Les Anciens considéraient que certains lieux étaient plus riches en pouvoirs que d’autres. Les pouvoirs magiques étaient pensés comme localisés : ce qui implique qu’il existe une conscience d’un trouble et d’un manque de limites claires de la magie, au point de rattacher à des lieux réels des légendes pour en expliciter les origines et les fondements. Ce sont ces lieux qui conditionnent l’action magique ainsi que son efficacité[1].
La Thessalie représentée par Lucain (La Pharsale, livre VI)
Parmi les lieux de la magie, l’un est particulier puisqu’il est considéré comme le lieu où la magie est apparue. Si aujourd’hui, on dit « Carpates » ou « Transylvanie », on pense « vampire ». A l’époque impériale à Rome, si on dit « Thessalie », on pense « sorcières ». C’est pourquoi il a paru nécessaire d’analyser l’évocation de la Thessalie chez Lucain, qui précède les vers dans lesquels il représente l’évocation des morts par la sorcière Erichto.
Au vers 333 du livre VI de la Pharsale commence la description de la Thessalie. Or, dès le v.343, la description du pays tel qu’il peut se présenter aux observateurs d’alors, devient description du pays tel qu’il a pu être autrefois. Lucain plonge dans l’histoire de la contrée, dans une histoire qu’il nous présente comme mythique. Chaque détail devient prétexte à écrire les légendes qui font de ce pays un lieu redoutable mais surtout un lieu privilégié pour les évènements à venir, c’est à dire pour ceux à écrire. Décrire ce lieu serait donc une cause alléguée pour écrire bien autre chose.
Qui dit prétexte, dit ce qui a déjà, par avance, été écrit. Car Lucain nous renvoie à la mythologie. A ces lieux plus ou moins connus de Grèce, il attache des histoires tirées de la mythologie. Il laisse clairement apparaître, en multipliant les références à l’envi, qu’un récit peut entourer chaque élément à décrire ; dire qu’un lieu est pour Lucain un prétexte, c’est dire que chaque lieu a une histoire, que chaque élément à décrire est une histoire à écrire. Il s’agirait d’une transcription d’éléments pré-existants dans la mémoire collective. La description ne serait alors qu’un motif, et son contenu ne serait plus qu’une structure permettant de faire fonctionner un réseau référentiel .
Il ne peut s’empêcher de donner, pour chaque fleuve, le récit qui lui est propre : l’Evenos est « maculatus sanguine Nessi », un autre « tuus, Oeneu, / Paene gener ». Le procédé va jusqu’à élider le nom du fleuve en ne donnant qu’une référence à son histoire : « avectae pater Isidis ». Autant de références qui nous échappent et rendent la lecture de Lucain si difficile.
Or étonnamment à partir du v.369, les références mythologiques cèdent la place aux détails très concrets. Les noms propres ne sont plus que le nom des différents fleuves ; dans le texte édité, il n’y a donc plus que le nom des fleuves qui ait la majuscule. Au v.370, Lucain donne l’explication étymologique du nom du fleuve Anauros « nec tenues uentos suspirat, Anauros » - nom qui signifie en grec « sans brises », comme s’il y avait volonté d’attirer l’attention sur le nom que l’on donne aux choses dont on parle. Et voici qu' au v.375, c’est le fleuve Titaresos lui-même qui se soucie apparemment du nom des fleuves qu’il traverse. « Solus, in alterius nomen cum venerit undae », car si l’on traduit sans rendre l’hypallage, cela donne « Seul, lorsqu’il rencontre le nom d’un autre fleuve »… L’auteur porte une étrange attention à faire entendre l’importance du nom qu’on donne aux choses qu’on rencontre…
C’est à ce moment précis que Lucain écrit ce que la rumeur lui rapporte, ce bruit qui court :
« On rapporte que ce fleuve prend sa source dans les marais du Styx »
Il n’en est pas sûr. Personne d’ailleurs ne l’est. C’est pourquoi il écrit « fama est ». Le mode d’énonciation change : on quitte le discours direct. Les mythes que l’on raconte ne bénéficient pas d’un tel procédé. Il y aurait un doute sur la possible existence d’un lien entre le monde des vivants et le monde des morts ; par ailleurs son procédé semble révéler de la prudence devant une telle affirmation. Est-il faux de dire une telle chose, ou est-ce dangereux ?
