en tout cas un (autre) spécialiste de la religion [9]», précise Graf. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine, il s’agit d’un emprunt iranien.

        Hérodote (I,101), le premier, en parle : les μάγοι forment une tribu persane ; ils sont responsables des sacrifices royaux, des rites funéraires, de la divination et de l’interprétation des rêves. Exception faite des sacrifices royaux qui ont disparu des sociétés occidentales, les autres fonctions sont tenues de nos jours respectivement par le prêtre, la voyante et le psychanalyste[10].C’est dire le fossé entre notre civilisation et celle que j’ai choisi de prendre pour objet d’étude.

 

        Puis au IVème siècle av. J.C., la terminologie traditionnelle pour désigner le charlatan (γόης) ,le devin (μάντις), le prêtre itinérant (άγυρτής), termes au final assez proches, accepte en son sein le mot μάγος qui va jusqu’à pouvoir remplacer indistinctement chacun des termes ci-dessus. « Ce changement va de pair avec la constitution de ce que, dans notre horizon culturel, on appelle " magie" en tant que région spéciale parmi les phénomènes religieux. » Telle est la supposition de F.Graf.

        La magie, comme pratique des prêtres perses, s’insère dans une structure selon laquelle un peuple qualifie la magie du nom de ses voisins détestés. Or les Perses, auxquels appartiennent les Mages (Μάγοι), sont les ennemis du peuple grec. Ainsi le mot μάγος se charge de la méfiance qu’inspirent certains hommes errants, donc marginaux, tout comme de la haine envers les ennemis héréditaires du peuple grec.

 

        Et c’est par ce mot que va être désignée, dans le langage de la cité, cette façon non-officielle, donc en marge des institutions, d’avoir commerce avec les dieux ; cette attitude face au sacré est méprisée et même condamnée par Platon[11] car toujours selon F.Graf, « le sorcier menace la juste relation qui unit normalement les hommes et les dieux[12] », et cela pour deux raisons :

·  Ces phénomènes n’appartiennent pas à la religion collective de la cité

·  Platon distingue la magie de la religion en ceci que la religion s’efforce de persuader (πείθειν) les dieux, tandis que la magie tente de les contraindre.

Déjà les Grecs de l’époque classique désignaient par μαγεία les cultes non-officiels, et ceux qui visaient non à supplier la divinité mais à la contraindre .Ce qui est condamné par Platon c’est donc l’attitude envers la société (agir en marge),ainsi que l’attitude face au sacré  (forcer des puissances, reconnues comme telles, à agir).

 

                  Il s’agit à présent de se tourner vers Rome. Le mot latin magus est calqué sur le grec μάγος. Les premières attestations des mots magus et magia datent du Ier siècle avant J.C. chez Cicéron et Catulle.

Dans le De Divitatione (I, 46), Cicéron donne une définition des Magi : genus sapientum et doctorum in Persis. Il s’agit selon F.Graf d’un terme technique, sans doute inconnu jusqu’alors et que Cicéron doit de ce fait expliquer. Les Magi restent des spécialistes de la religion perse. Il semble en être de même chez Catulle (90, 1 & 3).

 

·  Quand magicus ne signifie pas « magique »

 

        De magus dérive magicus ; sa première attestation se trouve chez Virgile. Graf considère que l’usage fait par Virgile du mot magicus pour désigner certains actes se trouve être d’allure savante et hellénisante. Il s’agirait d’une expression recherchée désignant « les rites exotiques, que déjà les Alexandrins avaient aimés ». Il poursuit en ces termes :  « Nous retrouvons une tradition poétique, prénéotérique et néotérique, qui s’approprie des motifs littéraires grecs, sans lien nécessaire avec les réalités romaines.[13] »

Une fois le terme calqué avec son sens premier, c’est à dire avec celui que donne Hérodote, il semble dans un second temps s’être répandu dans les milieux aristocratiques et lettrés, suffisamment en tout cas pour que Virgile en fasse dériver un adjectif, tout en gardant à magia son sens premier d’ « art des Perses ».

 

Mais alors, cette « région » parmi les phénomènes religieux qui commençait à se dessiner chez les Grecs, de manière si insistante qu’un glissement sémantique a permis à un nom de peuple ennemi de la désigner ; ces phénomènes dont la pensée collective a commencé tardivement à prendre conscience en les regroupant sous un même terme qui évoque « l’ennemi » ; qu’en est il chez les Romains à l’aube de notre ère ?

 

·  Quand magia ne signifie pas « magie »

 

        L’interrogation précédente n’est pas de pure forme. Elle est légitime face à une invective bien surprenante de Cicéron contre Vatinius où, lui reprochant d’avoir pratiqué des rites qui ressemblent bel et bien à de la nécromancie, il ne les intègre pas dans une accusation de magie[14]. Et Graf de préciser : « rien de plus simple et de plus efficace, si cela lui avait été possible.[15] » Comme si le droit ne sanctionnait pas de tels agissements, comme s’il n’existait pas de crime de magia

        En réalité, cette absence d’encadrement par la loi de la magia me conforte dans l’idée qu’à l’époque de Cicéron à Rome, magia ne signifie pas magie. Les notions ne correspondent pas. Cela s’explique peut être également par le fait que l’emprunt lexical étant récent, la loi n’encadre pas encore la magia. Et cela suggère même que ce mot, qui quelques décennies plus tard désignera bien la magie au sens où l’entend Mauss, subit le même destin que μάγος : il apparaît tardivement, et très rapidement se charge de toutes ces mystérieuses angoisses devant l’irrationnel qu’il se met à désigner au travers de pratiques qui, du coup, seront dites magicae. Magicus devient l’expression sémantique de ces angoisses, de même que ces pratiques que l’on retrouve un peu partout, au grand désespoir de Pline, en sont l’accomplissement.

 

·  Quand magus se met à désigner le magicien

 

        A la même époque pourtant ont lieu nombre d’expulsions : en 45 av. J.C., le pythagoricien Nigidius Figulus est expulsé de Rome[16] ; en 33 av. J.C. , Agrippa qui vient d’être nommé édile expulse « les astrologues et les charlatans de la cité »[17], et en 28 av. J.C.,« Anaxilaus de Larissa, pythagoricien et magus fut expulsé par Auguste, de la ville et d’Italie » rapporte Jérôme dans sa Chronique[18].

On ne peut que remarquer l’appartenance à la mouvance néopythagoricienne de deux d’entre eux. Pour Henri Janne, les Romains ont associé certaines confréries religieuses et philosophiques « au concept de menées révolutionnaires contre la sûreté de l’Etat ». Il cite ainsi les adeptes du dionysisme dans l’affaire des Bacchanales en 186 av. J.C., ainsi que ceux qui vouent un culte à Jupiter Sabazius, expulsés en même temps que des Juifs et des Chaldéens en 139 av.J.C. Ils sont  expulsés « en tant que propagateurs d’un syncrétisme subversif. »

 

        La conséquence en est qu’une hostilité méfiante envers les magiciens naît, et je dirai renaît, à chaque fois que des groupes, dont l’attitude religieuse est jugée douteuse, prennent de l’ampleur. Les magiciens sont frappés en même temps que les sectateurs de la religion étrangère visée. « Comme si, écrit remarquablement Henri Janne, la pratique de la magie ne devenait subversive qu’en fonction du danger des religions nouvelles ». Ce qui est étonnant c’est que la réponse donnée pour contrer les avancées d’un syncrétisme religieux subversif est, de fait, une forme de syncrétisme : à ceux qui mélangent les rites, on mélange ceux dont les rites ne sont pas officiels, et cela dans une grande vague d’expulsion, qui peut d’ailleurs être lue comme rituelle.

