Derniers confins

 

Vers l'extrême occident du désir

 

 

Dressée sur ses pattes de derrière, la sentinelle demeurait immobile. Ses oreilles pointaient à l'écoute du désert. Seul mouvant dans la chaleur, son museau à la poursuite des odeurs frémissait autour de ses moustaches. Ses yeux affûtés fixaient de leur pupille rétrécie l'extrême de l'horizon. Son pelage aux poils ambrés se fondait, au milieu des pierres, dans l'immensité blonde de l'espace.

Elle n'attendait plus, les pattes de devant pendant sur son torse dru, l'amble des chameaux, le cahotement de leur tête chauve, la lippe de leur mépris pour ce qui n'était que poussière solitaire, trace perdue d'une vie qui subsistait malgré tout, péniblement dépassée dans leur quête, répétée à chaque sommet de dune, du lointain: l'oasis assoupie derrière la barrière de ses palmiers-dattiers qui n'arrêtaient plus la poussée étouffante des sables.

L'oasis? Elle ne l'avait jamais vue, elle n'avait jamais vu l'eau couler entre les dents du peigne en terre, miroitante, avant de se répartir entre les parcelles où elle entourait d'un lac éphémère le socle des troncs. Elle n'avait jamais senti les heures fraîches emportées au fil des canaux ourlés de roseaux sous l'ombre tranchante des palmes effilées par le soleil.

Avait-elle une seule fois croqué une tendre pousse dans la tiédeur du crépuscule? Aurait-elle même senti le plaisir si une baignade nocturne avait assoupli sa peau? Incorruptible, elle ne connaissait que le vide, s'en délectait. Elle se retrouvait dans l'absence, le silence. Jamais l'aboi des chiens ne l'avait arrêtée quand les Seigneurs du désert approchaient de leurs pas lourds et uniformes une étape de leur périple, ni le cri d'alerte des enfants nus se glissant dans leurs cahutes de pisé pour en retrouver l'obscurité, la torpeur maternelles. Les hôtes du soir abandonnaient derrière eux leurs empreintes. Né de la nuit, du néant, le souffle effaçait tout vestige de leur passage, rendait sa virginité au désert. La mémoire des caravanes s'évanouissait dans le vent des sables.

Annoncés par le soleil, les camion poursuivaient la même errance. Elle quittait alors sa guérite et, tout ébouriffée de sa veille, sautillait vers le faîte de sa dune pour mieux saisir le ronronnement de leur moteur. De loin.

Ils ahanaient, patauds, bringuebalaient de chaque tôle disjointe quand le fech-fech s'effondrait sous leurs roues et les emprisonnait. Lentement stoppés, ils s'engluaient tandis que le nuage de poussière qu'ils entraînaient à leur suite retombait sur eux. S'ils se refusaient à temporiser, s'ils voulaient forcer la résistance du sol, leur carcasse vibrante s'enfonçait peu à peu, à la limite de l'ensevelissement. Les conducteurs finissaient toujours par reconnaître leur échec; ils descendaient en pestant pétrir à pleines mains la masse brûlante qui les retenait. A demi-courbés, à genoux même, ils la brassaient sans fin, avec humilité, se ménageaient insensiblement une ligne de fuite. Le sable, enfin complice, donnait prise à leurs paumes. Sous leur patient travail, l'obstacle qu'avait crée leur lancée s'amenuisait. Ils pouvaient réintégrer leur cabine.

Il leur fallait encore lutter, laisser rugir le moteur, sentir le volant trembler. Avec des hoquets inquiétants quand les échancrures des pneus, malgré leur usure, mordaient une plaque dure qui s'effritait sous leurs tentatives. Ils s'éloignaient après avoir payé leur tribut. Avec le désert, ils luttaient à la régulière. Car ils le connaissaient. Une nouvelle ornière dénonçait pour un temps leur défaite, sa profondeur répondait à leur entêtement. Et les camions se succédaient sans parvenir à tracer une voie, une piste qui serait leur esclave. Leurs essieux grinçaient toujours, tendus à l'extrême sur leur dôme de sacs de jute.

Parfois, sur un choc plus rude ou par une chance insigne, une datte forçait les mailles, roulait à terre. La sentinelle la surveillait dans l'attente que le grondement sourd disparût vers le Sud. Pour elle, aucun plaisir n'allait sans le silence, la patience. Et la solitude...

Contractée de désir, elle s'approchait à petits sauts, et contemplait longtemps l'ovale brun qui brillait. Elle le faisait rouler plusieurs fois entre ses pattes, toute palpitante de convoitise. Puis ses dents grignotaient la chair du fruit à petites prises aiguës, en nettoyaient consciencieusement le noyau. Des ondes de jouissance parcouraient son pelage mordoré, elle frétillait d'aise à déguster la pulpe ferme, onctueuse vers le centre. De sa délicate langue rose, elle lissait ses moustaches avant de s'assoupir auprès des reliefs de son festin. Caressée par le vide, elle s'oubliait en un rêve d'éternité.

Un intrus la surprit en pleine délectation alors qu'elle léchait la fente sucrée. Elle eut juste le temps de bondir vers son trou en frôlant le sable. A l'abri, elle observa les arrivants: ils avaient quitté leur cabine surchauffée. Le patron, tout faraud, paradait en donnant des ordres inutiles tandis que son mécanicien restait plongé dans les tressautements du moteur. Un trait de vapeur, fusant et sifflant, se perdit vers le ciel. Recroquevillée, elle frémit quand une branche morte, jetée du sommet de la benne, se rompit en multiples tronçons: l'aide préparait la pause du zénith.