Comme si, pour Lucain, les
mythes et la possible existence d’un passage entre le tangible et le monde
intangible n’étaient pas sur le même plan. Parler des limites du monde des
vivants revient à révéler les limites de ce qu’il est possible de dire
directement et sans précautions. La mythologie, et surtout les mythes qu’elle a
pour objet, seraient de l’ordre du certain, du sûr ; ils seraient presque
rassurants. Mais ce vers, lui, n’a rien de rassurant. C’est une ouverture
directe vers les Enfers qu’il décrit. Et c’est pourquoi il semble nécessaire
d’utiliser les procédés qui viennent d’être décrits pour amener le récit. Ces
procédés littéraires sont la condition de la représentation de la magie en
littérature. Ils répondent à la nécessaire retenue qu’il y a à pratiquer un art
défendu et à affirmer la possible existence d’un lien, d’un lieu entre le monde
des morts et celui des vivants.
Un des fleuves qui arrosent la Thessalie, découle donc des marais Stygiens. Voici là une première indication tendant à montrer que l’eau est facteur de liaison : la terre, présentée comme celle de la sorcellerie, est ainsi reliée directement au monde infernal. « Le fleuve qui l’arrose y prend sa source, apportant à la terre et à ses habitants un courant chargé de forces ou de connaissances mystérieuses venues du monde des morts [2]». Cette eau porte en elle l’inconnu, puisque c’est dans un lieu inconnu qu’elle trouve sa source. La seule chose à peu près certaine, c’est que là se trouve l’entrée, ou une entrée, des Enfers. Il existe là un passage. C’est dans ce lieu précisément, dans ce carrefour entre les deux mondes, qui est lui-même carrefour de croyances et de conceptions du monde, que Lucain représente sa sorcière à l’œuvre.
Les scènes de magie se trouvent souvent représentées dans des cimetières, qui apparaissent comme le lieu privilégié où les sorcières pratiquent leurs rites. C’est dans un ancien cimetière qu’Horace présente Sagana et Canidie, les Esquilies étant devenues à cette époque un lieu sain[3]. « Avant que des jardins ne fussent aménagés, se trouvaient, dans la partie orientale de l’Esquilin, les Puticuli, puits creusés dans le tuf, où l’on jetait les cadavres des misérables ou des condamnés [4]». Pour Jobbé-Duval, les Esquilies étaient tout à la fois un cimetière et un lieu d’exécution pour les condamnés[5].
Dans les tombeaux reposent les corps des morts, et les cimetières, mêmes anciens et désaffectés, sont riches d’ingrédients, pour concocter des philtres.
…ossa legant herbasque nocentis [6]
Les herbes qu’utilisent les sorcières ont la particularité de pousser dans les décombres. Ce sont des herbes ‘‘rudérales’’ qui « se complaisent sur des sols à forte teneur en nitrate, c’est à dire copieusement enrichis en détritus humains et animaux [7]». Et il en est ainsi des Solanacées vireuses, telles la Belladone, la Mandragore, la Jusquiame et le Datura.
Mais ramasser des os, c’est vouloir être en contact direct avec la mort à travers un bout de cadavre. Et c’est cela, surtout, qui explique le choix d’un tel lieu. Les cimetières sont la porte vers l’autre monde. Les corps y reposent. Les déranger signifie déclencher leur colère. Et leur esprit courroucé, devenu malfaisant, se met à rôder autour des sépultures et à poursuivre les profanateurs. Cette conception du repos des morts et de leur colère en cas de trouble, se retrouve chez Pétrone où Trimalcion demande à ceux qui lui survivront « ne in monumentum meum populus cacatum currat [8]», car un tel irrespect ferait de lui un esprit mauvais.
Pourtant pour les sorcières, qui sont des ψυχάγωγοι, c’est un bénéfice que de troubler les morts, car justement elles savent commander aux âmes. Déranger les morts leur donne une puissance incomparable : la puissance des morts, les forces de l’autre monde.