 

        Voilà donc ce qui peut-être s’opère à Rome dans les toutes dernières années de la République : un glissement. Le terme qui désigne une pratique religieuse étrangère et sans doute un peu étrange devient le terme générique pour désigner ce que la société a toujours refusé d’admettre en son sein ou ce qui ne s’est jamais laissé admettre. Apparaît là une sorte de résistance à s’intégrer que la société antique ne peut tolérer et qui semble être une caractéristique de la magie.

 

        En suivant les analyses de Henri Janne et surtout celles de Marcel Le Glay[19], on peut admettre qu’il s’opère à la génération qui suit celle de Cicéron une confusion entre mages traditionnels et magiciens. Elle s’explique par l’origine étrangère des magi mais surtout par une surprenante rencontre dans l’entendement social de deux résistances qui se font face :

·  Rome, ouverte à tous les cultes nouveaux qui ne sont pas exclusifs, semble  pourtant résister à ce qui va à l’encontre de ces pratiques traditionnelles. Ainsi la divination selon la disciplina etrusca  s’oppose à d’autres modes divinatoires qui seront dits artes magicae.

·  La magie semble être ce qui dans la pensée collective tient tête à tout encadrement officiel. De ce fait, elle résiste à cet accueil presque chaleureux qu’on aurait pu lui faire s’il s’agissait d’un culte de plus à respecter, d’une divinité de plus à vénérer. C’est une des spécificités de la magie : elle est l’expression d’une résistance à l’intégration sociale.

 

        Ce basculement, ce glissement, cette confusion seraient la manifestation d’un changement dans la société romaine. Pourtant le droit n’encadre toujours pas la magia en tant que telle. Sous quelle terminologie, alors, une accusation de magie pouvait–elle avoir lieu ? Et surtout la question fondamentale qui se pose est de savoir si les Romains de l’époque républicaine distinguaient clairement l’action magique de celle qui ne l’est pas. Car si certains phénomènes ne sont pas encadrés par les lois, peut-être y a-t-il une résistance à l’encadrer ? Comme s’il existait des forces propres à la pensée collective pour repousser la désignation d’une telle attitude, de tels actes, des forces qui refuseraient d’y voir une spécificité .

 

        C’est en cela qu’il est permis de dire qu’il existe une période où la magia est encore une zone de non-droit de la pensée car non seulement elle n’est pas encadrée par les lois mais il semble exister une résistance réelle à l’identifier en tant que domaine spécifique parmi les phénomènes religieux. Et le basculement que l’on observe serait la manifestation d’une prise de conscience collective : l’emploi d’un mot étrange et assez obscur pour désigner des phénomènes sociaux qui ne le sont pas moins.

 

 

     Il arrive cependant que le mot magicus ne soit pas dit, et que sous d’autres termes ce soit bien de magie dont les auteurs latins parlent. Nombre d’auteurs nous renseignent sur les termes que la langue latine de l’époque républicaine possédait pour désigner la magie. Certains renvoient aux lois des douze tables en en citant des extraits, notamment Sénèque , « et apud nos in XII tabulis cavetur ne quis alienos fructus excantassit [20]», ainsi que Pline l’Ancien, « qui fruges excantassit », « qui malum carmen incantassit [21]».

 

Les lois des XII Tables condamnaient bien ce type de pratiques, qui consistaient à faire disparaître les récoltes du voisin par enchantement. Ainsi l’enchantement est exprimé par les termes excantare, incantare et carmen, qui peut être qualifié de malum. Il s’agit exactement de la même idée exprimée soit par un verbe, soit par un substantif, provenant de la racine indo-européenne *-k°n. Carmen est un ancien **can-men, le n étant passé à r par dissimilation régressive[22].

 

Mais qu’est-ce qui est condamné ? Le procédé magique ou le résultat obtenu ? La question est donc de savoir si c’est la pratique de la magie qui est attaquée ou si c’est l’intention, qui au final est nuisible. Pour F.Graf, « la loi ne punit pas la magie comme telle, elle punit le fait de violer le droit de propriété pour causer un dommage à autrui […].Ce n’est pas la démarche qui est punie, c’est le délit contre la propriété.[23] »  F.Graf s’appuie sur les analyses de John Scheid[24] pour montrer qu’une société agraire ne peut tolérer, c’est à dire supporter et laisser se perpétrer des actes qui nuisent à l’équilibre social. Cette mise en perspective en explique la condamnation.

 

     Cela signifie que ce n’est pas l’enchantement qui est condamné ; d’ailleurs, le carmen à lui seul peut être bénéfique. Alain Moreau précise qu’à l’έπоĩδη du grec correspond le carmen latin[25]. Or c’est par une έπоĩδη que la blessure du jeune Ulysse est guérie, les fils d’Autolycos sachant guérir par le recours à une incantation (Odyssée, XIX, 457) . Dans ce cas, Pline parle de carmen auxiliare[26]. Caton, quant à lui, pour lutter efficacement contre les luxations conseille :  « luxum si quod est, hac cantione sanum fit[27]». Si Caton emploie cantio là où les XII Tables et bien plus tard Pline parlent de carmen, il s’agit toujours de la même racine *- k°n qui semble bien être l’expression sémantique la plus proche de l’objet de ma recherche.

 

Le carmen est l’essence du rite, « ce qui définit le rite, c’est qu’il est chanté[28] ». Sans carmen, pas de magie. Mais si le rite n’est pas ce qui définit la magie, on peut se demander si tout carmen entraîne nécessairement une pratique magique ? Car le carmen peut être bénéfique ou maléfique, selon l’intention du récitant, il sera condamnable s’il est nuisible, ou simplement profitable s’il est guérisseur. Et c’est donc du côté de l’intention, comme le pensait Frazer, qu’il faut se tourner. Pourtant les textes mettent en lumière que c’est le résultat obtenu qui permet dans le droit de l’époque républicaine de condamner une personne ayant recours à une incantation. C’est donc l’intention que l’on prête à cette personne qui la fera, le cas échéant, condamner si on a pu montrer que le carmen employé était bien malum... Et ce on est en réalité aussi important que l’intention. Peut-être même plus. Car la magie est indissociable du regard que l’on porte sur elle. La magie est peut-être dans le rapport que les hommes entretiennent avec le sacré justement ce sur quoi on ne peut porter qu’un regard qui condamne. La pratique magique serait ce qu’on ne peut que regarder et condamner dans le même temps.

 

D’ailleurs, dans un article[29] à propos de quelques vers du livre VI des Métamorphoses d’Ovide, où elle tente de mettre en place une méthode de repérage pour distinguer la métamorphose simple de celle qui résulte de procédés magiques, Anne-Marie Tupet insiste sur un point : une personne qui vient de réaliser une opération magique s’éloigne ou détourne son regard de ce qu’elle vient d’accomplir. Pour elle, discedens au vers 139 ne veut pas simplement dire « en s’éloignant », mais « en se détournant ». Son analyse est confirmée par les vers suivants de Virgile :

 

                        Fer cineres, Amarylli, foras, rivoque fluenti

                        Transque caput iace, nec respexeris …[30]

 

 Et cette attitude qui consiste à s’éloigner pour éloigner de ses yeux ce spectacle, dans une sorte de mouvement de répulsion à l’égard de ce qu’on vient de faire ou de ce que l’on est en train de faire, confirme que la magie n’existe pas sans une condamnation extérieure, voire intérieure. Si le geste est ritualisé, peut-être est-ce là une preuve de la force d’un tel rapport entre celui qui pratique la magie et l’idée qu’il se fait de ce qu’est la magie. Et ce conflit intérieur, et presque intime, ne fait que refléter le conflit qui oppose ceux que condamnent les lois avec ces lois.