Son ombre rétractée décelait à peine sa présence pendant qu'il remuait, au-dessus d'un feu sans fumée, les cubes de viande qu'il venait de découper dans un cuissot boucané par le soleil. Les narines de la sentinelle se plissèrent: une trop longue exposition avait dégradé les chairs. Une piquant odeur de piment la fit tressaillir: le cuisinier délayait dans la marmite des écailles rouges mêlées à des rondelles de tomate, racornies par le séchage et brisées à demi par le transport.

Ses compagnons attendaient, affalés sous le châssis. Les spires de leurs cigarettes se déroulaient dans le confinement torride.

De temps à autre, l'un d'entre eux, chassé par les émanations du gas-oil, rampait vers la lumière. Il se redressait, oscillait en aspirant sans entraves l'air aveuglant où il se perdait. Ses yeux, plissés par leur quête, erraient sur les courbes subtiles de la dune, les caressaient. Il soupirait, ébloui. Tout son corps se détendait sous la chaleur ondulant de ses voiles les contours galbés du lointain. Il s'ouvrait à l'appel du désert pour se fondre dans ses infléchissements, se glisser dans le creux de ses volutes, son immobilité. Son absence.

La sentinelle reposait. L'homme goûtait la griserie de son vertige, il s'unissait à l'incandescence...

Reposé, apaisé, il retournait vers son véhicule, saisissait la gerba dont la peau roulait sous ses mains. En fine cascade, l'eau s'écoulait dans sa bouche, éclaboussait son menton de reflets roses, inondait sa poitrine. Sa fraîcheur le réveillait, il jetait un coup d'oeil vorace sur la marmite avant de rejoindre le groupe de ses semblables.

Le sable commença à bouillonner près du feu en bruissant; il prenait vie, une vie insidieuse qui se gonflait en bulles instantanément crevées, de plus en plus grosses. De plus en plus rapides, elles finirent par se chevaucher, se bousculer à l'intérieur du cercle qu'elles délimitaient: la galette de mil cuisait sous son lit de braise et de sable.

Les hommes s'extirpèrent de leur cache à l'appel guttural du boulanger. La sentinelle regardait la lame d'un couteau glisser sur la croûte, étincelante au milieu de ses marbrures noires. Un bain, dans une gamelle d'émail, élimina les dernières paillettes de mica. L'aide brisa la galette en deux, enveloppa une moitié dans une toile et rompit l'autre en menus morceaux qu'il émietta au-dessus de la marmite.

D'un seul mouvement, il la sortit du foyer, se lécha les doigts. Il plongea dans l'amalgame rougeâtre deux cuillères en laiton. Dans l'ovale étroit des convives, les lèvres se serraient sur elles, elles n'en perdaient rien. Et chacun de mâcher lentement, sans revendiquer son tour, jusqu'à ce que la marmite fût vidée. La sentinelle s'était endormie.

Un claquement de portière la réveilla. En trépidant, le camion toussa, s'ébroua pour prendre son élan. Brusquement, la gangue du sable céda aux instances du moteur; la masse accéléra sans à-coups et s'éloigna insensiblement vers l'horizon en dispersant derrière elle quelques panaches de poussière.

La sentinelle huma l'air avec délice, puis excitation; d'un tas de petites feuilles vertes et brunes se coulait l'odeur de la menthe, distillée par le soleil. Elle quitta son terrier sans plus languir, vint enfouir son minuscule museau noir dans l'humidité dont elle avait tant rêvé: elle s'en gorgerait, sentirait la douceur humecter sa bouche, avant que le vent de sable n'ait tout emporté. Tout érodé.

Elle allait cueillir une gouttelette de thé blottie au creux d'une tigelle quand ses oreilles se tournèrent vers le nord: un bruit nouveau dans le désert. C'étaient des mugissements déchirants qui, à peine perçus, s'enflèrent démesurément. Ils l'enveloppèrent de leur stridence. Tétanisée, elle voyait un monstre bariolé de couleurs criardes se jeter droit sur elle. Deux barres étincelantes striaient sa mâchoire dressée sur deux roues.

Au point de rupture, à l'ultime moment, elle ferma le yeux, le choc d'un souffle la bouscula, le cri furieux et rageur décrut brutalement, disparut derrière sa dune.

Un brouillard de poudre noyait tout, s'infiltra derrière ses paupières. A demi-aveuglée, en clopinant, elle parvint à se réfugier au fin fond de son réduit, toute tremblante. Les feuilles tentatrices s'étaient volatilisées sous l'impact d'une jante nickelée, les restes du foyer gisaient, éparpillés à l'entour.

Les battements de son petit coeur résonnaient encore à ses oreilles lorsqu'un deuxième rugissement augmenta. Dans un craquement, l'entrée du terrier explosa, un éclat de pierre frappa son museau. Elle couina de souffrance atroce, et bondit vers sa dune. Vers le soleil.

Vers sa vie elle s'enfuyait en éparpillant des gouttes de sang sur le sable. Des cloques de fumée grasses tachèrent derrière elle la pureté minérale des derniers confins.

C'était une sentinelle dans le désert.

 

 

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