Ces croyances étaient assez ancrées dans l’univers mental romain pour que Suétone lui-même, rapporte après la mort de Caligula qu’« il est bien avéré que dans l’intervalle, des spectres inquiétèrent ceux qui gardaient ces jardins, et que dans la maison où il succomba, toutes les nuits furent marquées par quelque manifestation terrifiante, jusqu’au jour où elle fut elle-même consumée par le feu [9]». Il s’agit de préciser que Caligula a été assassiné et que son corps a été enseveli dans les jardins dits de Lamia, alors que son corps n’a été que partiellement brûlé. Ce qui est à noter, c’est que la mort a été violente : saevus finis. C’est une des conditions pour qu’un mort devienne malfaisant. Et si les sorciers commandaient d’une façon générale aux morts, ils pouvaient plus aisément évoquer les esprits errants et malfaisants, ceux qui en raison de leur genre de mort, n’avaient pas trouvé le repos. Ils ne figuraient pas parmi les « quiescentes animae ».
Quand Erichto hante les cimetières à la recherche de cadavres qu’elle pourra sauvagement dépecer[10], elle exerce sa violence contre les corps morts. Elle n’hésite pas à fouetter d’un serpent vivant le corps du défunt qu’elle veut interroger[11].
Et c’est grâce à ces bouts de morts qu’elle peut mettre en mouvement le monde et les dieux malgré eux. La vie magique qu’Erichto donne aux choses est celle qu’elle a pris à d’autres. Elle devient alors une meurtrière. Elle tue afin de pouvoir récupérer des ingrédients sur les corps qu’elle aura elle-même enlevés à la vie. La mort aussi est bafouée, puisque c’est contre son gré qu’elle emporte ces âmes.
Par ailleurs, autour du corps à moitié brûlé se mettent à tourner les esprits malfaisants, les umbrae, que Henri Ailloud traduit par « spectres ». Cela peut s’expliquer par la présence de sang qui, comme dans les Enfers, attirerait les morts. En effet, c’est quand il fait couler le sang noir que les ombres apparaissent et approchent Ulysse[12]. Si le lieu du meurtre est hanté par l’esprit de Caligula car sa mort a été violente, celui de sa sépulture ne peut être un lieu de repos, ni pour lui, ni pour les vivants, car le corps n’a pas été entièrement brûlé, c’est à dire détruit par le feu. Ainsi se dessinent l’univers des morts et les représentations mentales qui lui sont inhérentes. Le surnaturel est à l’œuvre dans les lieux où une violence entraînant la mort se produit, mais également dans les lieux où la violence s’exerce envers les morts.
Lieux de mémoire
La mémoire que suscite un lieu est une des conditions nécessaires au succès du rituel magique par la mise en condition qu’elle permet.
Chez Pétrone, la scène où Encolpe rencontre la vieille femme que lui amène Chrysis, a lieu exactement au même endroit où, la veille, le jeune homme a perdu ses moyens ; c’est à dire où il s’est cru frappé d’un maléfice [13]. Et ce lieu ne peut que susciter chez Encolpe l’angoisse qui l’a saisi la veille. Cette mémoire de l’échec face à une femme rendue inaccessible par cet échec même, ne peut que lui rappeler que l’accès à la réussite nécessite un remède à la mesure et de la nature du mal dont il se croit atteint. Au maléfice répond la guérison magique. Se trouver à nouveau dans ce lieu de mauvais augure, c’est bien pour Encolpe se retrouver lui-même en ce lieu. En retrouvant ce lieu, il se retrouve lui-même. Cela permet à l’angoisse de renaître, mais surtout à la vieille femme d’accomplir son rite. Car la répugnance à se laisser approcher et toucher ce que Grimal traduit pudiquement par « parties honteuses » et qui n’est rien d’autre que son sexe, le jeune homme la dépasse, et cela, parce que ce lieu de mémoire ne peut que lui rappeler son infirmité. Il s’agit au final de recréer le cadre de son échec pour le vaincre. Cette identité de lieu permet à l’acte amoureux de se reproduire symboliquement par la mémoire qu’il suscite. Et d’un échec cuisant, on passe à une belle réussite, présente pour la vieille femme, future pour le jeune homme ; ce qui montre que la magie, pour opérer et être efficace, nécessite une mise en scène et un conditionnement que ses praticiens ne laissent de mettre en place.
Pour revenir sur le feu qui a manqué pour réduire totalement en cendres le cadavre de Caligula[14], il apparaît qu’il doit détruire le lieu du crime pour que cessent les manifestations surnaturelles. Le feu joue alors un rôle purificateur qui rétablit l’équilibre en détruisant l’endroit où se sont déroulés des actes criminels. La destruction de ce lieu par le feu ramène à un état antérieur au crime ; de la même manière, le feu qui embrase les tuniques offertes à Creüse, la tue dès qu’elle les a portées, et rétablit pour Médée l’état antérieur au crime qu’a commis Jason en la répudiant.