 

 Si la magie implique une incantation, il s’agit exclusivement d’un carmen qui est pensé comme malum, car nuisible. Par ailleurs, la magie peut , notamment chez Apulée, se trouver là où justement il n’y a pas de prières audibles. Quand l’oraison est intérieure et que personne ne peut l’entendre, on peut être vu comme un magicien, c’est à dire mal vu. En réalité, à Rome la désapprobation est quasi unanime quant il s’agit d’évoquer une prière secrète ou silencieuse.

 

 Tacitas preces in templo deis allegasti. Igitur magus es. [31]

 

 Le mage égyptien Zatchlas représenté en train de pratiquer la nécromancie évoque l’âme du défunt grâce à des oraisons mentales[32]. Ces prières ne pouvant pas être entendues, personne ne peut savoir s’il prie vraiment. En tout cas, il ne communique pas avec ceux qui l’entourent. Et cela rappelle qu’il est permis de voir dans la prière, comme dans le sacrifice, « une institution fondant le lien social[33] » ; la manifestation extérieure de cette prière intérieure étant perçue comme signe d’intégration au groupe.

 

 

Veneficium & veneficus

 

            Il s’agit, comme le fait remarquer F.Graf, des « mots-clef » de la législation romaine : en effet la loi de Sylla de 81 av.J.C. ou lex Cornelia de sicariis et veneficiis est la base à la fin de la république et sous le principat de toute action légale contre la magie et ses praticiens. La loi et ceux qui ont fait en sorte qu’elle soit promulguée semblent mettre sur le même plan une attaque à main armée et une attaque à l’aide de venena : ce qui est condamné ce sont les crimes menaçant la vie des citoyens.

 

Car un sicarius est un assassin, plus exactement un assassin muni d’une arme de poing, d’un poignard. Le veneficus serait donc également une sorte d’assassin, mais dont l’arme reste à définir. Comment tuer une personne sans arme de poing ? A la main ? Ou bien grâce à une action à distance, invisible et secrète ? Voilà l’arme du veneficus : le veneficium serait une atteinte à l’intégrité physique et morale d’un tiers, son utilisateur n’ayant pas besoin d’un contact direct avec sa victime.

 

     Cette action à distance dont on ne peut voir que les effets ressemble bien à ce qu’aujourd’hui nous appelons magie. Cette action étant nuisible, on la classera en tant que magie « noire ». C’est cette magie nuisible que condamne la loi de Sylla ; et elle la condamne en tant que pratique nuisible et non en tant qu’acte magique. Cela se justifie par le parallèle des termes inscrits dans le nom de la loi. Une telle affirmation ne peut qu’être renforcée quand on sait que les venena peuvent être venena mala ou venena ad sanandum[34],selon un commentateur de l’époque impériale, suivant l’intention de leur utilisateur. Le Digeste précise « qui venenum dicit, adicere debet utrum malum an bonum[35] » ; à l’instar donc du carmen qui peut être malum ou auxiliare, le venenum « ayant comme φάρμακον la triple signification de remède / poison / drogue magique,[36] » sait être guérisseur comme il sait être destructeur. Et c’est l’intention de l’agent qui permet de condamner une telle pratique . On en arrive donc à cette conclusion : les Romains à la fin de la République encadraient par leurs lois la seule « magie noire », c’est à dire la seule magie qui se veut nuisible, ou que l’on trouve nuisible.

 

     D’ailleurs veneficium « en vient très vite à désigner à la fois l’empoisonnement et les pratiques de sorcellerie », précise Marcel Le Glay[37]. L’explication de F.Graf est, comme souvent, lumineuse :  « Mort par empoisonnement et mort par magie noire ne sont donc pas des catégories différentes mais une seule catégorie opposée à la mort par violence [38]». Je nuancerai cependant ces propos en proposant de substituer le mot « distance » à « violence ». Car la violence faite à la personne qui sera considérée comme victime est ce qui justifie la condamnation de son auteur. C’est cette violence physique ou morale en tant qu’atteinte à l’intégrité d’un tiers qui est le point de départ de l’accusation. Ceux que la loi rapproche, ce sont les auteurs de violence, ce qu’elle distingue, c’est la modalité de cette violence : par une arme de poing ou par un maléfice, de manière visible ou invisible, avec contact ou à distance. De plus il s’agit de remarquer que toute mort subite est susceptible d’être interprétée comme le résultat d’actes magiques. Cela renforce l’idée selon laquelle toute mort, même naturelle, lorsqu’elle paraît suspecte, peut être perçue comme l’effet d’un veneficium.

 

Au début du principat, la magie est donc encadrée par les lois quand elle est nuisible. Elle se manifeste par une action à distance et invisible que la société ne peut encadrer. Elle apparaît surtout comme un danger. Quand un équilibre social existant est menacé de destruction, la magie est déjà à l’œuvre. De même que le droit encadre les recoins de l’existence, la magie semble s’insinuer là où justement ce droit est à l’œuvre. Et cela, pour une raison qui nous ramène à Mauss et à son texte fondateur :  « L’interdiction est la limite dont la magie toute entière se rapproche.[39] »

 

Chapitre III : Pouvoirs et forces de la magie

 

 Il apparaît clairement que la parole est au centre du domaine de la magie : la magie tourne autour de la parole, plus exactement elle encadre une certaine parole ; toute parole n’est pas magique mais il en existe une spécifique : celle qui permet la magie ; il y a des mots qui disent la magie. Ces mots ont une force : ils peuvent contraindre des puissances à agir. Qui utilise la magie, croit que la parole qui nomme les choses possède en elle même la puissance d’agir et de faire agir.

Mais la pensée magique va plus loin, puisque c’est le mot lui même qui est dit magique, ce qui permet de dire la chose ; l’acte d’énonciation est considéré comme essentiel puisqu’il établit aussi bien le rapport entre le sujet et l’objet qu’entre l’homme et la surnature.

Et la comparaison n’est pas innocente: le sujet-homme sait qu’à sa demande, en le nommant, l’objet prend une force surnaturelle ; l’objet pour agir se charge de tout ce qu’il symbolise : c’est ce qui le rend efficace dans  l’opération magique. Et par cette charge émotionnelle et symbolique que le sujet fait porter à l’objet, peut s’établir le lien entre l’homme et la surnature dont il veut se servir.

 

Les sorcières thessaliennes chez Apulée[40] appellent leur victime par son nom, elles ne le prononcent pas une fois mais ne cessent, comme le dit  Thélyphron, de l’appeler par son nom ; et Apulée s’amuse à représenter deux personnages (un mort et son gardien) qui sont homonymes[41]. L’appel des sorcières est dans un premier temps efficace mais c’est le vivant et non le mort qui se lève à cet appel.« Ad suum nomen ignarus exsurgit » écrit Apulée. Alors qu’elles voulaient des bouts de cadavres pour leurs potions, elles repartent donc, à leur insu, avec des ingrédients sans doute inefficaces, puisque prélevés sur un corps vivant et non mort.

La magie, si elle est efficace par la nomination qui la permet, n’est pas exempte d’une certaine confusion : le fait que deux objets du discours aient le même nom suffit à empêcher les magiciennes d’arriver à leurs fins. Le ridicule qui pèse sur le pauvre Thélyphron, (après son incident, mais surtout avant qu’il en fasse le récit à Lucius chez Byrrhène), puisqu’il se trouve défiguré, est semblable à celui qui peut frapper ces sorcières mises en scène, aux procédés somme toute efficaces mais dont un simple homonyme annule la portée.

