AVANT 2004
Avant la rentrée 2004, je baignais dans la quiète solitude de ma tour d'ivoire: j'étais le grand chef de l'informatique dans mon biotope, tout passait par moi: montage des dossiers de subvention, décision d'achats, installation informatique des PC ( Personal Computer) après déballage, leur mise en place matérielle, la connexion physique des câbles sur le réseau avec leurs répéteurs puis leurs commutateurs (switch), voire sertir complètement une baie de brassage; un bon tiers de mes cours en français, latin, grec avait lieu dans les salles informatiques dont je gérais, en toute impartialité, bien sûr, le planning. Toute concurrence dégagée par mon investissement de célibataire, j'en étais devenu le Big Brother, incontournable, ainsi que le Henri Dunant:En bon écologiste, je restaurais un PC à partir des restes de deux ou trois, car la résistance du matériel, sous les pattes trop souvent négatives des apprenants, s'avérait relative, je changeais le transformateur quand il claquait avec un bruit sec et une odeur caractéristique de cuivre brûlé: à la fragrance dégagée, je savais si la carte mère avait souffert ou non du court-circuit. Bref, je préférais, à l'instar de Jules César chez Plutarque, «être le premier dans mon petit village que le second à Rome». Toujours aux aguets, en poursuivant la moindre panne jusqu'à sa dissolution finale, je traquais les coupures du réseau en bus car, au moindre coup de cutter en sous-main, chaque PC retrouvait son autonomie, complètement isolé, sans pouvoir imprimer ni utiliser les balbutiements d'internet. Je clamais à tout va, à tout vent: «action, réaction». Même avec la sécurité induite ensuite par le réseau en étoiles...
Cerise sur mon gâteau, j'avais toute latitude, hors de contrôle, en embuscade, pour régler mes comptes avec l'Éducation Nationale: elle avait détruit l'Option Informatique, puis les APTIC (Atelier de Pratique des Techniques de l'Information et de la Communication), puis de nouveau l'Option Informatique, elle m'avait débouté, en toute illégalité, d'un emploi à temps plein au CNED (Centre National de l'Éducation à Distance) où j'aurais pu donner toute ma mesure, je n'avais toujours pas droit à la reconnaissance officielle de mon travail, on m'avait jeté des miettes: une lettre de compliment de mon inspecteur de lettres classiques quand Lutèce, en 1999, se vit retenu par Télérama parmi les 200 meilleurs sites français - ce dont j'avais dû l'informer moi-même, faute de héraut; Nous avions été mentionnés par Le NouvelObs; les collègues nous pillaient sans vergogne, sans renvoyer l'ascenseur sous forme d'une contribution écrite, malgré mes appels, parfois véhéments, à partage. Un désert contributif et administratif. Je donnais libre cours à mon ressenti, c'était du vécu, je taillais dans le vif. Lutèce me servait de chambre d'écho. Je l'avoue, ce comportement de franc-tireur, dont je me réjouissais sans vergogne en toute lâcheté car nul ne pouvait me répondre, compensait ces déceptions.
Ce fut donc d'abord avec scepticisme que je reçus une invitation officielle de mon inspecteur de Lettres modernes à faire partie du Pôle de compétences Lettres, censé promouvoir l'utilisation des TIC (Techniques de l'Informatique et de la Communication) dans cette matière, mais cette réticence fut de (très) courte durée: je m'empressais de lui signaler respectueusement mon acceptation reconnaissante, en toute flagornerie, secrètement flatté par sa démarche. Date prise, il s'invita en propriétaire courtois dans le bureau de mon directeur. Les politesses échangées, au petit comité que nous formions, avec un membre éminent du Pôle, les directeurs (car son adjoint était présent) et moi-même, il tint à faire part de sa surprise: avant de venir, il avait visité sur le net le site de l'établissement dont il avait apprécié la facture ainsi que la multiplicité des approches proposées, quasi encyclopédique, mais il avait ensuite cliqué sur un lien à mon nom qui amenait, sans ambages ni formule de précaution, sur... mon site. Il reconnaissait que mes propos, pour enlevés qu'ils étaient, relevaient du droit à la saine critique, il était sensible à l'humour et au sens de la formule piquante dont tout ceci faisait preuve, mais je devais comprendre qu'il serait mal venu de persister dans cette voie, si toutefois je désirais toujours faire partie de cet aréopage qu'était le Pôle: j'y serais en collégialité avec d'autres et tout ce qui relevait de ma plume acérée engagerait désormais le groupe. Question de solidarité et de cohérence interne. Je ne pouvais critiquer l'EN (Éducation Nationale) et participer en même temps à cette instance, récente certes, mais auréolée du prestige de la technicité la plus pointue. Cette attaque frontale me laissa en rase campagne, elle me prit à revers de façon totalement inattendue car j'avais oublié, au bout de cinq ans, l'existence de cette mine qui m'explosait maintenant à la figure, devant mon directeur qui la découvrait, décontenancé. Monsieur l'Inspecteur triompha, en toute modestie, avec la générosité du vainqueur confronté à la débandade un peu écœurante de son adversaire. En rougissant, fortement, dois-je avouer, je répondis que je comprenais et que le lien serait immédiatement tranché dès la fin de la réunion. Piètre riposte, «compte tenu du temps pour la connexion, plus lente chez nous que dans le Public car nous ne bénéficions pas des mêmes facilités».
Depuis cette journée, mon site a cessé de polluer celui de mon établissement...
Qui osera crier «haro!» sur le baudet?