Face aux gardiens des jardins dont le repos est troublé par des spectres, on pourrait supposer que les morts malfaisants attaquent les vivants parce qu’ils leur en veulent, parce que ces morts souffrent dans la mort, comme ils ont souffert lors de leur mort. Les vivants leur rappelleraient qu’eux-mêmes ont été vivants et qu’ils en ont souffert.
On peut également se demander si ces spectres ne tourmentent pas les gardiens des lieux parce que précisément ils remplissent la même fonction. Car les gardiens des lieux font office de gardes du mort. Les spectres, attirés par le sang, deviendraient les gardiens du lieu où repose ce mort qui, en plus d’avoir connu une mort violente, ne connaît pas de sépulture rituelle. Mais que viendraient-ils garder ou défendre si ce n’est une mémoire commune ?
Ils reconnaissent dans ce mort l’un des leurs, et en hantant ce lieu, ils rappellent aux vivants ce qui lui est arrivé, ce qui leur est arrivé. Il s’agirait d’une sorte de reconnaissance des morts entre eux. Ceux qui sont devenus des spectres ont connu cette mort violente ou cette absence de sépulture rituelle. Cette réminiscence, en ce lieu, de ce qu’ils sont, les attire. Car la mémoire fait surgir du néant ce qui était enfoui ; ceux qui, par conséquent, ont été mal enfouis, mal ensevelis, se mettent à hanter ce lieu, qu’ils reconnaissent comme leur. Le lieu d’une sépulture non-rituelle sert donc de porte d’entrée aux morts dans le royaume des vivants, car il est avant tout un lieu de mémoire. Cette mémoire qui exige des vivants qu’ils rendent des cultes aux morts, se fixe en un lieu qui pour les morts devient symbole de reconnaissance. Ils cherchent à être reconnus, mais surtout ils se reconnaissent entre eux, car ils reconnaissent là ce qu’ils ont été : des vivants violentés. Et ce lieu où s’inscrit la mémoire de ces violences, devient celui où le surnaturel est à l’œuvre, où le cours des événements peut être troublé, où les magiciennes trouvent ce qu’elles sont venues chercher.
En mutilant le corps d’un mort, la magicienne obtient des ingrédients pour composer ses philtres, mais crée également les conditions pour que ce mort devienne malfaisant. Car les morts de ce type erraient sans trouver le repos, et sans permettre le repos aux vivants, jusqu’à ce qu’on leur rende les derniers hommages. Il suffisait pour cela d’en retrouver les ossements. C’est le cas de la maison hantée décrite par Pline le Jeune[15]. Une fois les ossements brûlés, les troublent prennent fin, le lieu redevient calme ; ce qui indique que le défunt a trouvé la paix. Il en est exactement de même pour ce qui est des ossements de Caligula : une fois entièrement brûlés par ses sœurs revenues d’exil, les troubles cessent[16].
Il est d’autres types de morts à qui un lieu de repos sur la terre des vivants est refusé. Notamment les noyés en mer, dont l’âme était particulièrement redoutée, au sens où le naufrage révélait une condamnation, la preuve du courroux des puissances invisibles. « Ballotté par les vagues, le corps du naufragé ne connaissait pas le repos, son ombre pas davantage [17]». Etaient également visés par ce rite d’exclusion les suppliciés. On pouvait en revanche agir sur eux au moyen de leur ossements, mais surtout grâce à l’instrument de leur supplice : corde du pendu[18], croix et clous auxquels restaient attachés des lambeaux de chair[19]. Et ces morts qui n’ont pas de lieu à eux où se reposer sont condamnés à errer, à rôder autour du lieu de leur supplice ou du crime dont ils ont été l’objet.
Ce qui est étonnant, c’est de constater que la localisation des morts n’est pas unique pour les Anciens. Si le corps a la chance de posséder un lieu de sépulture qui lui est propre, qui lui a été accordé par la société des vivants, son âme possède une place dans les Enfers. Ces ombres sont celles que rencontre Enée au chant VI de l’Enéide. Or ce qui hante la maison dont parle Pline ou la tombe informelle de Caligula, ce sont bien des ombres. Mais seuls les morts malfaisants semblent revenir au royaume des vivants. Faut-il en conclure qu’ils n’avaient pas leur place dans les Enfers ?