C’est pourquoi une connaissance précise des choses afin de pouvoir les nommer est essentielle pour en avoir le contrôle. L’existence de ce mode de fonctionnement de la pensée magique à l’époque impériale est donc confirmée par la satire mordante qu’en propose Apulée.

 

Ce qui rapproche également Thélyphron des sorcières , c’est qu’il est ignarus : il agit sans savoir ce qu’il fait. Il se lève à son insu, comme les cantatrices anus repartent, à leur insu, sans ce qu’elles sont venues chercher, ce qui invite à penser qu’une des conditions pour que la magie opère est un nécessaire savoir.

 

 

 

Médée, tout au début de la pièce de Sénèque, invoque les puissances de la Nuit, des Enfers, en précisant qu’il s’agit de « puissances que Médée seule a le droit d’invoquer[42] ». Le texte est :

 

                               Quosque Medeae magis / fas est precari [43]

 

Pourquoi est-il plus permis à Médée qu’à une autre d’invoquer, d’appeler par leur nom ces divinités ? Sur quoi fonde-t-elle son droit ? Peut-être sur son malheur qui l’autorise à parler : voce non fausta precor ; car sa prise de parole a de quoi déconcerter. Sa parole n’est pas « heureuse », pas «  favorable ». Elle transgresse le fameux favete linguis où être favorable consiste à se taire. Médée choisit de parler et c’est en cela que sa voix ne peut être que non fausta. C’est ainsi que Michelet représente sa sorcière, misérable créature dont le malheur explique les actes. Sa misère l’exclut ; elle s’exclut comme on l’exclut. Elle ne peut qu’être réduite, que se réduire à un rôle de sorcière.

Mais peut-être est-ce également sa connaissance qui lui permet de prendre la parole et d’appeler par leur nom les dieux. Car justement elle connaît leur nom. A l’instar d’Erichto qui connaît le nom secret des divinités, ce nom qu’on ne dit pas, mais qui est le « vrai nom » des dieux[44], Médée grâce à son savoir de magicienne, se permet de sortir du silence et d’arracher au silence les dieux, en les nommant.

Quant au magis du vers 8, cité ci-dessus, il laisse penser qu’il existe des degrés de droit pour communiquer avec ces dieux liés aux degrés de savoir acquis par le magicien. Et ce savoir qui s’apprend par degrés et dont les degrés donnent des droits ressemble à l’initiation exigée des fidèles des cultes à mystères, comme les cultes isiaques ou dionysiaques [45].

 

D’ailleurs la magie s’enseigne : il existe une disciplina magica [46], mais aussi des praecepta magica [47] .Or s’il existe un enseignement de la magie, c’est qu’il existe une transmission  possible du savoir . Ce savoir se transmet pour un bon usage des rites et des ingrédients, notamment des plantes[48]. Cette transmission se concrétise parfois en de véritables dynasties de magiciens. Certains peuples tout entiers étaient considéré dans l’antiquité comme ayant à leur naissance des pouvoirs magiques : les Psylles, les Marses, les Pélignes[49]. La transmission du savoir peut donc se faire par la filiation. Horace évoque d’ailleurs « l’aînée des Sagana »[50] comme si elles étaient plusieurs à porter ce nom ; une Sagana - une autre ou la même, on ne sait pas, accompagnant Canidie, est également présente dans l’Epode V.

Ce nom d’ailleurs vient directement de saga, qui signifie la sorcière, précisément celle qui a du flair, du nez. Cette femme, cette famille entière auraient donc du flair, une aptitude instinctive à prévoir, à deviner le monde et ses changements. Son nom suppose une capacité à la connaissance hors norme. Par ailleurs, il suppose que celle qui le porte n’appréhende pas le monde simplement par les sens communs, ce qui lui donne une sorte de préscience, de savoir qui peut se révéler prophétique. Gaffiot précise dans son dictionnaire à l’article sagus, a, um « qui présage, prophétique ». Voilà ce que le mot qui désigne la sorcière peut évoquer, ce qu’évoque le nom d’un personnage comme Sagana.

 

Pourtant, quand on se tourne vers Médée, vers son nom, il n’y a rien qui évoque un savoir. La racine *-med n’implique ni conception scientifique ni techniques particulières. Elle donne en grec μέδομαι qui signifie "prendre soin de", et μήδομαι qui signifie "méditer, inventer", en latin medeor qui signifie "guérir" d’où viennent medicus, medicina, medicamentum, remedium. Médée peut donc signifier à la fois, "celle qui prend soin", comme "celle qui est ingénieuse".

Dans ce nom s’entrelacent à la fois non le savoir mais l’ingéniosité qui permet le savoir, ainsi que le soin accordé à autrui qui peut entraîner la guérison.

 

Le nom de Médée évoque moins le savoir que la puissance, et cette puissance, ses pouvoirs lui sont conférés par son illustre naissance. Sénèque insiste largement sur ce point dans Médée :

« le soleil nous regarde, l’ancêtre de ma race » (v. 28-29), « Médée, la fille d’Aiétès, l’enfant de l’Arménie » (v. 179), « le soleil l’avait donné à Aiétès, pour qu’on le reconnût comme son fils » (v. 571-572), « la petite fille du soleil » (v. 210).

 

Son père Aiétès, (ou Aétès), roi de Colchide est fils d’Hélios, le Soleil. Sa mère est l’Océanide Idye, nom qui signifie la savante. Ainsi ce mêlent en elle du côté paternel les éléments solaires, du côté maternel les éléments aquatiques. Mais les éléments aquatiques sont présents également du côté de son père qui est le frère de Circé. En effet,  « ils descendaient tout deux d’Hélios

Lumière des vivants / et avaient pour mère Persée, la nymphe océanide[51]. »

 

On peut donc établir un arbre généalogique :

 

   Persée (eau)    _______________________     Hélios

                                   

                                   

Circé         ____________________       Aiétès    _________   Idye (eau)

 

 

                                                                               Médée

 

 

L’eau semble donc jouer un rôle prédominant dans sa descendance. Or, si c’est de cette descendance que ces pouvoirs lui viennent, il semble que l’eau soit un élément de pouvoir déterminant.

Cette famille possède de puissantes magiciennes – Circé étant la tante de Médée, pour qui l’eau, comme pour le reste de hommes, est un élément essentiel à la vie ; mais pour elles il est essentiel à leur survie et à l’aboutissement de leurs désirs. Circé entourée d’eau dans son île, ne peut assouvir ses désirs que grâce aux hommes que la mer lui amène. Tandis que pour Médée, la mer est tout à la fois ce vers quoi on la chasse et ce qui lui permet de s’enfuir.

Cette mer lui permet de survivre, et de porter vers d’autres terres ses regards et ses pouvoirs. Mais cette eau est paradoxalement ce qui la retient prisonnière au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes. Peut-être peut-on même dire qu’elle est la Passagère par excellence, c’est à dire la prisonnière du passage[52].Elle, qui s’est expatriée, est condamnée à errer de terre en terre et à n’être que de passage.

 

     Quant au soleil, il luit en elle car les descendants d’Hélios ont un éclat des yeux bien particulier. D’ailleurs, Circé reconnaît sa nièce grâce à ce trait caractéristique[53]. On peut noter toutefois que les traditions mythologiques admettent des variantes : Denys de Milet et Diodore de Sicile faisant d’Hécate, la déesse de la magie, la mère de Médée ; d’autres en font sa confidente dont dépend entièrement l’efficacité de ses incantations et de ses rites.

 

Tuque, Triceps, Hecate, quae coeptis conscia nostris 

Adiutrixque venis cantusque artisque magorum

 

« et toi, Hécate aux trois têtes, qui viens pour recevoir la confidence de mes desseins et donner l’aide dont tu favorises les chants et l’art des magiciens [54] ».

 

Son ascendance solaire lui offre donc d’être reconnue comme magicienne par ses pairs, tandis que son ascendance marine lui permet de trouver dans la mer un refuge, une route pour fuir, mais qui n’est qu’une prison, passagère, à l’image de ce qu’elle est, une passagère, éternellement de passage.

 

Pourtant, le mythe de Médée fait d’elle une descendante des dieux bienfaitrice avant de faire d’elle une princesse magicienne. Charles Segal évoquant Circé écrit : « Sa magie est une extension de sa propension au désir, au pouvoir sur les hommes [55]».

Dans le cas de Médée, il semble que ses pouvoirs fassent d’elle une guérisseuse tant qu’elle reste inexpérimentée dans le domaine du désir. Son expérience amoureuse est, avant tout, expérience de la douleur .« Saevit infelix amor », s’écrit-elle[56]. C’est à partir de cette expérience du désir et de l’amour, qui ne se passe et ne peut se passer, semble-t-il, sans une expérience de la douleur et du malheur, que les pouvoirs de Médée deviennent destructeurs : c’est à cet instant que de guérisseuse elle devient magicienne, au moment où ses capacités et ses pouvoirs ne peuvent plus servir qu’à briser l’ordre du monde, c’est à dire l’ordre établi.

 

Chapitre IV : Magie, cure et guérison

 Dans cette tentative de définition de la pensée magique à Rome, ce qu’il reste à explorer est la distinction entre magie bénéfique et médecine. Car ce que le droit dans la République encadre, ce sont uniquement le « veneficium » et le « carmen malum ». C’est le caractère nuisible des pratiques qui est condamné en tant qu’atteinte à l’intégrité du corps social.

 

 

Il s’agit de savoir si l’antagonisme médecine/magie tient dans la société romaine. Apulée attaqué pour « magica maleficia » réplique à ses accusateurs dans l’Apologie :

 

« Nihil enim, quod salutis ferendae gratia fit, criminosum est [57]» .

 

On ne peut accuser quelqu’un dont les pratiques ne sont pas nuisibles mais bénéfiques.

 

Mais ce qui est surprenant, ce que la distinction entre pratique médicale et pratique magique semble ne pas tenir chez nombre d’auteurs, lorsqu’il s’agit de guérir . Ainsi Pline prévient s’en en donner la raison, que la médecine classique est à peu prés inopérante dans le cas de la fièvre quarte.

« In quartanis medicina clinice propemodum nihil pollet. Quam ob rem plura eorum / magorum remedia ponemus primumque ea quae adalligari iubent [58]»

 

Et  « pour cette raison », il rapporte une longue série de recettes qu’il attribue aux  mages, et en premier ce qu’ils prescrivent comme amulettes. Après un tel arrêt, il y a de quoi rester interdit… L’attitude de Pline, homme de lettres et de science, reste mitigée : il accepte l’idée selon laquelle l’art des mages puisse être efficace, mais également celle qui consiste à recourir à la magie en dernier recours. Là où le medicus ne peut presque plus rien, quand il est quasi impuissant, la puissance est à chercher ailleurs : cet ailleurs paraît irrationnel.

 

     Pline l’admet : « certains actes religieux mêmes sans paroles, traduit Ernout, ont leur pouvoir [59]».

     Et il continue son énumération qu’il fait suivre de cette conclusion stupéfiante : « il existe aussi contre la grêle, contre certaines espèces de maladies, contre les brûlures, des incantations dont plusieurs ont été éprouvées ; mais devant la diversité des opinions < qu’elles suscitent >, je ressens une grande gêne à les révéler. Aussi, libre à chacun d’en penser ce qu’il lui plaira ». Pline renvoie donc son lecteur à lui-même.

 

 

 

     Pourtant au livre XXX, il se montre intransigeant envers les vanitates magicae. Cet art reste pour lui une erreur, une fausse route. En réalité, ce qu’il dénonce avec horreur ce sont les remèdes tirés du corps humain, ceux extraits « du corps des femmes approchant de monstrueux prodiges, sans même parler des criminels dépècements des enfants nés avant terme ou des abominables usages du sang menstruel [60] ». En attaquant violemment Ostanès qui est pour lui le père des arts magiques, il s’écrit : « Aspici humana exta nefas habetur : quid mandi ? ».

     Il condamne donc toute pratique qui consiste à regarder, à utiliser, à manger ce que le corps humain contient. Mais, les tournures de phrases qu’utilise Pline nous indiquent bien des éléments d’analyse : c’est parce que la médecine est inefficace devant certains cas qu’on a recours aux pratiques des mages ;  on pourrait aller jusqu’à dire, que ce recours existe.

 

     Regarder ou manger des entrailles est considéré comme interdit. Cet interdit exprime la distinction exta / viscera, entre ce que l’on mange et ce que l’on ne mange pas[61]. Le terme exta n’est pas innocent : pratiquer un tel acte revient pour les Anciens à transgresser les règles que la nature a données aux hommes et qui leur permettent de vivre en se nourrissant. La transgression touche un tabou alimentaire qui se double ici, selon l’expression de Lévi-Strauss, d’un « inceste alimentaire » : manger l’immangeable, non de la bête mais de l’homme, son semblable. L’anthropophagie comme le crime ne peuvent qu’inspirer l’horreur. Ainsi Pline réussit brillamment son attaque contre Ostanès pour dénoncer les pratiques magiques, ces arts dont ce dernier serait le père.

 

     Il apparaît que la magie dont Pline retrace l’histoire, et les pratiques à l’efficacité desquelles lui-même paraît croire, ne forment pas de manière évidente une seule et même catégorie. Etant donné l’attitude équivoque de Pline envers des pratiques qui consistent à guérir ou à suppléer à la médecine, il semble que pour les Anciens la distinction entre médecine et magie n’aille pas de soi quand il s’agit de procéder à une guérison. Plus exactement, les artes magicae participent au même titre que la médecine des remèdes qui existent pour guérir. A ce niveau, la seule distinction qui existe chez Pline entre les deux consiste à utiliser la médecine en premier alors que la magie viendra en dernier recours. Il s’agit donc de l’ordre dans lequel on les utilise. Mais si la science n’apporte pas de réponse au phénomène donné, le recours à la magie est quasi systématique. Le but de Pline serait selon Ernout[62] de « mettre en garde son lecteur contre ces impostures »…

   

Une histoire commune, un savoir commun

 

     Pline révèle en tout cas une filiation entre médecine et magie : « la magie est née d’abord de la médecine, cela n’est pas douteux [63]», pour lui la magie recoupe plusieurs savoirs, plusieurs domaines de connaissance : médecine, religion et astrologie. Cela signifie qu’à son époque le mot magia s’est chargé de signifier ce qui dévie. Là où il y avait trois voies pour la connaissance, la magie n’en utilise qu’une : elle-même. Elle est la réponse aux problèmes, si différents soient-ils. Elle répond. A la différence des savoirs établis, elle répond à l’angoisse d’être enfermé dans un monde dont les parties sont closes et ne communiquent pas. Elle fait communiquer les savoirs entre eux.

 

 

     Sénèque, sans nier l’existence des médecins dans les premiers siècles de Rome, les confine parmi les empiriques sur le modèle d’Acron d’Agrigente, cité par Pline[64], chef de la secte médicinale surnommée empirique, affirmant que « la médecine était autrefois la science de quelques herbes[65] » propres à étancher le sang et à fermer les plaies.

 

     L’action magique quand elle est guérisseuse poursuit les mêmes buts : la blessure du jeune Ulysse est recouverte d’herbes, sa jambe est bandée et les fils d’Autolycos « arrêtèrent le sang noir par le moyen d’un charme [66]». Mais, c’est le chant ici, l’incantation ou l’enchantement qui a une fonction astringente et vulnéraire. La différence semble apparemment se trouver dans les moyens qu’utilisent les deux arts.