« L’idée de persistance d’âmes aériennes était radicalement différente de celle de la survie de l’âme dans l’obscurité de la tombe ou dans le royaume souterrain de Pluton [20]». Ainsi semblent se mêler deux conceptions de la vie après la mort. La question serait de savoir si les Romains croyaient bien à l’existence des Enfers, comme séjour des morts. Et Cumont de répondre : « s’il est vrai qu’on ne croyait plus, dès qu’on se targuait de quelque culture, aux mythes de l’Hadès hellénistique, il s’en faut qu’eût disparu la foi primitive en un séjour souterrain des morts [21]» . Et sur ce séjour souterrain, règnent les dieux chtoniens, ceux d’en bas. Chez Lucain, on assiste à une synthèse de principes disparates. Il va même jusqu’à placer sous les Enfers un monde sur lequel règne une divinité toute puissante dont le nom n’est pas dit, pour qui les dieux infernaux sont « ceux d’en haut ». Lorsqu’on s’en prend aux dieux d’en haut, on les menace de faire intervenir ceux d’en bas. Lorsqu’ Erichto s’en prend aux divinités infernales, elle les menace de faire intervenir ce fameux dieu habitant des régions plus basses encore que les Enfers. Le bas semble symboliser le pire.
On arrive donc à une sorte de paradoxe. Seuls les morts à qui on a refusé la sépulture reviennent chez les vivants, alors que ceux à qui la société a accordé un lieu précis dans le royaume des vivants trouvent une place dans celui des morts. C’est la société elle-même qui semble créer les morts malfaisants qui viennent la hanter. La tombe, qu’on refuse à ces exclus de la société des morts par la faute des vivants, apparaît comme une sorte d’antichambre de leur habitation permanente, comme un lieu de passage, du monde des vivants au monde des morts, mais peut-être aussi du monde des morts à celui des vivants. C’est une porte ouverte sur l’Hadès lui-même.
Comment donc expliquer qu’on refuse ce passage à ceux qui ont souffert lors de leur trépas, à ceux dont le corps a été mutilé après leur décès, ou à ceux que la justice des hommes avaient condamnés comme criminels, sachant que ce refus fait du mort un être malfaisant et hostile au monde des vivants ? Peut-être est ce précisément pour éviter le pire. Comme si ces ombres seraient encore plus dangereuses et puissantes si elles avaient accès au monde souterrain des autres morts. Peut-être est-ce aussi pour ne pas déranger ces autres morts justement, que les vivants, dans un dernier devoir, gardent près d’eux ceux qui ont troublé leur ordre -celui des vivants- ou qui pourraient le troubler ? Cela permettrait de laisser chez les vivants la violence qui a conduit à faire de certains morts des êtres malfaisants, afin que le lieu, pour l’ensemble des autres morts, soit un véritable lieu de repos.
Quand
les pouvoirs manquent aux lieux
Et si la nature du lieu à elle seule ne suffit pas au bon déroulement de la cérémonie magique, le praticien peut rendre le lieu propice à l’action magique. Erichto donne aux lieux qu’elle habite les pouvoirs hypnotisant de son art. Ainsi, si elle choisit de vivre dans des tombeaux ou parmi les animaux, elle donne à son antre, presque sa tanière, une lueur aux reflets magiques, qui, seule, éclaire la scène. Ce qui permet aux témoins du rite qu’elle accomplit de voir l’action magique, c’est cette lueur magique que la sorcière produit grâce à ses incantations[22]. La magie se met à éclairer la magie. Le regard des personnages ne voit que de la magie ; ce qui leur permet de voir est un effet de la magie de la sorcière. Elle conditionne parfaitement la scène et ses témoins. Sans la magie, ils ne verraient rien. Ils ne sauraient rien. Et le lecteur non plus. Car sans cet éclairage, la scène serait à proprement parler invisible, et ne pourrait être l’objet d’un récit qui donne à voir du spectaculaire. Car le spectacle justement ne serait pas possible. Le lieu ne peut être vu, comme la scène ne peut être lue que sous l’éclairage de la magie, qui de sa lueur permet à la vision d’horreur d’avoir lieu.
C’est ainsi également qu’au chant VI de l’Enéide, la magicienne engagée par Didon répand, sur le lieu où elle va accomplir le rite, une eau censée provenir du lac Averne[23]. Sagana chez Horace fait exactement le même geste. Elle parcourt toute la maison en répandant les eaux de l’Averne[24]. Ces deux scènes se déroulent à l’intérieur d’une maison, qui est un lieu de vie et exige, par conséquent, que le nécromancien le mette en contact avec cette fameuse eau en provenance du domaine des morts. Cette aspersion prépare le rite qui va suivre, mais fait également partie du rite dans son ensemble. On peut même dire qu’elle est un rite à elle seule.
Or il ne s’agit pas d’une purification, mais plutôt d’une mise en condition d’un autre ordre. Les sorcières imprègnent ces lieux qui leur sont étrangers et qui ne sont pas ouverts, de cette eau réputée infernale (les scènes se déroulant à l’extérieur, comme celle du jardin des Esquilies[25], ne nécessitent pas une telle aspersion). L’eau semble avoir pour fonction d’ouvrir le lieu de la cérémonie sur celui dont l’eau a été tirée. Un lien se crée qui ouvre le lieu familier et fermé sur un lieu mythique et ouvert aux puissances infernales.
L’Averne est un lac, presque un marais. Strabon et Dion Cassius l’évoquent longuement et apportent nombre de précisions sur la géographie de la région[26]. Ses eaux n’ont aucun rapport avec les sources vives qui peuvent purifier, même d’un meurtre[27]. On a pu expliquer qu’une source jaillissante ou qu’un cours d’eau emportait le mal en l’entraînant dans son courant. Bachelard estime que la vertu de cette eau réside plutôt dans le caractère vivant que lui confère sa mobilité. « L’eau jaillissante est primitivement une eau vivante. C’est cette vie, qui demeure attachée à la substance, qui détermine la purification [28]». Rien de commun donc avec les eaux stagnantes, presque croupissantes, de l’Averne. Si le rite qu’accomplissent la sorcière engagée par Didon, et Sagana n’est donc pas de l’ordre de la purification, relèverait-il alors de la souillure ?
L’Averne, situé en Campanie, près de Cumes, est entouré de pentes escarpées. Ses abords sont de véritables marécages. Mais ce sont surtout les sources chaudes jaillissantes et rejetant des exhalaisons sulfureuses qui en font un lieu de légende. Car ces eaux, disait-on, tuaient les oiseaux ; d’où le nom d’Averne qui selon l’étymologie antique viendrait de ά –ορνος et signifierait « sans oiseaux »[29]. Il s’agit d’un lieu précis du monde des vivants où la mort semble l’emporter sur la vie, en la rendant presque impossible. S’il tue les oiseaux, qui par les auspices, sont messagers des destins, il peut se trouver propice à une autre manière de connaître la volonté de ces destins, comme la nécromancie. Puisque c’est un lieu de mort, c’est avec la mort que l’on pourra communiquer. Ce passage est avant tout un lieu de savoir où la connaissance interdite qu’est la magie peut être à l’œuvre.
Il ne semble pas possible d’assimiler l’aspersion que pratiquent des sorcières à un rite de purification. Il y a analogie avec certaines lustrations religieuses. « Le geste est identique, mais l’ingrédient est différent . On peut alors penser à un rite inversé – rappelant l’esprit de la messe noire- qui tout en utilisant les gestes de la religion, leur donnerait une valeur contraire et sacrilège [30]». Il s’agit bien d’une mise en condition pour préparer la venue des esprits à évoquer. Le décor se met en place pour que la représentation commence. Les magiciennes mettent ainsi en contact les deux univers : celui des vivants avec celui des morts. Et de même qu’il existe une communication directe entre les Enfers et la Thessalie, qu’on peut considérer comme « le royaume de la magie[31] », à travers le fleuve né des marais du Styx qui, en arrosant la contrée, l’imbibe de tout le savoir, la mémoire et les pouvoirs que possède le lieu dont il vient ; de même, asperger un lieu des eaux de l’Averne revient à créer au milieu du monde des vivants un espace imprégné de l’essence même du royaume des morts, où les divinités infernales, se sentant pour ainsi dire chez elles, peuvent se manifester aux hommes et rendre efficaces les pratiques des magiciens.