 

     Ce qui est plus étonnant, c’est le parallèle que Pline établit dans son œuvre entre médecine et magie. Il consacre le livre XXIX à l’histoire de la médecine, le livre XXX à l’histoire de la magie. Il les met sur le même plan en les critiquant toutes deux et les condamnant comme impostures : « le peuple romain  n’a jamais été lent à recevoir les arts, il a même accueilli la médecine avec avidité jusqu’à ce qu’épreuve faite, il l’ait condamnée. » En réalité ces attaques sont dirigées moins contre la médecine que contre les médecins. Il condamne plus les imposteurs et leurs méthodes que l’imposture en elle-même de la médecine.  « Quel domaine en effet, s’indigne-t-il, est-il plus fertile en empoisonnements et en captations d’héritage ? [67] » Les deux domaines sont donc désignés tous deux comme ars, et soumis à la même méthode : histoire, critique et condamnation.

 

     Dans ces deux histoires que Pline retrace, il apparaît un autre point commun. Ces deux arts étaient absents de Rome et y sont apparus à date donnée. Ainsi « Cassius Hémina rapporte que le premier médecin qui vint à Rome fut Archagatus du Péloponnèse […] sous le consulat de L. Aemilius et M. Livius, l’an de Rome 535[68] ». Il s’agit donc de faire une distinction entre médecine et spécialistes porteurs de l’ars medicus, de même qu’il en existe une entre magie et mages, puisque magia désignait tout d’abord « l’art des Mages »  avant de désigner toute forme de magie qu’encadraient jusqu’alors les mots veneficium et carmen. Mais sur quels critères fonder une telle distinction ? Peut-on mettre en lumière ce qui existe comme pratique guérisseuse avant qu’apparaissent des spécialistes qu’on appelle medici ou magi selon leurs fonctions, et que leur art recouvre du nom qu’on lui a donné l’ensemble des pratiques dont ils se veulent les spécialistes ?

 

Car il semble que la médecine comme la magie aient connu toutes deux un stade où elles n’étaient pas pratiquées par des spécialistes. Ceci est une hypothèse qu’il s’agit de nuancer : en effet comme pour tout savoir, il existe toujours des personnes possédant plus de connaissances , donc de compétences, que d’autres. Mais il s’agit d’un lieu commun. En revanche en se tournant du côté du décalage social entre les praticiens et ceux qui leur donnent un nom, il est légitime de postuler pour ces deux domaines de connaissance un stade où ils ne sont pas encore érigés en artes. Ce savoir existerait mais ne serait pas aux mains des spécialistes reconnus par des hommes tels que Pline. Il s’agirait d’une médecine et d’une magie primitives et surtout populaires, celles des agrestes litterarumque ignari[69], qui à ce stade ne seraient pratiquées que par des guérisseurs, et qui surtout ne seraient pas appréhendées et perçues comme deux savoirs clairs et distincts.

Voici ce qui transparaîtrait chez Pline : l’existence d’une époque où la pensée collective ne différencie pas magie et médecine en tant que deux méthodes issues de systèmes de pensée contradictoires mais n’y voit qu’une seule et même science qui a pour but de guérir les plaies tout en réconfortant des esprits inquiets. Il s’agirait donc d’un seul et même système où justement les contradictions se simplifient.

Ces hypothèses sont étayées par plusieurs écrits de Lévi-Strauss, notamment Le sorcier et sa magie[70]. Ainsi, dans le cas d’une cure par un shaman « à la différence de l’explication scientifique, il ne s’agit pas de rattacher des états confus et inorganisés, émotions ou représentations, à une cause objective, mais de les articuler sous forme de totalité ou de système ». Cette analyse correspond bien aux contradictions qui trahissent chez Pline ces restes de pensée archaïque, c’est pourquoi il refuse de trancher la question des amulettes ou des remèdes dont le fonctionnement comme l’efficacité restent irrationnels, c’est à dire en contradiction avec les outils propres à une démarche scientifique.

 

 

 

     Il existe un autre lien entre médecine et magie. Il s’agit de l’usage des plantes. En effet, si le carmen permet l’action magique, les plantes sont très fréquemment utilisées par les magiciennes au cours de la cérémonie magique ; d’ailleurs « les magiciennes sont toujours, comme les appelle Sophocle, des rhizόtomoi », des coupeuses de racines[71].

 

Les herbes et les mots peuvent se mélanger afin que l’action magique opère.

 

                             Pocula si quando saevae infecere novercae

                             Misceruntque herbas et non innoxia verba [72]

 

Les filles de Minyas adonnées aux travaux de Minerve (le tissage) passent le temps en se racontant des histoires. L’une d’elles hésite alors à dire « comment une Naïade, par une  incantation et des plantes trop puissantes changea en poissons muets de jeunes gens [73]» .

     Il s’agit alors d’une complémentarité entre les deux éléments où chacun porte en lui sa propre puissance. La puissance des plantes et des herbes est mise en évidence quand elles agissent par leur nature même, quand elles sont les seules à agir. Circé transforme les compagnons d’Ulysse par la seule puissance des herbes dont elle les recouvre[74]. Quant à la sorcière de Lucain elle n’hésite pas à dire : « medios herbis praerumpimus annos [75]» ; la puissance des herbes étant ici leur pouvoir de donner la mort quand elles sont ingérées dans des philtres (pocula), à l’instar des herbas letales de Médée[76]. Il faut toutefois noter que parfois le carmen n’est que renforcé par l’efficacité des herbes et de plantes représentées par Lucain comme tirant un certain plaisir et peut-être leur force de l’incantation.

                            

                             Infando saturatas carmine frondis [77]

 

C’est la nature même ici qui semble sourire et se réjouir de ce chant interdit ; « les frondaisons qui se repaissent d’un chant que l’on ne doit pas dire », telle pourrait être la traduction littérale de ce vers. Comme si ces jeunes pousses étaient nourries par la puissance du chant, comme si la vie ne pouvait se prolonger qu’à l’écoute de l’interdit.

 

    

 

     Il reste pour clore cette première partie à se pencher sur deux scènes[78] très courtes du Satiricon dans lesquelles pour guérir d’un même mal, l’impuissance sexuelle, le jeune Encolpe a d’abord recours à la magie puis à la médecine traditionnelle ; ainsi se délimiteront deux méthodes de guérison qui toutefois apparaissent comme complémentaires. Contrairement à Pline, l’érudit, qui évoque les remèdes des mages quand aucun autre n’est efficace ou simplement après avoir passé en revue tous les autres, Pétrone représente son malheureux personnage utilisant comme premier recours la magie et comme ultime secours la médecine, non la magie[79].

 

La principale distinction entre les deux scènes se fonde sur le rite, sa place et son fonctionnement. Dans la première scène, la vieille femme chante un carmen .La place de ce carmen est centrale. Le chant au milieu des gestes indique qu’une force supérieure est invoquée ; le chant permet le lien avec la divinité qui peut, une fois nommée, entrer en action , ou concourir à l’action de la magicienne.

 

 

Pourtant la différence essentielle se fait sur la manière de penser l’action des instruments et des ingrédients utilisés lors de la cure. Si l’on comprend qu’une ortie puisse faire réagir une peau ou une muqueuse, ou que l’introduction d’un phallus de cuir puisse, en simulant un rapport sexuel, provoquer la réaction du patient, provoquer chez lui ce qui permettrait un tel rapport, c’est à dire une érection, il n’en va pas de même dans la première scène.