Conclusion
Les lieux que les sorcières choisissent pour pratiquer leur art ne sont donc pas le fruit du hasard. Ils sont ce qui permet l’efficacité du rite, par les pouvoirs qu’on leur accorde autant que par la mémoire qu’ils suscitent, en conditionnant les acteurs de la cérémonie magique. Si la magie est une question de limite, puisque « l’interdiction est la limite dont la magie toute entière se rapproche [32]», il apparaît que les Anciens n’ont pas hésité à rattacher à des lieux bien réels ce qui leur apparaissait comme un phénomène manquant de clarté, donnant ainsi des frontières géographiques à un art qui se plaît à mélanger les savoirs, à un art qui, dans le rapport au sacré, est ce que justement la société ne peut encadrer.
[1] Ces pages sont extraites de mon mémoire de maîtrise intitulé La magie en représentation dans la littérature latine d’époque impériale (Ier-IId siècles) sous la direction de Mme le professeur Champeaux. Elles proviennent de la seconde partie dont l’objet est de cerner les rapports entre les conditions de la magie et les mises en condition d’ordre littéraire, c’est à dire entre les techniques de la magie et les techniques littéraires qui servent à les représenter.
[2] Anne-Marie Tupet, La
magie dans la poésie latine, p.20
[3] Horace, Satires, I, 8, 14 « Nunc licet Esquiliis habitare salubribus ».
[4] Horace, Satires, I, 8, Paris, Belles Lettres, coll. Classiques de poche, intro. et notes par Odile Ricoux.
[5] Jobbé-Duval, Les morts malfaisants, Paris, 1924, repris chez Exergue, 2000, pp. 73-85 « Saevus finis ».
[6] Horace, Satires, I, 8, 22
[7] Anne-Marie Tupet, La magie dans la poésie latine, p. 64.
[8] Pétrone, Satiricon, 71, 8
[9] Suétone, Caligula, LIX, 3 «Satis constat, prius quam id fieret, hortorum custodes umbris inquietatos ; in ea quoque domo, in qua occubuerit, nullam noctem sine aliquo terrore transactam, donec ipsa domus incendio consumpta sit »
[10] Lucain, La
Pharsale, VI, 550 « Et
quodcumque iacet nuda tellure cadaver
Ante feras volucresque sedet ».
[11] Idem, VI,
726-727 « … irataque Morti
Verberat inmotum vivo serpente cadaver»
[12] Odyssée,
XI, 36-37
[13] Pétrone, Satiricon, 131, 1 « in
eumdem platanona descendi, etiam si locum inauspicatum timebam »
et 131, 2 « consederam ubi
hesterno die fueram ».
[14] Suétone, Caligula, LIX, 2 « Cadaver eius clam in hortos Lamianos
asportatum et tumultuario rogo semiambustum… ».
[15] Pline le
Jeune, Epist. , VII, 27, 5 « Domus
postea rite conditis manibus caruit »
[16] Suétone, Caligula, LIX, 3
[17] Jobbé-Duval, Les morts malfaisants, Paris, 1924, repris chez Exergue, 2000, pp.60-66 « Insepulti »
[18] Lucain, La Pharsale, VI, 543 ; Pline l’Ancien, H. N. ,XXVIII, 7
[19] Id. , VI, 547 « Insertum manibus chalybem ...»
[20] F. Cumont, Lux Perpetua, p. 81
[21] Id., p. 75
[22] Lucain, La Pharsale, VI, 647-648 «…situs numquam nisi carmine factum / Lumen habet ».
[23] Virgile, Eneide,
IV, 512 « Sparserat et latices
simulatos fontis Averni»
[24] Horace, Epodes, V, 5, 25 « Per totam domum / Spargens Avernalis aquas»
[25] Horace, Satires, I, 8
[26] Strabon, V, 4, 5 ; Dion Cassius, XLVIII, 50
[27] Ovide, Fastes,
II, 45-46 «Ah nimium faciles, qui
tristia crimina caedis
Fluminea tolli posse putatis
aqua »
[28] G. Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, 1942, p.193
[29] Virgile, Enéide,
VI, 242 « Unde locum Grai
dixerunt nomine Aornon »
[30] Anne-Marie Tupet, La magie dans la poésie latine, p. 28
[31] Ibid.
[32] Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale sur la magie, Paris, 1902-1903, repris dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1973, pp.1-141, tout particulièrement « Définition de la magie », pp. 10-17