 

Le but recherché est pourtant bien le même. Mais quel peut-être le rapport entre le lien de fils bigarrés, le crachat, la poussière et l’érection recherchée ? On touche ici au fonctionnement de la pensée symbolique.

Le licium utilisé par la vieille femme est un lien : il peut symboliser la volonté de la femme de lier à elle celui qu’elle veut soigner ; il peut également servir à la guérison de l’impuissance sexuelle d’Encolpe pour créer un lien avec une femme, puisque c’est avec une femme qu’il a perdu ses moyens, sa capacité à faire l’amour.

Quant à l’eau qu’elle fait sortir de son propre corps en crachant, et du corps d’Encolpe en le faisant cracher, elle peut symboliser la fertilité, voire la semence mâle qui jaillit. Elle lui donnerait l’exemple figuré de ce qu’il pourra répéter dès que son mal sera guéri. Mais cracher, c’est expulser de l’eau, peut-être pour faire sortir le mal ; cette eau est remplacée par celle que crache la vieille femme qui lui en marque le front. Il y a échange d’eaux : celle du malade est crachée pour faire sortir le mal, celle de la vieille femme aux propriétés magiques remplace la précédente pour guérir Encolpe. Et dans la terre mélangée au crachat de la magicienne, peut-être peut-on voir le symbole du mélange précisément lors de l’opération magique de la nature, figurée par la terre, avec une surnature figurée par le crachat de la magicienne.

 

Il est une chose claire : la pensée symbolique laisse libre cours à l’interprétation. C’est pourquoi les lignes qui précèdent restent des suppositions pour comprendre le rite et son fonctionnement. Il s’agit d’interprétations assez libres mais guidées par des lois qui expliquent le fonctionnement de la magie. Ce sont les lois de sympathie : les rites et la lecture qu’on en fait procèdent du même au même, du proche au proche, de l’image à la chose, de la partie au tout. Le fonctionnement symbolique des gestes et de leur lecture se trouve donc être ce qui distingue principalement la représentation de la médecine de celle de la magie. La pensée magique peut donc être définie comme le fait d’appréhender et d’expliquer le monde grâce aux résonances de signes et de symboles à l’efficacité surnaturelle, qui apportent des réponses, souvent attendues, aux angoisses qui motivent la lecture de ces signes.

 

 

     Encolpe, devant la perte de ses facultés, plus clairement, puisqu’il n’arrive plus à avoir une érection convenable pour satisfaire sa maîtresse, s’écrie :

 

                             Veneficio contactus sum 

                             « on m’a jeté un sort ! »

 

     Sa première réaction est d’expliquer son impuissance, sa déficience, par une intervention extérieure. Il s’agit là de se disculper. Une force sans doute plus puissante que la sienne, l’a donc, selon lui, rendu impuissant . Une telle réaction suppose une conception du monde où la magie est à l’œuvre, peut frapper n’importe qui, et surtout peut frapper à distance. Mais passer de l’art qui voit dans le mal le symptôme d’un mal intérieur au corps, à l’art qui consiste à déceler dans le mal le signe de quelque maléfice, c’est effectuer un glissement. C’est expliquer le mal non plus par l’intérieur mais par l’extérieur comme si l’irrationnel n’était au final que le refus de l’intériorité au profit d’une extériorité, d’une quête de ce qui ne peut être qu’autre.

 

 

     L’ironie latente de Pétrone envers ces personnages brouille quelque peu les pistes. Mais qui dit ironie, dit distance. Cette distance qu’il prend par rapport à ses personnages et peut-être par rapport à lui même, met en évidence les deux pôles qui forment les extrémités pour penser la guérison : de la médecine à la magie ou de la magie à la médecine ; du scientifiquement observable et démontrable à l’invisible action d’un mal dont la source ne peut être qu’extérieure et auquel on ne peut donner le nom que de maléfice.

     Mais il s’agit également d’une distance sociale. Quand Encolpe parle de maléfice, Circé la maîtresse de Chrysis, lui conseille des médecins[80] et sa première réaction est de se demander si le mal ne vient pas d’elle : elle analyse le mal qu’elle croit avoir fait, comme venant d’elle et non d’une source extérieure. Quant à la servante Chrysis, qui pense parler à un esclave[81] – car Encolpe usurpe une identité, elle propose une toute autre explication du mal. Le lieu regorgerait de sorcières.

     Apparaît donc un fossé entre la manière de penser et d’expliquer le monde de la matrone et la manière dont pour sa servante s’explique le phénomène qui frappe Encolpe, plus exactement dont il se croit frappé. Ainsi, quand les maîtres parlent de medicus, là où ils voient dans le mal un morbus, les esclaves parlent de sagae ou d’anus et voient dans le mal le signe d’un veneficium.

    

     Pourtant ces distinctions théoriques ne sont pas aussi nettes dans la pratique ; de même qu’un glissement social est possible, une attitude contradictoire face à la guérison l’est aussi. Si les affranchis se sont arrachés à l’esclavage, et que de pauvres ils sont devenus parfois extrêmement riches, la pensée magique, qui peut trouver un terreau dans les bas fonds de l’antiquité, semble ne pas pouvoir quitter ceux à qui Fortuna a souri. Car la pensée magique ne quitte pas quelqu’un ; elle est consubstancielle à la civilisation que décrit Pétrone. Il se trouve toutefois des nuances et certains personnages font plus que d’autres appel à la magie pour expliquer le monde et son silence. La pensée magique est réponse à la question pourquoi quand celle-ci n’admet pas de réponse rationnelle. Une telle affirmation, cependant mettrait la magie du côté exclusif de l’irrationnel, alors que la pensée magique, c’est à dire penser le monde avec comme donnée première, voire comme catégorie de la pensée, la magie, c’est accepter au sein de la logique et du rationnel un lieu où justement ni logos, ni raison ne sont à l’œuvre, où magicus, carmen et veneficium deviennent les expressions sémantiques privilégiées pour dire ce domaine obscur dont les mots et le raisonnement sont presque exclus. Une fois qu’est posé ce recours à l’extériorité, alors le discours peut reprendre ses droits.

                            

« La cure met en relation ces pôles opposés, assure le passage de l’un à l’autre et manifeste dans une expérience totale, la cohérence de l’univers psychique, lui-même projection de l’univers social [82]».Tel est l’avis de Lévi-Strauss à la fin de son analyse d’une cure pratiquée par un shaman. La pensée magique nécessite que la magie soit une catégorie de la pensée collective, un fondement de l’entendement social, ce par quoi une société peut penser et appréhender le monde. Et cette place de la magie, à laquelle on peut tenter de fuir en se réfugiant dans la pratique d’autres arts ou rapports au sacré peut-être plus efficaces, est sans doute avec cette fuite en avant ce dont se moque Pétrone. C’est en cela que l’ironie qui vise ses personnages, le vise peut-être lui même sous forme d’auto-ironie, et vise avec lui nombre de ses contemporains. Ces hommes de plain-pied dans la pensée magique se livrent un combat interne et intime contre leur croyance, c’est à dire contre eux-mêmes, d’où le rire de Pétrone.


[1] Virgile, Enéide., IV, 474-503

[2] Sénèque,  Médée, 570-576

[3] Pétrone, Satiricon, 129-131

[4] Ovide, Métamorphoses, VII

[5] Lucain, La Pharsale, VI, 333-830

[6] Odyssée, XI, 181-196

[7] Lucain, op. cit., VI, 425-430

[8] Hubert & Mauss, Esquisse d’une théorie générale sur la magie, Paris, 1902-1903, repris dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1973, pp.1-141

[9] Fritz Graf, La Magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Belles Lettres, 1994, pp. 31-73.

[10] Encore convient-il de noter un déplacement, puisque l’interprétation des rêves était pour les Anciens tournée vers l’avenir, le songe étant considéré comme prophétique, tandis que la psychanalyse y voit la résurgence du passé. Cf S.Freud  Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 3ème leçon, pp.36-39 ; notamment p.37 « Je n’ai du reste jamais rien constaté qui confirme la valeur prophétique d’un songe. »

[11] Platon, Les lois, 10, 909 b

[12] F.Graf, op. cit., pp. 36 et 40

[13] F.Graf, op. cit., p.50

[14] Cicéron, Contre Vatinius, 14, in Discours, vol. XIV, texte établi et traduit par J.Cousin, Paris, Belles Lettres, 1965

[15] F.Graf, op. cit., p. 51

[16] Henri Janne, « Magiciens et religions nouvelles dans l’ordre romain », in Latomus, 1937, p.37-56, III « Expulsion des magiciens »

[17] Dion Cassius, XLIX, 43, 5

[18] Jérome, Chronique, Migne, 27

[19] Marcel Le Glay, « Magie et sorcellerie à Rome au dernier siècle de la République », in Mélanges J. Heurgon, Ecole Française de Rome, 1976, p.525-550

[20] Sénèque, Questions Naturelles, IV, 7, 2

[21] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XVIII, 17

[22] Cours dispensé en Sorbonne en 2002 par Mme le professeur Fruyt, ; Ernout-Meillet Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4ème édition, Paris, Klincksieck, 2001, p.100-101

[23] Graf, op.cit., p.53

[24] John Scheid, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le droit religieux dans la cité antique, Rome, 1981, pp.117-171

[25] Alain Moreau, « Petit guide à l’usage des apprentis sorciers », in La Magie. Actes du colloque international de Montpellier, Tome I, 2000 

[26] Pline l’Ancien, H.N., XXVIII, 21

[27] Caton, De l’agriculture, 160

[28] Graf, op. cit., p.55

[29] Anne Marie Tupet, « La magie dans la métamorphose d’Arachné. Ovide, Métamorphoses, VI, 135-145 » in Journées ovidiennes de Parménie, Bruxelles, Latomus, 1985, pp.215-225

[30] Virgile, Bucoliques, VIII, 101-102

[31] Apulée, Apologie, 54

[32] Apulée, Métamorphoses, II, 29

[33] Georges Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, 1957, coll. Folio, p.53

[34] Marcianus, Institutiones, 14, Digeste, Mommsen / Krueger, in Corpus juris civilis, I, 195410, reprod. Dublin / Zürich, 1966, XLVIII, 8, 3.( Il s’agit de la référence que donne F.Graf p. 275, note 61)

[35] idem, L, 16, 236

[36] Alain Moreau, « Petit guide à l’usage des apprentis sorciers », in La Magie. Actes du colloque international de Montpellier, Tome I, 2000 

[37] Marcel Le Glay, « Magie et sorcellerie à Rome au dernier siècle de la République », in Mélanges J. Heurgon, Ecole Française de Rome, 1976, p.525-550

[38] Fritz Graf, op.cit., p.59

[39] Marcel Mauss, op. cit., p.14

[40] Apulée, Les Métamorphoses, II, 30

[41] Ibid. ,   « Quod eodem mecum vocabulo nuncupatur »

[42] Sénèque, Médée, scène 1, Imprimerie nationale, coll. « Le spectateur français », trad.de Florence Dupont

[43] Sénèque, Médée, v.8-9, Paris, Belles Lettres, 1996

[44] Lucain, la Pharsale, VI, 732

[45] Voir sur ce rapprochement les pages de Fritz Graf, encore une fois remarquables, op.cit , chap. IV  « Comment devenir magicien ? - Les rites d’initiation .»

[46] Apulée, Métamorphoses, II, 21 ; III, 18

[47] Pline l’Ancien, H.N. , XXX, 51

[48] Ovide, Métamorphoses, VII, 98 «  Creditus accepit cantatas protinus herbas »

[49] Voir IIème partie, dans le chap. II, « Des peuples de magiciens », pp. 49-51

[50] Horace, Satires, I, 8, 25

[51] Odyssée, X, 138-139

[52] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, coll. Tel, Gallimard, Première partie, chap.I  « Stultifera navis »

[53] Apollonios de Rhodes, les Argonautiques, IV, 1669

[54] Ovide, Métamorphoses, VII, 194-195, Paris, Belles Lettres, 1966,  trad. par Georges Lafaye

[55] Charles Segal,  « Tantum medicamina possunt : la magie dans les métamorphoses d’Ovide », in La Magie. Actes du colloque international de Montpellier, Tome III, 2000, pp.45-70, et plus particulièrement p.55.

[56] Sénèque, Médée, 136

[57] Apulée, Apologie, 40, 4

[58] Pline l’Ancien, H. N. , XXX, 98-104. La citation en exergue est extraite du chap.98.

[59] Pline l’Ancien, H. N. , XXVIII, 24 ; « Quoniam etiam mutas religiones pollere manifestum est ».

[60] Pline l’Ancien, H. N. , XXVIII, 5-8

[61] Cours dispensé en Sorbonne en 2003 par Mme le professeur Champeaux.

[62] A. Ernout, « La magie chez Pline l’Ancien », dans Hommages à Jean Bayet, Paris, 1964, pp.190-195

[63] Pline l’Ancien, H.N., XXX, 2

[64] Pline l’Ancien, H.N., XXIX, 5

[65] Sénèque, Epist., 95, 15 « Medicina quondam paucarum fuit scientia herbarum »

[66] Odyssée, XIX, 457

[67] Pline l’Ancien, H.N., XXIX, 20

[68] Pline l’Ancien, H.N., XXIX, 12

[69] Pline l’Ancien, H.N., XXV, 16 ; «  Sed quare non plures noscantur causa est quod eas agrestes litterarumque ignari         experiuntur, ut qui soli inter illas vivant »

[70] Claude Lévi-Strauss, "Le sorcier et sa magie", chap. IX in Anthropologie structurale, Paris, Plon,1958 & 1974, repris en Presses Pocket, pp.191-212.

[71] Anne-Marie Tupet, La magie dans la poésie latine I : des origines à la fin du règne d’Auguste , Paris, PUF, 1976, p.59, in chap.VI, pp.56-91

[72] Virgile, Géorgiques, 126-127

[73] Ovide, Métamorphoses, IV, 49-50     « Nais an cantu nimiumque potentibus herbis

                                                                       Verterit in tacitos iuvenalia corpora pisces »

[74] Virgile, Enéide, VII, 19-20 « Quos hominum ex facie dea saeva potentibus herbis / Induerat Circe involtus ac terga ferarum » ; Odyssée, X, 390-396 : dans ce cas c’est pour rendre aux compagnons d’Ulysse leur apparence première qu’elle les frotte d’un baume aux plantes.

[75] Lucain, la Pharsale, VI, 610

[76] Sénèque, Médée, 269-270

[77] Lucain, op.cit. , VI, 682 ; et 685 « Tum vox Lethaeos cunctis pollentior herbis

                                                             Excantare deos… »

[78]  Pétrone, Satiricon, 128 & 138

[79]  idem,  128-138  ; l’impuissance se manifeste au chap. 128 : « Toto corpore velut laxato »

[80] Pétrone, Satiricon, 129 a) ;  « Negant enim medici »

[81] idem, 126 ;  « Ego adhuc servo numquam succubui » 

[82] Claude Lévi-Strauss, "Le sorcier et sa magie", in Anthropologie structurale, Paris, Plon,1958 & 1974, repris en Presses Pocket, chap. IX, p. 209.